La Duchesse et le philosophe de Noël Burch Ce maso de Jean-Jacques rencontre une aristocrate qui sait se défendre… La Duchesse et le philosophe Conte moral chez Pasquin, éditeurs, Paris, 1798 Une dame de la cour de Louis XV, la duchesse de G..., mariée trop jeune à un roué décati, obtint, après quelques longues années et par la grâce de Rome, la séparation des corps et des biens : l'individu s'était révélé un scélérat dont les mœurs dissolues ruinèrent l'innocence d'une jeune fille. Par un esprit pervers de vengeance, cette dame bien née, désabusée mais vertueuse, étonna son monde en se vouant à la débauche. Elle n'avait alors que dix-neuf ans, mais en paraissait beaucoup plus : ses souffrances l'avaient presque vieillie. Elle se prit à fréquenter nuitamment les tavernes et estaminets de la capitale, ayant pris l'habit masculin. Lequel, sans doute à dessein, ne trompait personne, d'ailleurs, tant le justaucorps moulait une taille d'une finesse exceptionnelle et dévoilait par ses larges échancrures les plus belles cuisses du Louvre, enserrées dans une culotte à pont. Lancée par le Roi, la nouvelle mode de grands talons avantageait les mollets parfaits, coulés dans des bas-de-chausses en soie rêche. Sous une tricorne de feutre, la duchesse conservait sa coiffure-perruque habituelle, mèches claires et courtes bouclées jusqu'au front. Le lecteur imaginera l'harmonie de l'ensemble en apprenant que ses habits de ville étaient l'œuvre du grand tailleur du Roi lui-même. Plusieurs années durant, seule ou en compagnie de sa femme de chambre, Lisette, vigoureux rejeton d'un régisseur des terres ducales, elle-même travestie en laquais, la duchesse eut des aventures galantes dont elle n'avait qu'à se féliciter. Jusqu'à ce petit matin néfaste, dans une ruelle près du marché des Halles, où un corpulent étudiant en théologie, croyant dans son ivresse avoir affaire à deux jolis garçons à son goût, s'enragea de sa méprise au point d'assommer la soubrette et de violenter la dame. Toute autre femme se serait empressée de renoncer à un passe-temps aussi périlleux. Mais la duchesse de G... était un esprit libre, une femme d'une trempe peu commune. Loin de vouloir renoncer à ses plaisirs de noctambule, elle n'eut de cesse d'acquérir les moyens d'assurer elle-même et en toutes circonstances la défense de son bien le plus précieux. Elle se tourna d'abord vers l'escrime, activité de gentilshommes, alors interdite aux roturiers et aux femmes ; mais de tels obstacles s'évanouissent au tintement des écus. En quelques mois, faisant preuve d'une aptitude qui étonna ses maîtres, la duchesse avait appris l'essentiel de cette discipline. Ella avait également conclu qu'en cas de mauvaise rencontre, les rites de l'épée étaient par trop prévenants, et pour les rencontres d'une autre sorte, l'arme trop encombrante. C'est alors qu'elle entendit parler, par la bouche du jeune peintre qui tirait son portrait, d'un certain Hollandais, marchand de tableaux de son état, installé depuis peu non loin du Louvre. Cet homme, apprit-elle, avait longtemps séjourné dans l'île de Deshima, aux portes du lointain et fabuleux empire nippon. Depuis deux siècles, ce grand pays insulaire, on le sait, ne commerce avec l'Europe - fort peu du reste, au vu de ses immenses richesses - que par l'intermédiaire de la Hollande, bénéficiaire de nos jours encore de cet intéressant privilège. Or, de cet Hollandais, un nommé Hans Wouters, on disait qu'il possédait le secret d'une étrange méthode de lutte qui n'était susceptible d'aucune parade, à laquelle était rompus tous les nobles guerriers du Japon. C'était auprès de l'un d'eux, une sorte de banni, qu'il aurait appris leurs secrets, en échange de quelques leçons de peinture européenne (car les samouraïs de ce pays sont gens fort artistes, quel qu'étranges que leurs compositions puissent paraître à nos yeux). La duchesse fit venir ce Wouters dans son hôtel particulier. L'homme s'avéra de petite taille, ce qui étonna chez un représentant de cette robuste race nordique et fit douter des prouesses qu'on lui attribuait. La maîtresse de maison fit mander son laquais le plus puissant et lui intima l'ordre d'en découdre avec cet étranger qu'il dominait d'une tête. Le domestique fit ce qu'on lui dit et malgré sa grande taille, se trouva projeté au sol incontinent, où l'Hollandais le maintint aussi longtemps qu'il le voulut grâce à une saisie puissante qui semblait pourtant n'exiger que peu d'effort musculaire. À la demande de la duchesse, l'expérience fut renouvelée à plusieurs reprises, avec chaque fois la même issue. A observer cette scène drolatique, la jeune dame se résolut sur le champ à se lancer dans l'apprentissage de ces mouvements aussi inattendus qu'efficaces. Elle demanda sans détour à ce Wouters en combien de temps il saurait lui enseigner sa science et quelle somme il lui en coûterait ? Sachant que la dame pratiquait joliment l'escrime, le Hollandais affirma pouvoir lui inculquer sa méthode en moins de six mois. Et il fut convenu sur le champ d'une montante inespérée pour le bonhomme, qui lui permit de mettre la clef sous la porte de sa modeste échoppe le temps de cette initiation étrange, qu'à part lui il dût juger contre nature. L a duchesse se révéla une élève fort douée. Les leçons eurent lieu dans un salon clair, dont on avait retiré les meubles et où l'on avait posé quelques tapis les uns sur les autres pour adoucir le contact avec le sol. Car parmi les malices de Wouters, nombreuses étaient celles qui infligeaient à l'adversaire une chute subite, toujours douloureuse et souvent dommageable pour l'intégrité de ses membres. Ce fut là, pieds nus, dans une informe tenue de lin écru fourni par l'Hollandais, que la duchesse - et Lisette, qui avait obtenu pour prix de son silence de bénéficier des leçons elle aussi - ces deux gracieuses représentantes du sexe dit faible, apprirent à faire tomber un assaillant, à déboîter d'un levier brusque l'une ou l'autre de ses attaches, à lui faire perdre connaissance d'une sèche bourrade sous les cotes ou d'une puissante compression du cou. Elles apprirent bien d'autres choses plus surprenantes encore, telle certaine torsion douloureuse de la main qui provoque aussitôt chez la victime une colique débilitante. Il y eut même des tours dont les conséquences pouvaient être fatales et que l'adepte réservait à ses ennemis mortels. La duchesse argua des responsabilités attachées à son rang pour être seule à les apprendre. Ceci eut le don de vexer Lisette au point que dans les exercices martiaux quotidiens qui l'opposaient à Wouters ou à sa maîtresse, elle se montrait désormais plus brusque et plus cruelle que d'ordinaire. Mais ni le précepteur ni sa noble élève ne s'en plaignait, car c'était grâce à cette mauvaise humeur de sa domestique que la duchesse allait s'aguerrir en vue de dangers réels. C inq mois à peine s'étaient écoulés, quand les deux femmes s'entendirent annoncer un jour par Wouters qu'il leur avait appris tout ce qu'il savait. Et le bonhomme de regagner derechef son échoppe à l'ombre de Saint-Germain l'Auxerrois. La duchesse se le tint pour dit : forte de la confiance qu'elle tirait de son nouveau savoir (et des fréquents compliments de son maître), elle décréta le moment venu de reprendre ses aventures, avec un nouveau piment en perspective : les leçons de l'Hollandais lui avait révélé la joie toute virile des horions ! Ayant eu l'occasion d'observer de près l'habillement des hommes du peuple, il prit fantaisie à la duchesse de se faire confectionner une nouvelle tenue. Plus plébéienne, et donc plus anonyme en ces lieux qu'elle aimait à fréquenter, mais mieux adaptée aussi à une humeur désormais plus belliqueuse. Le tailleur du Roi fut mis à contribution une nouvelle fois et lui confectionna un justaucorps très sobre, toujours bien ajusté à la taille mais plus ample aux épaules. Elle se fit faire aussi des guêtres de cuir, lacées sur les côtés, attachées sous la semelle et remontant jusqu'aux genoux, telles que s'en affublaient les portefaix en guise de bas-de-chausses. S'inspirant encore de tenues de travail, elle remplaça les gants brodés par des mitaines de peau souple, lacées au poignet, tandis que ses nouveaux souliers, dépourvus de fioriture, étaient à la fois plus robustes et plus souples. Le grand soir arriva. Tandis que Lisette s'affairait à la préparation des atours de la duchesse, celle-ci, dans son bain, réfléchissait : ne serait-il pas prudent, pour cette première sortie, de s'assurer les services de sa domestique, chez qui l'enseignement de l'Hollandais était venu décupler la force naturelle des gens du peuple? Dûment informée de cette décision, Lisette témoigna d'une grande reconnaissance. Oubliée la rancune d'avoir été tenue à l'écart du secret des coups mortels, elle se hâta d'improviser un travesti qui complète celui de sa maîtresse. D eux chaises de louage déposèrent discrètement les femme près d'une taverne de la rue Quincampoix. Elles y pénétrèrent avec une bande ne chenapans donc aucun ne prit garde à elles. Voilà qui était de bonne augure. Le lieu était fréquenté par une clientèle bigarrée. Il y avait là de vieux spéculateurs ruinés, venus ressasser leurs souvenirs du temps de l'Écossais, quand ils gagnaient et perdaient des millions en quelques heures au gré des bons de la Louisiane ; il y avait là de jeunes et bruyants apprentis qui apprenaient à tenir leur vin ; il y avait là enfin, sous l'œil cupide de leurs inquiétants protecteurs, bon nombre de filles qui vendaient leurs charmes. Avant qu'un viol théologique n'interrompît ses galanteries, la duchesse avait ses habitudes en ce lieu, dont le pittoresque lui paraissait sans apprêt. Les servantes et quelques vieux habitués accueillirent avec chaleur les deux revenants, admirèrent le goût de leurs nouvelles tenues. Mais parmi les buveurs il y avait aussi des habitués de fraîche date, ou des buveurs de passage, qui ne connaissaient point le couple singulier : à leurs yeux distraits, l'habit fit le moine. Ce qui donna lieu à quelques quid pro quo savoureux. Et à quelques attouchements, dont la duchesse et Lisette ne savaient pas toujours s'ils étaient destinés à la femme qu'elles étaient où à l'homme que dans la pénombre elles semblaient être. La soirée se termina bien innocemment sur quelques promesses de rendez-vous galants. La duchesse se plaisait toujours à retarder l'assouvissement de ses caprices - et Lisette était bien obligée de se plier à cette manie de sa maîtresse. Laquelle suivit ce soir son penchant naturel d'autant plus librement qu'elle comptait pouvoir s'opposer sans dommages à un soupirant trop empressé. Mais la soirée se déroula sans incident. Ce ne fut qu'après avoir quitté, à une heure tardive, la chaleur de la taverne, que nos deux libertines eurent à affronter, pour la seconde fois, mais dans un rapport de forces tout différent, la violence des hommes. Soit l'obscurité de la ruelle, soit les vapeurs de l'eau de vie, nos deux travesties vont être prises pour des hommes tout de bon, dans une stupide querelle de soudards. Il faut savoir que, seule ou accompagnée, la duchesse avait toujours offert au premier regard le spectacle insolite d'un garçon de qualité... mais qui ne portait pas l'épée ! Certes, à ce qu'elle-même appelait maintenant l'époque de son innocence, la duchesse n'aurait su que faire de cet objet encombrant. Et d'ailleurs, cette " faille " de son déguisement était voulue, une manière de souligner la dualité de son personnage qui faisait sa joie. Mais la naïveté de cette vision lui avait été brutalement révélée. Déguisées qu'elles étaient à présent en hommes du peuple, cette absence de marque virile servait leur désir de passer inaperçues. Mais c'était sans compter avec la haine que vouaient aux roturiers des hommes d'armes trop attachés à leurs nobles maîtres, en ce temps troublé d'avant la Grande Révolution. Adonc, trois bravaches ivres au dernier degré, rencontrent dans une ruelle infâme deux silhouettes fluettes et ambiguës, les traitent de femmelettes et vont jusqu'à leur chercher noise : " Ohé jeunes manants, n'avez-vous point donc peur d'une mauvaise rencontre à cette heure tardive ? " La duchesse et sa servante échangent un regard où brillent à la fois l'appréhension et l'impatience d'éprouver leur nouveau savoir. Et pourtant, à l'approche des trois hommes, bien malgré elles et ne suivant en ceci que l'instinct de leur sexe, elles manifestent tous les signes de la détresse féminine. Voilà qui a pour effet de piquer l'ardeur belliqueuse de nos militaires, qui croient sans doute avoir affaire à de jeunes invertis. Le plus gaillard des trois rustres s'avance en roulant les hanches et risque un doigt sous le menton de la duchesse. A-t-il réellement - ou feint-il d'avoir - le goût des garçons, ou reconnaît-il la femme sous le travesti ? Nul ne le saura jamais : la duchesse relève doucement la main pour ne pas éveiller les soupçons de son tourmenteur, puis soudain les doigts qui émergent de leur mitaine de cuir happent celui de l'insolent et le tord de telle savante façon que l'homme, tout jurons et gémissements à présent, ne peut que mettre genou à terre, position dans laquelle la duchesse le maintient sans effort apparent. D'abord interdits, les deux compagnons du malotru se lancent à sa rescousse. Au moment de passer devant Lisette, le premier reçoit une taloche à la cheville, certes un peu sèche mais aux effets disproportionnés à leur cause : il pousse un cri à glacer le sang et s'écroule sur le sol, à moitié évanoui. La soubrette est tout sourires à contempler son œuvre. Quant au troisième larron, il sera reçu à bras ouverts par la duchesse qui profite de l'élan de son adversaire comme elle l'a appris, pivote lestement et fait basculer le soldat par-dessus son épaule de telle sorte qu'il ne peut éviter de se fracasser le crâne sur les pavés (l'imbécile en est mort quelques jours plus tard). Quant à la première victime de la duchesse, il gémit maintenant à ses pieds, suçant le doigt qu'elle a cassé tout net avant de s'occuper de son malheureux compagnon. Le prit-elle alors en pitié ? Un observateur aurait pu le croire. Mettant genou à terre, elle prit sa tête et la serra contre sa poitrine - révélant par là son sexe à sa victime, mais qui sans doute n'en avait cure à l'heure qu'il était - et comprimant vigoureusement du pouce un certain endroit du cou, expédia bientôt l'homme dans les bras de Morphée. Était-ce là un de ces secrets que le Hollandais n'avait transmis qu'à elle ? Lisette, en tout cas, eut moins d'égards pour le troisième homme, et lui porta à la gorge un coup latéral de sa main déployée. Sa victime se mit à tousser affreusement. Des témoins arrivés alors sur la scène virent trois hommes à terre dont un qui perdait son sang par la bouche, tandis que deux silhouettes disparurent vivement au fond de la ruelle. L 'affaire fut connue mais vite étouffée. Dans la bonne société, pourtant, elle sema un certain trouble. Pour les apparences, on hésitait entre l'incrédulité et la tentation d'en rire. Mais beaucoup d'hommes ressentirent secrètement une angoisse inconnue, et bien des femmes une jouissance toute neuve en apprenant que deux " faibles " dames de leur monde eussent pu faire passer de vie à trépas deux soldats et en blesser grièvement un troisième (c'est ainsi que fut rapporté le doigt brisé), le tout avec pour seules armes, leurs mignonnes menottes... À partir de ce jour, la duchesse voulut espacer ses aventures nocturnes, au grand dam de Lisette qui avait pris goût au combat virile - tout comme la duchesse, d'ailleurs, bien que celle-ci naturellement n'en fit rien apparaître. Et elle retourna dans le monde plus souvent qu'elle n'en avait l'habitude depuis quelques années. L'accueil qu'on lui réserva dans les salons fut pour le moins mitigé: on chuchotait à la cour qu'elle avait brisé le crâne d'un homme - un rustre qui ne méritait guère mieux sans doute, mais c'était un soldat du Roi ! Et par les temps qui couraient, n'est-ce pas ?... Voilà du moins ce que se disaient entre eux les hommes, dont la plupart lui battaient froid à présent. Car s'il est vrai que peu de femmes se seraient hasardées en public avec elle, la duchesse bénéficiait néanmoins d'une sympathie féminine discrète qui compensait quelque peu l'hostilité teintée de crainte qu'elle décelait chez tant d'hommes de son monde. A insi passèrent les mois. Malgré les préventions masculines, la beauté de la duchesse lui valut quelques conquêtes passagères. Mais elle se lassa vite des aventures mondaines, elle les avait fuies sans les connaître, mais la réalité confirma ses préventions. Se fut-il jamais assemblé pareil aérophage d'invertis ou d'impuissants qu'à la cour de France ? Ses descentes parmi le peuple viril venaient à lui manquer. Elle se tourna vers la lecture, découvrit Voltaire et d'autres esprits forts de son temps. Elle se rapprocha aussi, selon la rumeur, de sa jolie domestique. La duchesse reprit aussi la pratique du cheval, passion de sa prime jeunesse normande. Cela lui permit de revêtir l'habit masculin qu'elle affectionnait, qui lui procurait en selle d'agréables sensations intimes. Au Bois, sa silhouette altière se détachait parmi tant de femmes en amazone, les jambes pudiquement drapées de sombre, qui toisaient au passage celle à qui " on " tournait le dos depuis la rixe de la rue Quincampoix. Mais beaucoup devaient admirer en secret l'audace de sa tenue d'écuyère : bottes d'agneau brun jusqu'aux genoux, jaquette et culotte moulantes en cuir de suède, elle enfourchait hardiment sa bête. D'étroits gantelets en peau de porc complétaient le costume : d'une main, elle tenait ferme les rênes, tandis que l'autre reposait sur la hanche, comme par défi. C'est ainsi que la découvrit un jour Jean-Jacques, frais débarqué de sa bourgade savoyarde, au cours d'une des longues rêveries errantes dont il était déjà coutumier. La commotion occasionnée dans son esprit par cette rencontre aura pour corollaire le silence sans doute le plus remarquable des Confessions. On sait que ce jeune musicien sans génie, à la veille de découvrir, à trente ans passés, ses dispositions littéraires et philosophiques, était resté toujours très timide avec les femmes. Et la raison en était qu'il avait d'elles une vision qui restera secret de son vivant. Mais même ses aveux posthumes, si francs, dont la publication vient de s'achever, se taisent sur l'épisode révélé ici : la rencontre avec la duchesse de G... Marchant sans y prendre garde le long du sentier cavalier, perdu dans quelque spéculation subtile, il la vit soudain venir vers lui, sculpturale sur un bel alezan qui cheminait au pas. Ce fut certes pas la première fois qu'il s'émut d'une de ces parisiennes excentriques qui prenaient l'habit masculin pour monter à califourchon. Mais aujourd'hui, il s'arrêta net et leva les yeux sans vergogne. Du haut de son cheval, la duchesse, un petit sourire aux lèvres, ne se priva pas d'examiner à son tour ce jeune homme qui la fixait. Ce fut lui qui finit par baisser les yeux devant ce fier regard de femme et ne vit passer devant son nez qu'un éperon qui brasillait au soleil, le bout tremblant d'une badine qui reposait au creux d'un bras gracieux. Mais soudain se firent entendre les sabots d'un autre cheval plus nerveux et Jean-Jacques releva les yeux pour voir un cavalier rattraper au petit trot la monture de la dame, qu'il interpella rudement. Cet homme d'une cinquantaine d'années, encore souple mais aux traits marqués par l'alcool et par la débauche, nourrissait de toute évidence quelque grief envers l'inconnue, dont il avait saisi le bride, puis le bras. Leurs échanges furent à peine audibles, mais pour Jean-Jacques, figé sur place, se sachant indiscret mais ne s'en souciant guère, l'attitude de cet homme respirait, même de loin, un mélange de haine et de brutale concupiscence. En dépit d'une pusillanimité physique certaine, le jeune homme était sur le point de se lancer au secours d'une femme qu'il voyait en détresse. Puis soudain il se produisit là, devant ses yeux, la chose la plus étrange et la plus merveilleuse du monde ; l'homme poussa un véritable hurlement et se pencha dangereusement sur le côté, au point d'avoir à s'accrocher au pommeau de sa selle pour éviter la chute. Jean-Jacques vit alors que l'inconnue tenait presque négligemment dans sa main gantée celle du malotru, qu'elle avait tordue de telle façon qu'il était désormais entièrement à sa merci, toute frêle qu'elle paraissait de sa personne. Elle se pencha, cracha quelques mots inaudibles à l'oreille de l'homme ainsi humilié, et de sa badine le cingla par deux fois le visage avant de lui rendre la liberté de ses mouvements. Battu et mortifié, muet de stupeur, l'homme piqua des deux et repartit au trot, se tenant le poignet meurtri. Mais au bout de quelques pas à peine, il dut serrer la bride à sa monture et mettre précipitamment pied à terre. Tout en se tenant le ventre des deux mains, il courut se cacher derrière quelques buissons. Des badauds trouvèrent la scène amusante. L'inconnue aussi, mais le sourire qu'elle esquissa était pour Jean-Jacques, toujours droit comme un piquet au bord du sentier, plongé dans une sorte d'extase. Elle daigna même lui adresser la parole : " Le spectacle a été à votre goût ? " Mais avant qu'il ne trouvât un reparti qui convint, la dame s'éloigna au grand trot. Le soir même, le jeune homme dîna chez un aristocrate de ses amis, le duc de B..., qui n'eut aucune peine à mettre un nom sur son inconnue du Bois, les détails de l'incident ne laissant guère de doute : il ne pouvait s'agir que de la duchesse de G... " Elle vous aura fait une forte impression... " " Le mot est faible. " " Ah, mon jeune ami, l'idée n'est pas mauvaise, car la dame est seule dans la vie, mais c'est un projet téméraire. C'est une femme facile si l'on veut, mais seulement quand elle veut... Ce n'est pas une boutade. Elle passe pour avoir tué un homme en combat singulier... de ses mains nues... une nuit... dans la rue... Cela paraît incroyable, mais je n'en suis pas si sûr. Je l'ai vue un jour faire tomber lourdement sur le sol un énorme laquais qui lui avait manqué de respect et ce d'un mouvement si rapide et si subtile qu'elle put ensuite reprocher au larbin la maladresse qu'il avait eu d'être ‘tombé tout seul' ! Et l'autre, qui n'avait rien compris, la crut sur parole ! " Les deux hommes rirent de bon cœur des malheurs d'un laquais. Pour avancer la cour du jeune homme, qu'il approuvait - les hommes du monde sont toujours inquiets de voir une belle femme libre de toute attache - le duc proposa à Jean-Jacques d'être son invité lors de la prochaine soirée de la duchesse, sous prétexte de faire valoir ses talents de musicien. On imagine sans peine l'état d'âme de notre philosophe en herbe, franchissant le seuil de la belle demeure où logeait alors, non loin de l'Hôtel de ville, celle dont la beauté et l'exploit athlétique l'avaient enchanté au Bois. On sait par les Confessions qu'à plusieurs reprises dans sa jeunesse, Jean-Jacques eut affaire à des femmes par lesquelles il désirait d'être rudoyées, de se soumettre à leurs caprices, de se prosterner à leurs pieds ou que sais-je encore, mais que sa fantaisie ne se serait jamais traduit en actes. Or, ce fut pourtant le cas, et à plusieurs reprises, lors de la brève série de rencontres qu'eurent lieu entre lui et la belle duchesse de G..., dont le lecteur de ce récit comprendra bientôt l'absence du déjà célèbre ouvrage. Mais ne devançons pas notre propos. La duchesse apprécia à sa juste valeur le toucher de clavecin de son invité et le prit à part pour lui faire parler de lui. Ce qu'il fit avec cette virtuosité un peu timide qui lui était coutumière. Mais si heureux qu'il fut de briller pour une duchesse, Jean-Jacques voulait surtout que celle-ci lui parlât d'elle. Quand il fut parvenu à ses fins, son franc-parler l'étonna. " Vous voyez ces hommes, ceux qui viennent encore à mes soirées, c'est un peu par habitude, et aussi un peu par gourmandise, car j'ai un excellent cuisinier et ma cave est bien garnie. Mais ils me haïssent tous autant qu'ils sont, ils viennent ici surtout pour le plaisir de se moquer de moi derrière mon dos et dans ma maison. " Prévenu par le duc de B..., Jean-Jacques ne s'étonna pas de ces paroles amères, mais prétendit douter de leur sincérité, car il en voulait savoir plus long. " Si, si, si... Ils me haïssent... Mais derrière cette haine, il y a surtout de la peur. Ha ! je n'ai pourtant jamais levé la main sur aucun d'eux... " Jean-Jacques trouvait que ce pronom sonnait de façon étrange dans sa bouche, comme si c'était bien contre " eux " qu'elle eut voulu perpétrer quelques outrages. Il fit celui qui ne comprend pas, et c'était à la duchesse de s'étonner, avec plus de sincérité que son interlocuteur. " Mais enfin mon bon ami, je ne me trompe pas : c'est bien vous qui étiez au Bois il y a de cela huit jours quand j'eus l'occasion de châtier comme il le mérite ce scélérat à qui pour mon malheur on m'a mariée toute jeune fille ! " Flattée qu'elle se rappela de lui, Jean-Jacques tomba en même temps des nues : cet homme qu'il avait vu humilié par l'émouvante amazone n'était donc autre que ce mari dissolu, responsable, selon la rumeur publique, du désolant cynisme de la duchesse ! " Alors si haine il y a contre vous, " admit-il, " cet épisode l'aura décuplé : cet homme est certes indigne mais c'est un des leurs, et ils ne peuvent que trop facilement s'imaginer à sa place : humilié ainsi devant le monde... et par une femme ! Et qu'il ait dû ensuite... enfin... C'était votre... geste aussi qui... ? " " Eh, oui ", fit-elle en souriant. Mais elle regarda avec un nouvel intérêt l'auteur de cette observation pénétrante. " Et vous, Monsieur Rousseau, n'avez-vous pas peur de moi, vous qui avez pu observer de près ma façon de traiter cet homme ? Ceux-là ", et elle fit un geste méprisant en direction des invités qui écoutaient à présent un violoniste médiocre, " ne connaissent mes talents que par ouï-dire. " Jean-Jacques, toujours attentif aux mouvements profonds de son âme, réfléchit sérieusement à la question de la duchesse. Puis il fit une réponse de Normand : " Oui, je crois en effet que si j'avais l'intention de vous conter fleurette, j'y réfléchirais à deux fois... " " Mais vous n'avez pas cette intention... " Si c'était nouvelle une question, le futur philosophe l'esquiva. " Et les femmes ? Elles vous détestent aussi ? " " Répondez-moi donc : est-ce que je vous fais peur ? Là, maintenant ? " " C'est que pour le moment je ne me sens pas en mesure de vous répondre, Madame. Veuillez m'en excuser... ". Il se tut alors, mais son regard quitta le jardin et les convives pour rencontrer les beaux yeux de la comtesse. " Cependant, il est vrai que... " " Que quoi, Monsieur Rousseau ? " Il prit alors le parti de la franchise, sans se soucier des conséquences : " Il est vrai que cet après-midi au Bois je me dis que passé le désagrément du moment, un homme qui eut subi une telle humiliation de la part d'une femme aussi belle eusse pu éprouver également, après coup, quelque... volupté, peut-être. " La duchesse rit aux éclats, ce qui attira sur elle le regard de quelques convives : rire ainsi n'était plus dans les habitudes de la maîtresse de la maison. " Comme c'est joliment tourné ! Décidément, mon jeune monsieur, vous avez d'étranges idées. Cependant, et même si vous n'avez point l'intention de me conter fleurette comme vous le dites si gentiment, il ne me déplairait pas que vous me rendiez visite bientôt - je reçois tous les mardi, de cinq à sept heures du soir, les rares personnes qui m'honorent encore de leur amitié. " Et sur ce, elle se leva et lui tendit la main. Jean-Jacques la prit et la porta à ses lèvres avec une ferveur à peine contenue. Si la duchesse s'en aperçut, elle n'en fit rien apparaître. Mais ce soir-là, au coucher, elle s'en ouvrit à Lisette. " Crois-tu, " demanda-t-elle à sa soubrette, d'une voix songeuse, " qu'il y ait des hommes qui puissent nous aimer pour les violences que nous pourrions les faire subir ? " À quelques heures d'intervalle, le rire de Lisette fit écho à celle de sa maîtresse. " Mais madame, vous vous moquez ! Ils nous fuient ! Ils nous craignent, ils nous détestent ! " Et pourtant elle devint pensive à son tour. " N'empêche qu'il y a deux jours au marché, un apprenti m'asticotait d'une drôle de façon... Même qu'il voulait que je lui montre. " " Quoi donc ? " " Mais... enfin, comment j'ai fait... cette nuit-là... vous savez bien... " " Et alors ? " " Et alors rien, j'ai passé mon chemin, vous pensez bien ! Mieux vaut oublier tout ça, c'est vous qui me l'avez dit ! Il voulait sûrement se moquer comme les autres". La duchesse ne répondit rien, mais en attendant le sommeil, elle ruminait les paroles du jeune musicien. Il n'était guère son type d'homme, mais il lui avait fait rêver... Q uinze jours s'écoulèrent avant que le jeune Rousseau ne trouvât le courage de repasser la porte cochère de cette grande dame à qui il entendait bel et bien " conter fleurette ". Un billet avait annoncé sa visite en ces termes : " Serait-ce présomptueux de prendre notre rencontre pour celle de deux âmes sœurs ? Je n'ai que trop tardé à honorer votre aimable invitation et compte y remédier dès demain soir. Votre fidèle serviteur. " Il trouva la duchesse entourée de quelques amies qui, aussitôt après les présentations d'usage (" Monsieur Rousseau, un nouvel ami... peut-être ", susurra-t-elle), se retirèrent, dûment prévenues par avance. Dès qu'elle se retrouva seule avec Jean-Jacques, la duchesse confia : " Recevoir votre aimable billet était chose agréable pour une personne qui connaît autant que moi les rigueurs de l'ostracisme ... " " Madame, je suis certain que vous exagérez l'hostilité qui vous entoure. Après tout, une femme a bien le droit de se défendre. " Elle sourit et dit d'une voix basse : " Je me demande si vous êtes aussi naïf que vous voulez me le faire accroire. Vous savez bien que les hommes dans notre société - sans doute dans toutes les sociétés - gardent pour eux le droit d'exercer la force physique et qu'une femme qui ose employer de la violence contre l'un d'eux se met irrémédiablement dans son tort. " Le jeune homme fut interloqué. Quelles étaient donc ces idées-là ? " Avez-vous lu les romans de Mademoiselle de Scudéry ? " poursuit-elle. Ce fut maintenant au tour de Jean-Jacques de rire aux éclats. " Et pourquoi riez-vous ? " " Mais c'était une folle ! Vous connaissez sans doute les pièces que le grand Molière a consacré à ces dames... " La duchesse se tut. Au bout de quelques instants elle se leva, lui tourna le dos et alla à la fenêtre. Elle se tut encore pendant de longues minutes, puis se retourna enfin vers son visiteur. " Une remarque que vous m'avez faite l'autre jour me donna à penser que vous ne partagiez pas les idées du commun sur la faiblesse supposée naturelle et nécessaire des femmes... " Jean-Jacques resta interdit. Puis : " Vous voulez dire... lorsque je me suis demandé si... des hommes pouvaient ... " " ... prendre plaisir à être battus par une femme, " compléta la comtesse. " Mais c'était aussi à moi que vous le demandiez... Et je ne vous ai point répondu... Mais en admettant qu'il existe cette sorte d'homme, ne croyez-vous pas qu'il serait en contradiction avec lui-même s'il voulait perpétuer la sotte notion de l'infériorité des femmes ? " Elle se leva et lui tendit la main d'un air lointain. " Merci de votre visite, cher Monsieur, votre esprit me plaît et malgré vos préjugés d'un autre âge, vous serez toujours le bienvenu chez moi. Pour l'heure, cependant, vous m'avez quelque peu vexé et j'ai moi-même peur des conséquences possibles de mes mauvaises humeurs. Croyez que j'aurais plaisir à vous recevoir lorsque vous aurez réfléchi davantage à ces graves questions. " Q uinze jours durant, Jean-Jacques ne sut que faire. La duchesse lui avait fait forte impression, et il ne croyait pas lui être indifférent. N'était-ce ses idées excentriques qu'il associait à l'aristocratie la plus décadente : ces pauvres Précieuses avaient bel et bien succombée au ridicule - et puis il n'avait nullement envie d'en discuter avec une femme à qui il faisait la cour ! Certes, de par le monde policé il y avait des femmes intelligentes, généralement fortes laides, du reste, cela venant compenser ceci. La religion de Jean-Jacques était faite depuis longtemps : l'homme, lui, n'est " homme " que dans l'amour, le reste du temps c'est un être pensant et agissant qui n'a pas de sexe ; tandis que la vocation même de la femme est d'être femme à tous les instants de sa vie : amante, épouse, mère. Il y avait, il en convint, des bas-bleus séduisants, telle cette duchesse qui le fascinait... Mais elles auraient beau acquérir, comme dans le cas tout à fait exceptionnel de cette femme, des ressources physiques égales ou même supérieures à celles d'un homme - bien que ce mari bafoué ne fût pas de la première jeunesse, se disait-il, tout en sachant qu'il était de mauvaise foi car les pauvres soudards avaient été, eux, dans la force de l'âge ! - elles auraient donc beau, ces quelques femmes, acquérir un tel pouvoir, ces exceptions ne pouvaient que confirmer la règle. Pourtant, et quoiqu'il en fût de tous ces beaux raisonnements, chaque fois qu'il pensait à cette femme et à ses prouesses, il éprouvait des sentiments pour lesquels, une fois n'était pas coutume, il n'avait pas de mots. Ces réflexions ne calmèrent point son esprit tourmenté et le lendemain même, la duchesse reçut du jeune musicien une longue lettre où celui-ci lui fit part de ses plus plates excuses, reconnut son arrogance, admit ses contradictions intimes et bien d'autres choses encore. Enfin, il la pria de bien vouloir le recevoir le surlendemain à l'heure habituelle. La duchesse répondit promptement qu'elle était disposée à le recevoir mais dans huit jours seulement, car elle s'absenta pour la semaine. Ce qui était d'ailleurs parfaitement inexact : elle voulait que ce jeune homme " mijote dans son jus " comme disent les Anglais. H uit jours plus tard, Jean-Jacques piaffait d'impatience en attendant l'heure où il devait à nouveau être reçu par la duchesse. Il avait préparé ses arguments, il avait tout prévu, mais ne tenait nullement à la brusquer et se préparait à écouter le plus attentivement qu'il put ses idées - tout en étant certain de pouvoir la persuader de leur fausseté, de lui faire voir le caractère fondamental des dispositions biologiques voulues par la Nature... et par Dieu. La duchesse lui fit dire par sa femme de chambre - que Jean-Jacques trouva charmant, mais sans pouvoir oublier sa complicité supposée dans la mort des soldats - que sa maîtresse l'attendait au salon jaune. L'aimable soubrette lui en indiqua le chemin. En entrant dans la pièce, il crut s'être trompé de porte. " Excusez-moi, Monsieur, je croyais trouver la duchesse... " Celle-ci rit aux éclats, se leva et fit une sorte de pirouette, faisant admirer son déguisement. Jean-Jacques avait déjà vu des femmes en habit d'homme - au bal masqué, par exemple - mais jamais une femme du monde habillée en... portefaix ! Culot de coton, guêtres lacés, mitaines de cuir. Quel spectacle étrange. " Vous m'avez pris pour un garçon, n'est-ce pas ? Telle fut aussi l'erreur de ces ‘malheureux militaires' comme on dit dans le monde... S'ils avaient su mon sexe, croyez-vous qu'ils se seraient attaqués à moi de cette façon ? Le viol leur eut sans doute mieux convenu, comme jadis à un jeune séminariste, n'est-ce pas, qui lui n'avait rien d'un soudard ! Sauf que c'était un homme... et voué, qui plus est, au célibat ! C'est là une des meilleures idées de l'église, le célibat, mais il ne réfrène guère la violence des hommes, même parmi ceux qui portent la robe. Vous connaissez sans doute cette histoire-là aussi, je sais que l'on ne parle guère de moi sans la rapporter. " Jean-Jacques en convint et mit toute la compassion appropriée à l'évocation de cette triste péripétie dans la vie d'une femme. " C'est d'ailleurs à cause de cet évènement que j'appris à me battre... " Nous y voilà, pensa Jean-Jacques. " Vous n'avez jamais cherché à vous venger de celui qui... ? " " J'y ai songé, j'ai même fait faire des recherches... Et puis, le croirez-vous, cher ami, j'en suis venu à me dire que ce n'était peut-être pas contre cet homme en particulier que devait s'exercer ma vengeance, mais contre tous... Et alors, comme vous êtes très nombreux..." Elle sourit. " Tous les hommes ? Tous ? Même moi ? " Il rit jaune. Elle lui fit face, les mains sur les hanches : " Et pourquoi pas ? " Il protesta, d'un ton mi-plaisant, mi-sérieux : " Mais Madame, je ne vous ai rien fait ! " Elle sourit et dit à voix basse, confidentielle : " Mais ne voudriez-vous pas m'avoir fait quelque chose ? " Il feignit de ne point comprendre. " Quelque chose pour laquelle je pourrais envisager de vous punir ? " précisa-t-elle. Et devant son silence : " Vous rougissez, Monsieur. " Jean-Jacques quitta son fauteuil : " Je crois Madame que je dois me retirer. Il me semble que vous avez à mon égard des intentions... " " Vous ne vous trompez peut-être pas, mais je ne puis vous laisser quitter cette pièce tant que nous n'en avons pas fini avec notre sujet. " " Vous prétendez me retenir ici contre ma volonté, Madame ? " demanda Rousseau, qui trouva convenable de se montrer indigné (mais le timbre de sa voix démentait ses paroles). " Vous m'avez compris. " Et effectivement cette femme troublante, silhouette à la fois androgyne et plébéienne, vint se placer entre Jean-Jacques et la porte du salon, les bras croisés sous sa poitrine rebondie, les jambes plantées de part et d'autre de son corps avec un air de défi qui était tout sauf féminin. " Vous ne sortirez de cette pièce que lorsque je le voudrais. " En lui-même, Jean-Jacques se sentit écartelé : s'incliner devant cette femme et l'entendre jusqu'au bout, ou affronter la violence dont il la savait capable. Le plus étrange, le plus inquiétant étant que ceci l'attirait davantage que cela. Et cependant, il se rassit. " Bien, Madame je vous écoute, ... " " Mais je n'ai rien à vous dire, Monsieur... Simplement, quelque chose à vous montrer... " " Et quoi donc, chère Madame ? " Mais aussitôt, il se releva presque par instinct et mit son fauteuil entre la duchesse et lui-même, car celle-ci s'était mise à marcher droit sur lui d'un pas résolu. Elle s'arrêta devant le meuble. Lui avait honte de son esquive maintenant, et cherchait à la faire passer pour un jeu, mais la duchesse n'était pas dupe : elle avait compris sa peur et semblait s'en délecter. " Voulez-vous que je vous montre comment je fis passer le goût du pain à ce soldat ? " Jean-Jacques s'efforça de conserver son aplomb. " Vous y tenez ? " " Pas vraiment... Mais je tiens à vérifier votre hypothèse. " " Laquelle, s'il vous plaît ? " Pour toute réponse la duchesse releva vivement le bras et, du bord de sa paume ouverte, le gratifia d'une manière de chiquenaude près du col, tout en poussant une curieuse exclamation. La conséquence de ce coup peu violent stupéfia Jean-Jacques, car il perdit aussitôt toute sensation dans son bras droit, qui pendit inerte. " Vous retrouverez l'usage de ce bras dans une heure ou deux, mais figurez-vous que ce n'est pas cela que je voulais vous montrer, mais bien ceci. " Elle mit sans vergogne la main sur la partie la plus intime de son anatomie, et il put constater, en même temps que la duchesse, qu'il n'était pas resté indifférent à la tournure prise par les évènements. " Quelle sorcellerie m'avez-vous donc fait là ? " s'indigna-t-il de toute sa mauvaise foi, en se frottant vigoureusement le bras insensible, imaginant que sa colère pût annuler la découverte embarrassante de la dame. " Peu vous chaut ce que je vous ai fait. Mais rassurez-vous, je n'ai rien d'une sorcière. Il s'agit bien là d'une science de l'anatomie, bien digne de notre siècle de lumières, que moi-même et Lisette, ma femme de chambre, apprîmes naguère auprès de certain Hollandais. " " Un Hollandais ? " fit-il confus. Mais déjà la duchesse ne l'écoutait plus, elle était occupée à choisir dans sa bibliothèque certain ouvrage qu'elle lui présenta derechef. " Voilà, Monsieur... Lorsque nous nous reverrons - et c'est moi qui vous manderai - nous bavarderons au sujet des idées de cet auteur .... (féministe masculin de l'époque : cf. Geneviève Fraisse). Et je vous ferais peut-être voir d'autres tours à ma façon, puisque nous savons tous deux maintenant qu'au fond de vous-même... n'est-ce pas ? ". Sur ces entrefaites, elle sortit de la pièce. Et ce fut heureux pour l'amour-propre de Jean-Jacques car, pour la première fois de sa vie sans doute, il était resté sans voix. Plus encore que par l'ankylose débilitante de son bras, il se sentait humilié de ce que la duchesse eût mis le doigt sur son émoi - lequel, d'ailleurs, ne le quittait plus. De la main gauche, il reprit son chapeau et quitta l'hôtel sans rencontrer âme qui vive. R ousseau se vit désormais pris dans un cruel dilemme : cette femme extravagante l'avait bouleversé. Qu'elle fit un usage de la violence tout à fait inconvenant chez une personne de son sexe, ne put certes que choquer son entendement. Mais celui qui allait être l'un des grands esprits du siècle qui s'achève, ne put que se rendre à l'évidence que lui prodiguaient ses sens : les mystérieuses connaissances de cette femme et sa propension à s'en servir contre la gente masculine qu'un homme indigne l'avait fait haïr, firent d'elle la femme la plus désirable qu'il eut connue jusqu'alors. La duchesse le reçut à nouveau en tenue masculine. Il s' en plaignit. " Madame, je vous avoue que je vous trouvais plus à mon goût quand vous portiez des robes. " Elle s'amusa de son audace. " Et si je ne tenais pas à être ‘à votre goût' Monsieur Rousseau ? Vous aurez cependant peut-être l'occasion de me revoir ‘en femme' lorsque vous aurez satisfait à certaines de mes conditions... Avez-vous lu ce livre ? " " Mais bien entendu, Madame, " répondit-il avec une pointe d'arrogance, " d'ailleurs je connaissais déjà certaines idées de ce monsieur, dont je crois savoir qu'il passa quelque temps à Charenton... " La duchesse eut alors un étrange sourire, on eut dit de compassion. " Monsieur Rousseau, vous savez sans doute que la plupart des femmes, même les plus spirituelles, acceptent de la part des hommes sarcasmes et condescendances de la sorte en abaissant les yeux. Que diriez-vous si, à la différence de mes faibles sœurs, je voulais vous en punir. Vous savez que j'en suis fort capable, n'est-ce pas ? " Et elle s'approcha d'un pas, puis de deux, souriant à peine, les bras ballants. " Madame, fit-il, sévèrement, je vous défend de me toucher. " Et il eut le réflexe de lever la main... Qu'arriva-t-il ensuite ? Il ne le sut. Mais il eut affreusement mal au poignet et se retrouva à genoux, le bras inexplicablement tordu derrière la nuque. " Ah, Madame la duchesse, lâchez-moi, cela suffit ! Je ne reviendrais plus ici ! Vous me faites mal ! " Et soudain il eut moins mal et put disposer du membre qu'elle avait capté avec tant d'adresse. Se tenant le poignet meurtri, il fit mine de se relever, mais la duchesse l'arrêta d'un geste impérieux. " Non, non, mon ami, vous êtes très bien où vous êtes... " Et elle tendit vers son visage jusqu'à le toucher, un robuste soulier de cuir. " Examinez plutôt la finesse de mes chaussures et de mes guêtres. Quoique ayant l'aspect général de ceux que portent les hommes du peuple, ce sont l'œuvre du bottier du Roi et je crois que vous en apprécierez la qualité du cuir et la perfection du travail. " Alors Jean-Jacques sentit sourdre en lui le désir de la reddition, sentiment qu'il éprouva comme à la fois détestable et voluptueux. Pour la première et sans doute unique fois de sa vie, une femme le fit abdiquer pour un instant ses privilèges de mâle et de bourgeois, le libéra d'autorité de ses scrupules, lui permit d'accomplir le rêve obscur qui l'habitera sa vie durant. Il prit dans ses mains tremblantes le pied offert et porta le cuir à sa joue, s'y frottant comme un chat à sa maîtresse, songea-t-il. Il embrassa la pointe, parcourut de ses mains avides les lacets du guêtre jusqu'à sentir sous l'épais tissu le mollet finement musclé... " Voilà qui est plus honnête, n'est-ce pas ? Mais cela suffit pour aujourd'hui " et la duchesse retira son pied. " Vous pouvez vous lever maintenant ". Il s'exécuta et elle tendit la main. Il recula instinctivement mais elle le rassura d'un sourire presque chaleureux. Il se pencha alors et embrassa le bout des doigts et la souple mitaine de cuir aussi longtemps qu'elle voulut bien les lui abandonner. Une fois encore, elle frôla de sa main libre l'enflure de son entrejambe. " C'est très bien mon ami, revenez me voir dans trois jours et nous poursuivrons plus avant cette conversation sur l'infériorité naturelle des femmes. " Une fois de plus, Jean-Jacques ne sut que répondre et ce fut lui qui s'en alla, la tête en feu. Aussitôt soulagé ce grand émoi dans l'intimité de sa chambre, commencèrent pour Jean-Jacques trois jours de raisonnement intensif. Car la duchesse avait mis son mignon doigt chez lui sur un apparent désaccord entre pensée et sensation qui le gênait fort. Apparent ou réel ? Pour l'heure, il ne sut le dire. Depuis que s'était manifesté naguère en lui ce penchant secret à être dominé par les femmes, il en avait fait tout simplement l'un des aspects variés de l'attraction naturelle entre les sexes. Une femme qui vous commande, qui vous frappe joue un rôle, et si ce rôle n'est pas conforme à son essence de femme, ce jeu, empreint qu'il est de l'innocence des rites amoureux, l'est bel et bien. Un raisonnement similaire valait pour l'homme désireux, pour des raisons connues de Dieu seul, de se soumettre à de tels caprices. Mais la séparation ontologique entre l'homme-être-sexué et l'homme-être-universel est telle que celui-ci est toujours mieux à même de distinguer entre sa véritable Nature et ses actes ludiques, mimodrames inoffensifs d'une impossible rébellion contre l'ordre naturel. Mais le danger de tels jeux pour la femme, dont toute l'existence est liée à la nature, à la reproduction de l'espèce et donc aux choses du sexe, était de pouvoir confondre ce déguisement avec la possibilité effective d'aller à l'encontre de son essence. C'était à pareille folie que la duchesse, femme pourtant instruite et nullement sotte, semblait avoir succombé. Mais en dépit de sa propension à la polémique, l'objectif immédiat de Jean-Jacques n'était point de voir la duchesse amender sa façon de voir, mais d'obtenir qu'elle l'accueille dans l'intimité de sa personne. Et puisque cela ne pouvait se faire que selon les règles qu'elle voulait bien édicter, force lui était de modifier son raisonnement, du moins en apparence. Trois jours plus tard il se présenta à la porte du salon jaune, le cœur battant, bardé d'arguments si convaincants qu'il avait finir par y croire lui-même. Mais il fut tout de suite déconcerté, car la disposition des lieux était tout différente que par le passé et ses deux occupantes méconnaissables. Tous les meubles étaient disposés le long des murs. Au milieu de la pièce, sur de beaux tapis persans empilés les uns sur les autres, deux silhouettes couleur écrue se livraient à un étrange ballet guerrier : l'une s'élançait vers l'autre, brandissant un redoutable gourdin, pour se voir projetée d'un mouvement subtile à plusieurs pieds de là... où, par un merveille d'acrobatie qui éblouit le visiteur, elle se retrouva debout sans se faire mal, tel un saltimbanque des rues ! Rousseau eut certes vite fait de reconnaître sous ces travestis disgracieux la duchesse et sa femme de chambre, mais resta interdit devant le spectacle qui s'offrit à ses yeux, lui qui s'était attendu à un rendez-vous galant. Prenant acte enfin de son entrée discrète, la duchesse suspendit les exercices auxquels elle se livrait et vint lui offrir sa main : elle était en nage, ce dont elle s'excusait. Alors qu'il embrassa cette main humide, odorante, Jean-Jacques se sentit pris une nouvelle fois entre répulsion et attirance. Car il vit que la duchesse, et sans doute Lisette aussi, était nue sous cette sorte de blouse en lin, retenue par une ceinture de soie mauve, que toutes deux portaient sur un court pantalon bouffant. Surmontant son trouble, il se lança : " Madame, je viens vous entretenir du sujet qui nous occupe et auquel j'ai consacré de longues réflexions. " "Cher Monsieur, vous m'en voyez fort aise, mais permettez que je continue de m'exercer avec ma Lisette : nos corps sont encore échauffés et il est bon d'en tirer profit. " Alors Jean-Jacques se mit consciencieusement à développer ses nouvelles idées, cependant que les deux femmes poursuivaient devant lui leurs exercices étranges et souvent étonnants, entremêlés à l'occasion de caresses plus délicates que l'orateur, tout à sa démonstration, ne vit point. J'épargnerai au lecteur les détails fastidieux du raisonnement philosophique pour n'en livrer ici que la substantifique moelle. Soit, admit-il : un homme - lui, en l'occurrence - pouvait légitimement ressentir le désir de se soumettre physiquement à une femme. Son tort jusqu'ici fut en effet d'imaginer que ce même homme puisse dans le même temps continuer de considérer la femme comme son inférieur. Car même si cela continue d'être ainsi dans la société et dans la nature, l'homme et la femme créent dans ces moments-là une sorte de contre-société et même une contre-nature érotique où ils peuvent échanger leurs rôles. Certes, ils allaient " contre la Nature ", mais était-ce un crime ? L'homme ne se dressait-il pas sans cesse face à la Nature depuis très longtemps, et ce apparemment avec la bénédiction du Créateur suprême, par exemple en améliorant les méthodes de culture ou en guérissant grâce à la nouvelle médecine écossaise des malades qui eussent été condamnés il y a moins d'un siècle ? Tout à son développement savant, Rousseau se troubla à peine quand la duchesse et " sa " Lisette, ayant terminé leurs acrobaties, prirent une pose langoureuse sur le grand divan. Là, elles l'écoutèrent patiemment, la duchesse poussant la politesse jusqu'à applaudir sa péroraison, mollement imitée par sa camériste. " Approchez " commanda alors la grande dame d'une voix où ne perçait aucun sentiment connu du jeune musicien. Il hésita. Elle sourit. " Dois-je vous envoyer chercher ? Aimeriez-vous cela ? " D'un pas qui se voulait assuré, il obtempéra. La sensation qu'il connut en allant vers la duchesse était, il ne put s'empêcher de se l'avouer, très agréable - un curieux mélange d'humiliation et d'abandon exquis. Il se savait soudain plongé dans cet hétérocosme artificiel, où la femme est forte et l'homme est faible, et dont il venait d'exposer si complaisamment la théorie. Ce fut certes dans l'unique but d'avancer sa cour, mais une partie de son esprit commençait à trouvait ces idées-là presque sensées. À deux pas du divan, la duchesse l'arrêta d'un geste. " Mettez-vous à genoux et apprenez la vraie supériorité des femmes ". Jean-Jacques hésita à obéir en raison de la dureté du parquet. La duchesse, magnanime, lui lança un coussin. A peine fut-il installé dans cette position inhabituelle que la dame avança sa jambe, nue jusqu'à mi-mollet. Jean-Jacques crut n'avoir jamais vu de pied aussi fin. " Je suis en nage, ne voulez-vous pas me rafraîchir de votre langue ? " Et Jean-Jacques de s'exécuter avec ferveur, comme déjà quelques jours auparavant sur le cuir du soulier de cette grande dame. Il pensa à part lui que c'était là une habitude agréable à prendre. La duchesse lui laissait longtemps ainsi son pied droit, puis lui tendit le gauche. Mais peu à peu il prit conscience de tout un fouillis de bruissements, de froissements, de gloussements et de soupirs auquel il n'avait pas pris garde jusqu'ici. Il leva la tête et vit un spectacle aussi charmant qu'ahurissant : Lisette taquinant de la langue l'oreille de la duchesse, caressant de ses mains puissantes le sein surgi d'une blouse béante. Mais la duchesse, ne sentant plus rien d'agréable au pied, ouvrit les yeux et dans un geste d'une vivacité imprévue, lui donna une tape sèche du tranchant de la main sur l'arête du nez : il en vit trente-six chandelles. " Vous n'avez pas fini, cher ami... ", murmura-t-elle avant de refermer les yeux. Or, cette punition douloureuse eut pour contrecoup de " ramener à lui " le futur grand homme. Il se vit dans la situation où il était et il en eut honte. Tout en continuant de prodiguer, sans conviction désormais, les caresses qu'on exigea de lui, il guettait une occasion propice. Il crut ce moment venu lorsque les deux femmes semblaient de nouveau tout à leur plaisir. Il se redressa alors le plus doucement possible... Mais à peine Jean-Jacques eut-t-il fait trois pas en direction de la porte qu'il entendit chuchoter dans son dos et quelques instants après se sentit violemment agressé par derrière : une torsion irrésistible fut infligée à son poignet gauche et une cuisante douleur le saisit au creux de l'épaule droite : il en perdit aussitôt l'usage des deux membres et sa fuite fut stoppée net. Sur un mot bref de la duchesse, il poussa un cri de douleur, fit demi-tour indépendamment de sa volonté et fut propulsé irrésistiblement vers elle. Si aiguë fut la douleur au bas du cou qui soumettait sa volonté à celle de la domestique qu'il était au bord de l'évanouissement et n'était donc guère en état d'apprécier le spectacle offert par " leur " maîtresse : la ceinture s'étant dénouée tout à fait, la blouse baillait largement sur les seins d'albâtre, sur le ventre rebondi. Adossée au divan, les jambes impudiquement écartées, la duchesse toisa Jean-Jacques : " Je suis sûr, cher ami, que vous êtes de l'avis de ces grands esprits de ce temps pour qui l'amour saphique est un idéal, dont le libertin doit s'inspirer. Vous connaissez le succès de librairie de " La Société des Anandrines ( ?) " Il y a quelque temps maintenant que j'observe tout ce qu'il y a de vrai là-dedans... et ce qu'il y a de faux. Mais croyez-moi, c'est le vrai qui l'emporte. Ce serait la preuve, n'est-ce pas, qu'en ceci au moins, les femmes l'emportent sur les hommes... La douleur que vous éprouvez en ce moment est la preuve d'une autre supériorité que les des femmes peuvent à l'occasion exercer sur vous. " Elle hocha imperceptiblement la tête et Lisette desserra l'implacable pression de ses doigts en un endroit sensible de sa clavicule. Peu à peu la sensation lui revint dans ce bras. La soubrette lui tenait encore puissamment le poignet gauche, mais tant qu'il prit soin de ne le remuer d'aucune sorte, la saisie était indolore. " Je vois que ces brusqueries du beau sexe ne vous font plus d'effet ", fit la duchesse avec un regard appuyé. Rousseau rougit. " Et voyez-vous, je crois que c'est maintenant que cela commence à m'en faire à moi. " Elle énonça ce pronom avec une férocité telle que pour la première fois Rousseau eut peur. " Lisette... " dit-elle. La soubrette relâcha sa prise diabolique et d'une bourrade poussa l'homme vers sa maîtresse. La duchesse lui saisit les revers de sa redingote et de façon tout à fait déconcertante se laissa choir sur le dos, appuya sur son ventre la plante de son pied profitant de son élan le fit faire une culbute terrifiante. Sa chute sur le parquet de chêne faillit lui briser le cou, pensa-t-il. Il gisait là, comme un pantin brisé : il croyait tous ses os rompus. Mais soudain Lisette se pencha sur lui et comme pour lui prouver le contraire, lui saisit entre pouce et index la lèvre supérieure, le fit lever comme un ours qui porte un anneau au nez et l'amena devant la duchesse, puis le relâcha. La dame s'avança et lui tendit la main. " Et sur ce, Monsieur, j'ai l'honneur de vous saluer. J'espère que vous avez pris du plaisir à me lécher les pieds, vous le faites très bien, d'ailleurs, et à voir Lisette et moi-même prendre le plaisir qu'aujourd'hui je préfère. Vos dernières expériences ne vous ont pas plu aujourd'hui, mais demain peut-être... qui sait ? C'est vous-même qui me l'avez dit un jour. Je ne pense pas que je ne vous reverrai pas de sitôt car nous comptons partir en voyage. Mais croyez-moi, j'ai pris un très grand plaisir à converser avec vous et à vous inciter peut-être à reconsidérer quelques-unes de vos préconceptions. " Rousseau, interdit, ne put qu'embrasser la main tendue. Sans un mot de plus, la duchesse quitta la pièce avec sa femme de chambre sur le bras. Jean-Jacques s'effondra sur le divan et mit de longues minutes à se remettre de ses émotions et de ses douleurs. Quand il reprit son chapeau et regagna la sortie, il boitait bas. Moins d'une heure plus tard, cependant, on l'accueillit dans une maison close dont on lui avait dit le plus grand bien, où il allait pouvoir se délivrer de la fièvre que la duchesse avait si cruellement fait monter en lui... Était-ce pour se venger d'elle qu'il ne démordra plus jamais de sa notion de l'infériorité naturelle des femmes ? Quant à la duchesse, elle fit un voyage de plusieurs années au nouveau monde, d'où elle envoya un mémoire sur le rôle des femmes de la nouvelle république dans sa guerre d'indépendance. Quand elle regagna enfin Paris, quelques années avant la chute de la Bastille, on l'y avait quelque peu oubliée de sorte qu'elle put mener une vie des plus discrètes. Elle aurait repris ses aventures nocturnes en travesti, aurait fréquenté aussi quelques sociétés secrètes... Lorsque éclata la Grande Révolution, elle prit parti pour les insurgés. Elle suivit les débats de la Convention, fréquenta un club de femmes révolutionnaires, connut Théroigne de Méricourt, dite la Folle, rédigea même quelques pamphlets en faveur de ce que ces dames nommaient " l'émancipation féminine ". Mais hélas, comme tant d'autres aristocrates, pourtant amis sincères de la Révolution, la duchesse sera dévorée par la Terreur. Malgré son âge avancé, on prétend qu'à l'un des soldats venus l'arrêter elle aurait brisé le cou, à d'autres les bras et les jambes, avant de succomber sous le nombre. En montant sur l'échafaud, on dit qu'elle cria " Mort à tous les hommes ! " Mais la vacarme était telle que seules quelques femmes au premier rang de la foule entendirent ces paroles.