La Mystérieuse entièrement corrigée et complétée par Noël Burch Un Fantomas féminin, experte en jiu-jitsu, terrorise le Paris de 1910. LA MYSTERIEUSE : FLIBUSTIERE MODERNE UNE AUDACIEUSE VISITE L'inspecteur Aimé Lécoux de la brigade des garnis venait de casser sa pipe préférée, tant il était de mauvaise humeur. Il avait certes de bonnes raisons de l'être, au premier rang desquelles une femme, celle qu'à la Sûreté et dans la presse on surnommait désormais la Mystérieuse, redoutable souris d'hôtel qui, depuis six semaines déjà, le narguait d'audace en dépouillant à volonté les clients huppés des établissements les plus prestigieux de la capitale. Or, cette diablesse venait cette nuit même d'échapper une nouvelle fois au peloton d'agents qui lui tendait un piège devant une sortie dérobée du Ritz, suite à une dénonciation anonyme par voie de pneumatique. Insaisissable, la Mystérieuse l'était au propre comme au figuré, ayant cette fois encore mis prestement à mal les cinq gendarmes qui s'étaient précipités pour s'emparer de sa frêle personne. C'étaient pourtant cinq costauds, ces gars-là, armés de matraques et de Browning, mais à l'heure qu'il était, tous étaient à l'Hôtel Dieu, souffrant de ruptures de tendons diverses et de singulières lésions internes, incapables de comprendre ce qui leur était arrivé... C'était le troisième incident de la sorte. A la Sûreté, il y en avait même qui chuchotaient des mots comme « sorcellerie »... L'inspecteur Lécoux n'était certes pas du nombre, adhérent de longue date à l'Union rationaliste qu'il était. Mais en fin de compte, se disait-il, cette mauvaise humeur qui venait d'avoir raison de sa pipe était due moins aux échecs répétés à arrêter la dame, qu'aux railleries le visant en sa qualité de fonctionnaire chargé de l'enquête, et ce en des caractères de plus en plus gras. S'étant donné pour prétexte un besoin de fumer, l'inspecteur avait quitté avant l'heure le bureau étriqué sous les mansardes qu'il occupait depuis sa disgrâce, et errait au hasard à présent sur les Grands Boulevards, dans la lumière magique d'un après-midi de novembre. La pétarade des automobiles et le tintamarre de leurs klaxons mêlés au fracas des sabots sur les pavés eurent sur l'inspecteur un effet tonique, les muscles de son cou de taureau se détendirent. C'était un Parisien pur sang, l'odeur de la rue le revigorait toujours. Il entra dans le premier bureau de tabac, fit l'acquisition d'une belle pipe en écume très au-dessus de ses moyens, et se mit aussitôt à la bourrer de sa blague en vue du premier culottage : contrairement à beaucoup de fumeurs, Lécoux aimait le culottage, ce goût âpre et sec. Il avait comme cela des petits goûts pervers... Une demi-heure et deux pipées plus tard, il se sentait plus calme et décida de rentrer chez lui. Place du Palais-Royal, il héla un fiacre, n'aimant guère ni l'odeur ni le bruit des auto-taxis qui se frayaient un chemin périlleux parmi les véhicules plus lents. Calant son corps fourbu sur les coussins patinés, il se rendit à l'évidence : l'impossibilité pour lui de sortir cette Mystérieuse de ses pensées. Elle était devenue son obsession... Pourtant il l'avait à peine entrevue, une seule et unique fois, lors d'un précédent guet-apens manqué : tapi derrière un pilier d'arcade rue de Rivoli, il avait entendu un cri de frayeur dans son dos et s'était retourné juste à temps pour voir un jeune agent s'envoler dans les airs, par-dessus l'épaule de la dame, silhouette fugitive en collant noir qui disparut aussitôt dans la nuit. Bilan : traumatisme crânien et fracture d'épaule pour le malheureux policier - un drôle de costaud pourtant ! Le cheval remontait d'un pas régulier le boulevard Malesherbes et le fiacre pénétra dans la Cité du même nom. D'une tante lointaine, Aimé Lécoux avait eu la bonne fortune d'hériter d'une petite maison dans l'un de ces coins de verdure, tranquilles et secrets, que la Ville Lumière recèle encore en son sein. Lorsqu'il descendit du fiacre et régla sa course, il allait tout à fait mieux : ici il était à l'abri de l'humiliation publique, protégé contre cette dévaliseuse inconnue qui en était la cause. Mais au moment d'introduire sa clé dans la serrure, un petit frisson lui parcourut l'échine. D'abord, tout à ses pensées, il n'en saisit pas la cause... Quoi donc... ? Qu'est-ce ... ? Puis soudain il tressaillit : ces rayures autour de la serrure, étaient-elles bien là ce matin ? Elles n'y étaient certainement pas la veille en rentrant. Machinalement, il releva le basque de sa redingote et empoigna son fidèle Browning. Puis il déverrouilla, une fois, deux fois, et poussa la porte. Tout semblait normal. Il referma doucement derrière lui et avança avec moult précautions dans la pénombre, se sentant un peu ridicule, heureux d'être seul... Mais l'était-il ? Soudain, ses oreilles tendues captèrent un bruit ténu dans son dos, tout proche... Une main légère se posa sur son épaule droite. Il voulut se retourner, mais il était trop tard, la main s'était déjà referma sur sa clavicule avec la force d'un piège à loups : la douleur fut dramatiquement débilitante, le vertige le saisit, sa main armée devint flasque et le pistolet fit un bruit sourd en heurtant le tapis. Il faut savoir que le commissaire était loin d'être un poids plume : 80 kilos de muscles pour 1m82. Et c'était un homme qui savait se défendre. Pourtant, jamais il n'avait connu une telle impuissance : tout le haut de son corps se trouvait mystérieusement innervé par cette compression implacable au creux de son épaule, de sorte que son agresseur invisible n'eut aucun mal à ramener son poignet entre les omoplates et à entourer le membre engourdi de deux bras extraordinairement délicats, mais qui surent exercer un effet de levier implacable. L'affreuse compression à l'épaule avait disparu, mais Aimé Lécoux n'en était pas moins paralysé par la torsion diabolique qui lui succéda. Une voix féminine se fit alors entendre tout près de son oreille, douce, étonnamment cultivée, à la fois séduisante et inquiétante : « Ceci est une prise de jiu-jitsu, inspecteur, c'est peut-être la première fois qu'il vous est donné d'en subir. Sachez que nul n'y échappe et que le moindre effort de votre part se retournera contre vous en luxation, en fracture... ou en pire si je me fâche. » Et il sentit sur la nuque des doigts gantés de peau souple et fraîche, qui devinrent un étau juste sous les oreilles... un voile rouge descendit devant ses yeux et la voix de la femme lui venait subitement de loin : « Cette compression a pour effet de priver votre cerveau du sang qui lui est indispensable, si je l'exerce encore pendant 20 secondes je vous laisse la vie, mais les lésions seront permanentes ... légume à jamais, inspecteur... ». La pression se relâcha et il remonta à la surface. Ces menaces étaient prononcées très objectivement, d'une voix douce et raisonnable. L'inspecteur les crut volontiers et renonça à toute résistance. La femme se mit alors en mouvement, obligeant sans effort l'inspecteur à la précéder dans l'ombre opaque. Il put ressentir, tout contre son bras impuissant, si savamment, si douloureusement tordu dans son dos, la chaleur et le rebondi d'une poitrine de femme. Le bruissement de soie provoquée par le frottement des jambes de sa tortionnaire confirma ses soupçons : qui d'autre que la Mystérieuse aurait pu ainsi l'amener à résipiscence avec une telle facilité ? L'ayant conduit au centre géométrique de la grande pièce, elle libéra le bras meurtri mais le tint encore presque négligemment à sa merci en retenant son pouce replié douloureusement sur lui-même au creux de son gant, cependant que de sa main libre elle s'affaira quelque part au-dessus... Il sentit comme un chatouillement descendre le long de son visage... puis une vive douleur lui qui lui sciait le cou. Il y eut un cliquetis, et il se sentit tiré vers le haut par une force mécanique, contraint de se dresser sur la pointe des pieds. Un déclic final et il se trouvait accroché au plafond dans une position des plus inconfortables. Lécoux paniqua soudain : elle allait donc le pendre ? Ce fut à ce moment-là que la lumière jaillit - cette lumière électrique qu'il était si fier d'avoir fait installer à grands frais l'année précédente - et il la vit, là devant lui, c'était bien la Mystérieuse, celle qu'il poursuivait depuis des mois, venue le défier dans sa propre maison et il était complètement à sa merci ! Son corps était gainé de pied en cape d'une soie noire et matte, et ce collant lui recouvrait aussi le visage et lui moulait le crâne. Seuls étaient visibles deux yeux d'un brillant insoutenable et dont la dureté, si elle jurait avec la douceur de la voix, était en parfaite harmonie avec la violence aussi raffinée qu'impitoyable qu'elle venait de lui faire subir. Ses mains, d'une finesse qui semblait démentir leur force diabolique, étaient étroitement gantées d'un chevreau très souple, tout comme Ses pieds. Il remarqua que les chevilles, tibias et poignets étaient défendus par des chausses et des manchons de cuir, baleinées et étroitement lacées. Enfin, malgré l'inconfort de sa posture, malgré le mélange de peur et de colère qui l'habitait, il ne put s'empêcher d'apprécier les formes du corps de la voleuse, d'une perfection à faire chavirer tout homme normalement constitué. Et il songea en un éclair de lucidité que si sa tenue était sans doute pratique dans sa profession de monte-en-l'air, elle devait lui servir également d'arme, compte tenu de l'effet perturbateur qu'une telle vision de grâce ne pouvait manquer de produire sur les glandes d'un adversaire masculin. « Combien de temps pourrez-vous rester ainsi sur la pointe des pieds, petit inspecteur ? Une heure ? Deux ? ...avant que ce fin lacet ne vous étrangle...» Elle s'approcha de lui, qui était encore trop abasourdi, trop fier aussi peut-être, pour hurler sa peur, alerter les voisins, déjouer ce guet-apens diabolique... Il vit qu'elle tenait dans la paume de son gant une boule de cuir, dont elle entendait sans doute se servir pour lui faire taire... C'est alors seulement qu'il se mit à crier... une seul fois, et très brièvement... Car avec une vivacité stupéfiante, la femme en noir lui porta un « coup en vache », une étrange pete percussion sèche du tranchant de la main sous la côte flottante qui lui coupa le souffle et le rendit aussitôt aphone ; leva-t-il les mains pour se défendre contre son manège, que deux coups semblables visèrent avec la même précision et en rapide succession les deux biceps... et ses bras retombèrent inertes. La science de cette femme faisait peur... Cherchant toujours en vain de l'air, la bouche de l'inspecteur béait commodément, et la femme y introduisit délicatement la boule de cuir, puis appuya sur quelque ressort caché : il y eut un déclic et le « jouet » diabolique lui remplit aussitôt la bouche. Il se sentit obscurément victime d'un viol ! Quelques secondes plus tard, il entendit doucement se refermer la porte d'entrée. Sa visiteuse était partie comme elle était venue, et lui-même allait souffrir une mort atroce ! Et vingt minutes plus tard la mort n'était pas loin en effet, car il commençait à avoir des crampes aux pieds, quand les pompiers, avertis par un message parvenu mystérieusement sur le bureau du capitaine de la caserne de la rue des Dames, brisèrent sa porte et le sauvèrent. Le plus difficile avait été d'enlever de sa bouche cette étrange poire d'angoisse, il a fallu qu'un serrurier découpe le cuir épais au bistouri, l'armature en acier trempé aux cisailles. Deux heures plus tard, à moitié étendu sur son canapé, un policier armé devant sa porte, l'inspecteur se frottait l'épaule d'onguents et réfléchissait à son aventure. Du jiu-jitsu... C'était donc ça ce fameux jiu-jitsu dont on commençait à entendre parler. Quelques-uns de ses collègues s'y étaient essayés, sans grand succès... Mais qu'une fluette femme puisse en devenir à ce point experte que même des hommes entraînés et armés n'avaient aucune chance d'en venir à bout, voilà qui dépassait l'entendement... Et pourtant l'adresse suprême de la dame ne faisait aucun doute, lui-même s'était senti totalement dépassé par l'événement, aussi impuissant qu'un bébé dans les bras de sa mère... La comparaison lui était venue spontanément, et il repoussa avec impatience le soupçon que dans le cauchemar qu'il venait de vivre il pouvait entrer quelque volupté... mais sans parvenir à chasser tout à fait l'image de ce corps gainé de soie noire qui se tenait insolemment devant lui sous le plafonnier de son propre salon, ni encore la douce chaleur d'un sein rebondi, ni surtout la promesse de violence qui brillait au fond de ces yeux-là... LE DRAME DE LA RUE JEAN-JACQUES ROUSSEAU Trois jours plus tard, dans le quartier Saint-Germain l'Auxerrois, eut lieu une agression à la fois burlesque et tragique : deux transporteurs de fonds furent attaqués rue Jean-Jacques Rousseau et une sacoche contenant une forte somme d'argent leur fut dérobée. L'un des hommes est mort sur le coup, l'autre a bénéficié d'une incapacité de dix jours selon les dispositions du nouveau système d'assurances maladie. Dès que son état le permit, le survivant de cet insolite fait divers reçut la visite du commissaire Andrieu, le chef de la brigade criminelle en personne, et ce dans la chambre d'hôpital où il se remettait d'un choc abdominal peu commun, aux conséquences à la fois spectaculaires et sans gravité, mais dont les médecins ne purent cerner la pathologie. « Eh bien, voyez-vous monsieur le commissaire, allez-vous seulement me croire si je vous dis que c'est une bonne femme qui m'a mis dans cet état ? » On sentit sourdre l'indignation. « Oui, Monsieur, une petite bonne femme de rien du tout ! Si elle pesait cinquante kilos tout mouillée, je me coupe la tête ! » L'homme se tut et but une gorgée de la chopine que le commissaire avait cachée dans sa serviette pour tromper la vigilance des infirmières. Au tremblement de ses mains, aux grimaces de douleur chaque fois qu'il remua dans son lit, le commissaire vit que ce transporteur n'était encore remis ni physiquement ni nerveusement de l'agression dont il s'était tiré à bon compte, semblait-il. Si l'affirmation extravagante du blessé concernant le sexe et la corpulence de son assaillant le rendit effectivement sceptique, le commissaire n'en laissa rien paraître : « Comment cela s'est-il donc passé ? » s'enquit-il, cachant son impatience, s'efforçant à la douceur. L'homme vida sa chopine et se racla la gorge, comme un conférencier sur l'estrade. « Eh bien, voilà... Il faut savoir que ce transfert, il n'est pas très long, cinq cents mètres tout au plus, du Crédit Foncier boulevard des Capucines à la grande poste de la rue du Louvre. On le fait toutes les semaines mais, attention ! toujours à une heure différente et en prenant d'autres rues... Alors... comment qu'elle a su, hein ? Comment qu'elle a pu savoir ? Ah, parce que pour ça, elle l'a su, c'est sûr et certain ! Comment c'est-il dieu possible ? » Il s'interrompit, hocha la tête et semblait méditer sur la chose. Puis il haussa les épaules et reprit : « Enfin, voilà qu'on descend la rue J.J. Rousseau, ce pauvre Benoît et moi, et voilà qu'il y a cette femme en grand deuil qui arrive droit sur nous... ». Le commissaire dressa l'oreille : « En grand deuil, dites-vous ? » « Ah, pour ça oui, la robe noire jusqu'aux chevilles et le chapeau avec un voile épais comme on n'en voit plus guère... Ah, et puis des gants noirs aussi, des gants de peau, très beaux les gants, bien ajustés, boutonnés au poignet, j'aime les beaux gants... Bref, on faisait pas trop attention en la voyant venir, vous comprenez, on l'a regardée juste comme ça, c'était une passante, rien de plus, vous comprenez, mais enfin comme la robe était bien ajustée au buste, et elle avait des... vous comprenez, on a quand même vu qu'elle était vachement bien roulée... vous m'excuserez Monsieur le Commissaire. » « Vous êtes tout excusé... mais au fait, mon ami, au fait. » « Oui, Monsieur le com... Il faut vous dire que c'était l'heure du déjeuner et il n'y a jamais grand monde dans ces petites rues à cette heure-là, les boutiques sont fermées, ils sont en train de manger, les gens, vous comprenez. Donc elle avance vers nous, mine de rien et on va se croiser là où le trottoir se fait plus étroit - ça c'est un point important, parce qu'elle s'est sûrement arrangée exprès ! Ah c'est une futée, celle-là, une futée ! Alors donc... comme on va se croiser... moi, je me mets derrière ce pauvre Benoît... » - cette fois, il retint un sanglot en prononçant le nom de son camarade - «... et voilà qu'elle avance gentiment. Je crois même qu'elle a souri poliment sous son voile. Mais lorsqu'elle se trouve juste entre nous, elle a comme un mouvement d'hésitation qui nous trouble un peu, on s'arrête, on est en déséquilibre, vous voyez, ça aussi c'était exprès, même si sur le moment c'avait l'air naturel, et puis cette sale... enfin, cet individu sort de son sac quelques tours que même moi je connais pas, mais alors pas du tout, et j'en ai vu des bagarres et des coups en vache à la Bastille étant môme. » « De son sac ? Elle avait un sac ? » « Non, non commissaire, je veux juste dire qu'elle en savait de ces trucs, quoi... des trucs comme... rien au monde... ». Il baissa la tête, accablé. « Bon, bon, continuez, mon ami. » « Oui alors, c'est moi qu'elle frappe d'abord, très vite et très fort, juste du bout des doigts qu'elle me frappe, en-dessous, rien que du bout des doigts, mais ses doigts elle les tenait drôlement, rigides, croisés un peu... et elle m'a frappé là quelque part, aujourd'hui encore ça fait mal là et là...» touchant l'abdomen sous la cage thoracique « mais sur le coup c'était comme ... je ne sais pas, moi... comme de recevoir une balle, peut-être... non seulement je pouvais plus respirer, mais j'avais l'impression que mon cœur allait éclater et que j'allais vomir, enfin j'étais dans un sale état, j'étais K.O. debout comme disent les boxeurs, ah, mais c'était impressionnant, c'était pas un truc ordinaire, ça je peux vous le dire, parce que ça a duré drôlement longtemps... Toujours est-il que dans l'état où j'étais, vous pensez bien que j'ai pas bien vu la suite, ce qu'elle a fait à ce pauvre Benoît... Mais ce que j'ai bien vu, juste avant qu'elle ne me fasse ce truc du bout des doigts, je l'ai vue faire tomber Benoît, sans même le regarder, elle a juste lancé sa bottine en arrière et l'a frappé au pli de la jambe, et voilà qu'il tombe à genoux. Puis elle m'a réglé mon compte avec ce fameux coup, mais c'est évidemment à Benoît qu'elle allait surtout s'intéresser, parce que c'était lui qui tenait la sacoche, vous comprenez ? Et alors là... je sais plus trop, elle a levé la main comme ça, elle la tenait comme ça, sa main, avec le pouce replié, ça je m'en souviens très bien, c'était quelque chose de très spécial encore, ça se voyait, et alors elle l'a abattu comme une hache, eh oui comme une hache qui s'abat, quelque part dans le dos de ce pauvre Benoît qui cherchait à se relever... Après ça, je pensais - enfin, pour autant que je pouvais penser dans l'état où j'étais - j'imaginais qu'il devait être dans le même état que moi, puisque je savais ce que ça faisait quand cette personne, elle vous frappait... ah la vipère !... Ensuite, elle a sorti une sorte de rossignol de quelque part et elle a vite fait d'ouvrir le cadenas spécial dont seuls les agents autorisés détiennent la clé, etc., enfin vous connaissez la chanson, commissaire... Mais Benoît, malheureusement ... malheureusement pour lui, je veux dire, Benoît c'est... enfin... c'était... un vrai armoire à glace, plus costaud que moi, c'est sûr, et avant que cette garce ait le temps de se relever avec la sacoche, voilà qu'il la ceinture, il était moins sonné que moi !... Or, Benoît, quand il vous tient un homme comme ça, c'est la prise de l'ours, on abandonne ou alors on tombe dans les pommes vite fait, j'ai vu ça... Alors que cette... cette personne-là qui nous a attaqué, elle était toute fluette, c'était un tuyau de pipe, je vous dis, c'était rien du tout !» et l'indignation de refaire surface. Le commissaire laissa passer le moment d'émotion sans rien dire et bientôt le témoin reprit. « Alors là, il y a des gens qui commencent à s'approcher, d'ailleurs il y en a un qui va le regretter, de s'être approché, mais en tout cas moi, qui suis vaguement conscient de tout ça bien qu'à peine conscient, je vous le rappelle, je me dis qu'on va peut-être l'avoir quand même, cette... voleuse. Et c'est alors qu'elle l'a menacé, Benoît, et je trouvais déjà ça bizarre dans la situation où elle était, quelque chose comme ‘Lâche-moi imbécile, sinon gars à toi', quelque chose comme ça, et Benoît, évidemment il ne l'a pas lâché, il allait pas la lâcher comme ça, Benoît, c'était une voleuse, et une voleuse frêle comme celle-là, pourquoi il allait la lâcher, Benoît ?... » Sa voix se brisa. « Mais il aurait dû, ça il aurait dû... il serait encore là. Parce qu'alors... là... ce qu'elle a fait... Vous savez ce qu'elle lui a fait, monsieur le commissaire ? Je l'ai vu, moi, de mes yeux vu ! Elle lui a tordu l'oreille ! » « Tordu l'oreille ? » s'étonna le policier. « Vous êtes sûr ? » « Eh, oui, l'oreille, elle n'a fait que lui tordre l'oreille, elle l'a entourée de sa jolie main gantée, je vois ça d'ici, je reverrais ça toute ma vie, ça donne froid dans le dos rien que d'y penser, elle lui a entouré l'oreille de tous ses doigts et elle y a fait comme une sorte de brusque torsion du poignet, comme on ferait pour tourner le bouton d'une porte, vous voyez, et elle a fait ça une fois dans chaque sens, comme si la porte était fermée à clé » - une note d'hystérie s'était glissée dans sa voix - « et lui, alors, il l'a lâchée... il l'a lâchée tout de suite, mais tout de suite, il a même pas tenu une seconde alors qu'il la serrait vraiment fort juste avant, à lui broyer les côtes, il l'a lâchée et il est tombé sur le côté et il y avait de la bave qui lui est sorti de la bouche... Il a râlé pendant deux, trois secondes... et puis... rien. Comment qu'elle a fait ça ? » L'homme se tut, la tête dans les mains. La voix du commissaire le ramena au présent. « Elle est partie en courant, bien entendu ? » « Pour sûr, commissaire, pour sûr... Mais avant, elle a vite fait de glisser la sacoche sous sa jupe, elle doit avoir un crochet là-dessous, comme les voleuses à la tire. Et alors elle part à la course et qu'est-ce qu'elle court vite celle-là, une vraie championne de la course à pied, malgré cette jupe, mais en fait, elle était fendue, la jupe, on voyait ses bottines et ses bas... Mais il va y avoir quand même ce pauvre type qui lui carapate après, il connaît pas le danger qu'il court, se frotter à une femme comme ça c'est dangereux, il a aucune idée, alors il la ceinture comme ça, par derrière, des deux bras au niveau du cou... Ha ! avec lui, ça a pas traîné, il était plus grand qu'elle mais il faisait vraiment pas le poids, celui-là! D'abord elle avait l'air de retomber en arrière vers lui en s'accrochant à ses bras, et lui naturellement, il la repousse, et voilà qu'elle en profite pour se pencher subitement - elle est d'une souplesse, il faut dire ! - et lui faire passer par-dessus le dos, cul par-dessus tête comme fétu de paille ! C'était presque joli à voir... comme au cirque. Seulement le bruit que sa tête à fait sur les pavés, ça non plus j'oublierai pas... Des agents sont arrivés mais c'était bien trop tard... L'autre était déjà disparue, perdue dans la foule, une voiture qui l'attendait, comment savoir... ah, c'est une maligne et on peut pas dire qu'elle a la main douce... Celui qui a voulu faire le héros, paraît qu'il est pas sûr de s'en tirer... » Abandonnant le transporteur choqué aux soins de ses infirmières, le Commissaire retourna à la Sûreté. Mais au lieu de regagner son bureau à la Brigade criminelle, il monta jusqu'au 3ème étage. Là, au fond d'un sombre couloir, il alla frapper à la porte du petit bureau attribué à Aimé Lécoux depuis son exil à la brigade des garnis, suite à une histoire louche du temps où il dirigeait la brigade des mœurs avec rang de commissaire. Andrieu ne s'entendait guère avec Lécoux, il le trouvait bizarre, fantasque. D'ailleurs depuis que la rumeur s'était répandue de son humiliation personnelle aux mains de quelque rocambolesque souris d'hôtel, sa réputation au sein de la Sûreté s'était rabaissée d'un cran encore. Les moins niais parmi ses collègues pensaient qu'il y avait eu là sans doute quelques jeux de société d'un genre particulier qui avaient... dérapé. « Bonjour, Lécoux, je vais droit au but. Est-il exact que vous êtes à la recherche d'une souris d'hôtel qui serait tout spécialement adepte de cette fameuse lutte japonaise ? Ce... jitsi-ju... dont on entend parler depuis peu ? » « Le jiu-jitsu... Oui, commissaire, cela est tout à fait exact. » « Cette femme, la croyez-vous capable de mettre hors de combat deux hommes lourds, fort et bien entraînés et d'en tuer un... en lui tordant l'oreille ? » « En lui tordant l'oreille, dites-vous ? » « J'ai dit. » Lécoux fit semblant de réfléchir en tirant sur sa pipe éteinte. « Absolument... Mon opinion, commissaire, est que cette femme est capable de beaucoup de choses dont ni vous ni moi n'avons la moindre idée... ». Le commissaire prit une chaise. Cinq minutes plus tard, Lécoux connaissait en détail la mésaventure tragique des deux transporteurs et du courageux quidam, toujours en coma profond. « On dirait que votre souris d'hôtel a changé de métier... et de méthode... ». « En effet... Jusqu'ici, les victimes des vols étaient des gens riches qu'elle dépouillait pendant leur sommeil ou en tout cas à leur insu... Cette affaire ne lui ressemble guère... A ma connaissance, c'est la première fois qu'elle tue... Que donne l'autopsie ? » « Nous n'avons pas le rapport complet, mais pour l'instant le diagnostic semble être une rupture d'anévrisme... » Le visage de l'inspecteur révéla son ignorance. « C'est une petite hémorragie, un vaisseau qui éclate dans le cerveau... Mort ou paralysie... D'après le médecin légiste, c'est l'hypertension artérielle qui en est la cause habituelle, il ne voit pas comment la voleuse aurait pu la provoquer, il ne croit pas que cela puisse être provoqué par un traumatisme qui ne laisserait pas de trace. Or, le cadavre n'en porte aucune ! Lui croit à une coïncidence médicale... Et pourtant, lors de sa dernière visite - les transporteurs y sont tenus tous les ans - cet homme avait une tension absolument normale, il pétait la santé à tout point de vue ». « C.Q.F.D, c'est la Mystérieuse qui l'a tué... en lui tirant l'oreille... Effrayant ». « N'est-ce pas ? ». « Elle a mis la main sur une grosse somme ? » « Enorme... trois millions et demi... à se demander vraiment à quoi on songe pour faire transiter des sommes pareilles à pied dans les rues de Paris ». L'inspecteur était impressionné. « Peut-être a-t-elle eu besoin d'une grosse somme tout à coup ? » « Pour faire opérer sa grand-mère de la cataracte, peut-être ? Vous lisez trop de romans de gare, Lécoux, cette femme gagne déjà très bien sa vie et vous le savez... Mais rien qu'au Ritz le mois dernier... » « C'étaient des diamants fort connus, les découper aurait considérablement diminué leur valeur... » « Tout de même... » « Vous avez raison, cela est difficile à comprendre... Nous ne saurons sans doute la raison de ce revirement que le jour où nous la prendrons... » « Si nous la prenons un jour », conclut le commissaire tout en se levant pour quitter le bureau du disgracié sans autre forme de procès. L'inspecteur resta songeur : comment pénétrer les mobiles de cette femme ? Ce n'était pas une folle, de cela il était certain, il y avait certainement un projet rationnel au fond de tout ceci, ne serait-ce que celui de la simple vénalité, bien qu'à cela il ne crût guère... Car dans la voix de cette femme, il avait entendu quelque chose de plus... délicate, de plus... noble... De cela aussi il était certain ! Un couple d'heures plus tard, avec un a-propos troublant, un petit bleu vint éclairer sa lanterne : « Vous le voyez maintenant, petit inspecteur, non seulement votre propre vie mais celle d'innocents fonctionnaires est entre mes mains - si je le veux, je vous tuerais personnellement où je veux et quand je veux : sans mon message aux pompiers, vous seriez déjà mort à l'heure qu'il est, mais vous pouvez m'être utile. Croyez-moi, je déplore ce que j'ai dû faire à ce trop courageux transporteur et vous assure que sa veuve et ses enfants ne manqueront de rien. Mais il y aurait un moyen pratique de prévenir ces violences, car à la différence de mon père, je ne veux pas spécialement la mort des bourgeois et encore moins de leurs laquais, mais simplement prendre leur argent pour en faire meilleur usage. Je vous donne ainsi rendez-vous cette nuit-même, à l'angle des rues Quentin-Bauchat et François-Premier, à deux heures du matin. Vous viendrez seul, naturellement. Signé : la fille de Mariette et François » Cette rhétorique, il la connaissait, c'était celle des anarchistes ! Mais devant cette signature, Lécoux restait perplexe. Qui était donc cette femme ? Que cherchait-elle ? Et qui étaient « Mariette et François » ? Sans parler de ce rendez-vous ! Deux heures du matin aux Champs-Élysées ! Certes, les paisibles citoyens ne risquaient normalement pas grand-chose dans un quartier si respectable, même à cette heure tardive. Il avait presque honte de la frisson de peur qu'il avait de prime abord éprouvé à l'idée de la rencontre à venir. Certes, s'agissant de la Mystérieuse il allait falloir assurer ses arrières : elle était capable de tout. Mais elle semblait vouloir négocier et il était porté à la croire sincère. Cependant, que pouvait-elle bien avoir à négocier avec la police des garnis ? Elle ne pouvait ignorer sa place subalterne dans l'hiérarchie... Et quant à lui, rien désormais dans ses fonctions ne l'obligeait à obtempérer. De par ce crime de sang, sa Mystérieuse relevait désormais de la brigade criminelle, elle était sortie de sa juridiction. Mais si sages que lui parussent ces réflexions, l'inspecteur savait déjà, en sortant de son bureau, qu'elles n'allaient pas le dissuader de commettre une grave irrégularité. En route pour la salle de garde, pourtant, il eut un dernier scrupule. Ne devrait-il pas au moins alerter ses supérieurs et en tout premier lieu le commissaire Andrieu ? Cette affaire allait sûrement lui être retirée officiellement dès le lendemain. Mais que diable ! cette invitation lui était adressée personnellement... Et depuis certaine aventure arrivée dans son propre salon, il avait un compte à régler... Il regarda sa montre et reprit sa descente : il ne lui restait que quelques minutes avant la fin de leur service pour recruter parmi les « brigades du Tigre » des volontaires pour une mission nocturne dont il ne pourrait leur cacher qu'elle serait dangereuse. DU GRABUGE AUX CHAMPS Le calme était tel à deux pas des Champs-Elysées en ce jour de semaine que Aimé Lécoux crut entendre sonner deux heures à la cathédrale américaine de l'avenue George V. Appuyé au rideau de fer d'un élégant chapelier, il surveilla les environs, attentif aux ombres discrètes postées par-ci par-là qu'étaient ses hommes. Leur chauffeur les attendait quelques dizaines de mètres plus loin dans la spacieuse De Dion-Bouton, prêt à toute éventualité. Les minutes passèrent. Au même moment, un étrange incident eut lieu non loin de là, rue Christophe Colombe. Un noctambule qui sortait passablement éméché d'un cercle privé, et dont la compagne d'un soir venait de l'abandonner pour un rival moins ivre, vit desendre d'un fiacre et arriver sur lui une femme dont l'accoutrement ne pouvait signifier qu'une chose : prostitution. Il trouva certes qu'elle marchait très vite pour une péripatéticienne, mais dans l'état où il était, notre homme n'allait pas se poser de questions : il ne fit ni une ni deux mais se précipita au-devant de la dame pour lui demander son prix. Elle voulut le détromper et passer son chemin, mais le soûlographe s'accrocha. Saisissant la femme par la taille, il voulut l'embrasser de force. Ce fut une erreur. Elle eut un mauvais sourire mais ce fut très tendrement qu'elle lui posa les mains sur ses deux joues... Puis l'homme se mit à hurler, car l'objet de son dévolu venait de lui crocheter de ses pouces gantés de résille la commissure des lèvres, déchirant celles-ci de belle manière, et tandis que de ses ongle acérés elle lui cisaillait les gencives, elle cloua son pied au sol sous la semelle de sa bottine, colla sa jambe contre la sienne et d'une brusque poussée du genou, le déséquilibra. En tombant, l'homme hurla de plus belle, car son pied étant pris sous celui de la dame, sa cheville s'était brisée net. La femme s'éloignait déjà à pas de course dans la nuit, laissant derrière elle une pauvre loque gémissant sur le trottoir. Il était déjà deux heures dix au cadran phosphorescent de sa montre suisse, quand l'inspecteur entendit soudain un téléphone sonner. Il sursauta, interloqué. Puis, pour la première fois, prit garde à une cabine téléphonique qui se dressait juste là, au bord du trottoir. Et si c'était « elle » ? Qui l'appelait, lui ? C'eut été bien dans le style de « sa » Mystérieuse... Il regarda autour de lui une dernière fois, puis s'engouffra dans le réduit en bois, referma la porte, chercha à voir à travers l'étroite fenêtre, rouvrit la porte tout grande, mit sa main sur la crosse de son Browning, et se résolut enfin à décrocher. « Allô, j'écoute ! » hurla-t-il presque. « Quelle voix criarde vous faites ce soir, inspecteur » répondit la voix suave qu'il attendait, la voix qu'il aurait reconnu entre mille, malgré la déformation de l'écouteur et le grésillement sur la ligne. « Ecoutez-moi bien, je ne répéterai pas mes instructions, au demeurant fort simples. Voyez-vous ce fiacre garé en face, et que son conducteur vient d'abandonner ? » « Je le vois », répondit l'inspecteur. « Vous allez monter à la place du cocher et prendre les rênes. Vous n'aurez pas à conduire la jument, elle sait où elle va, juste à tenir les rênes ! Vous avez compris ? Alors, exécution, inspecteur ! » Irrité par le ton de la dame, mais poussé par la passion de la chasse et confiant que les hommes de la brigade allaient aisément « filer » son équipage en voiture automobile, il raccrocha, alla jusqu'au fiacre, monta sur le siège du cocher, constata d'un coup d'œil que la cabine était vide et prit les rênes d'une main ferme. La bête s'ébranla doucement, s'insinuant bientôt dans la circulation peu dense à cette heure sur les Champs Elysées, avenue qu'elle franchissait intelligemment pour virer à gauche et amorcer la montée vers l'Arc de l'Etoile. Mais revenons quelques minutes en arrière et rappelons que c'est dans ce quartier de Paris fréquenté par le meilleur monde que la Compagnie du téléphone a cru bon de concentrer le plus grand nombre de cabines de la capitale. Or donc, à vingt mètres à peine de celle dont l'inspecteur était ressorti quelques instants plus tôt, la porte d'une seconde cabine s'ouvrit pour livrer passage à une créature à l'élégance douteuse : chapeau à plumes de travers, bottines lacées aux talons usés, bas et gants de résille déchirés, décolleté généreux sous un long manteau noir élimé. Les policiers en faction, qui tous pouvaient la voir, ne purent s'y tromper - c'était de toute évidence une prostituée de bas étage, présence insolite en ces parages, donnant à penser qu'à cette heure et par ce froid, la vigilance de la maréchaussée avait été prise en défaut. La dame était manifestement ivre. Elle fit quelques pas incertains sur le trottoir tout en extrayant maladroitement de sa poche une cigarette. Au bord du trottoir, elle s'appuya à la grosse auto garée là, et dit au chauffeur, la langue pâteuse : « T'aurais pas du feu, mon grand ? » « Reste pas là, toi... ça pourrait sentir mauvais pour ta pomme » répliqua l'homme sèchement. « Bon, bon je m'en vais, mais donne-moi du feu, merde ! » Choqué par la vulgarité de cette dame de la nuit, et soucieux de s'en débarrasser au plus vite, le fonctionnaire mit la main à sa poche, sortit un briquet à essence, fit jaillir la flamme et la tendit vers le visage qui se pencha sur lui, cigarette vissée entre les lèvres. Pour mieux diriger la flamme tremblante, la péripatéticienne prit le poignet de l'homme dans sa petite main gantée de résille, mais curieusement, semblait vouloir empêcher la flamme d'atteindre son but. Instinctivement, le policier voulut contrer cette déroutante résistance et la femme profita de son effort pour l'attirer brusquement à elle tout en soulevant son bras et lui portant un coup d'une violence inattendue au creux de l'aisselle, du bout de ses doigts formant cône. L'homme émit un inquiétant hoquet, porta la main à son cœur, geignit brièvement et piqua du nez sur le volant. Ce drame discret s'était déroulé au moment même où Lécoux était monté sur le siège du fiacre vide, ce que voyant, les hommes dissimulés dans l'ombre en attente de la Mystérieuse, convergaient à vive allure vers leur voiture de service, prêts à se lancer à la poursuite de leur chef. La « putain », dont depuis leurs cachettes ils s'étaient amusés à observer sa façon de « faire du gringue » à leur chauffeur, semblait avoir enfin renoncé à sa proie et se dirigeait à présent, nonchalamment, comme au hasard, à la rencontre du groupe de policiers... dont aucun n'avait encore remarqué que leur chauffeur semblait dormir. La prostituée saoule arriva à leur hauteur... et subitement ne fut plus saoule du tout : au terme de quelques mouvements si rapides que l'œil ne put suivre, les trois hommes gisaient pitoyablement sur le trottoir : qui pour avoir reçu la pointe d'une bottine en un endroit si sensible de la cheville qu'il s'était immédiatement évanoui, qui le tranchant d'une petite main gantée sur la tempe produisant un effet semblable, qui enfin un mignon poing abattu comme une masse à la base de sa colonne vertébrale... Cette dernière victime gémissait encore faiblement. La Mystérieuse contempla son œuvre quelques secondes, puis décida que le numéro trois méritait lui aussi la paix : elle se pencha, immobilisa sa tête et lui pinça vigoureusement la carotide jusqu'au syncope... Après quoi, elle s'empara de la manivelle de la De Dion-Bouton sous le siège avant, lança le moteur avec adresse, poussa le corps inanimé du chauffeur sur le trottoir, claqua le portier et relâcha le frein à main. Pendant ce temps, la jument trottait bon train et le fiacre que l'inspecteur faisait mine de conduire avait franchi le pont de Suresnes, longeant les premières exploitations agricoles. De temps en temps il jetait un regard par-dessus pour s'assurer que la De Dion-Bouton le suivait bien à quelques centaines de mètre, que ses hommes avaient remonté la capote pour se protéger du froid de la nuit. Mais après trois-quarts d'heure d'un parcours que l'inspecteur trouvait plus lassant qu'inquiétant, la voiture s'accéléra soudain, dépassa le fiacre puis s'immobilisa en travers de la route ! La jument s'était arrêté d'elle-même à une dizaine de mètres du véhicule. Lécoux devina au moins une silhouette à l'intérieur, mais malgré le clair de lune, il n'y vit guère. Il mit pied à terre et avança avec précaution, appelant à mi-voix les noms de ses collègues : sans réponse. Il tomba en arrêt, sortit son Browning et enleva le cran de sûreté... A ce moment précis, la porte de la limousine s'ouvrit et une silhouette noire et filiforme, une silhouette ô combien familière, surgit devant lui. « Bonsoir, inspecteur... ». Suivit une pause, comme si elle réfléchissait... « Vous savez, cher ami, il ne tient qu'à vous d'arrêter ce massacre... Quatre de vos hommes viennent d'avoir le malheur de vouloir se mêler de notre tête-à-tête... A l'heure qu'il est, j'ignore combien auront survécu au traitement que je leur ai réservé... » Tout en parlant de la sorte, la Mystérieuse marcha sur lui lentement, inexorablement... « Arrêtez ! Arrêtez ou je tire... » Mais allait-il tirer ? Il se le demanda... Elle avait relevé ses avant-bras, les poignets souples, les mains pendants : les doigts finement gantés se mirent à décrire d'étranges spirales, jetant des éclairs moirés sous la lune. Derrière les serpents de cuir scintillants, dans la découpe de la soie, des yeux intenses vrillèrent au fond des siens... « Mais allez-y inspecteur, tirez donc, qu'attendez-vous ?... » Fasciné par les éclairs de la peau lustré qui ondulait ainsi, il en oublia son revolver... jusqu'à ce qu'elle était là, tout près de lui, si dangereusement près qu'alors seulement il appuya sur la détente... mais il était déjà trop tard : d'un geste qu'il n'avait pu voir, elle s'était emparé du barillet, bloquant le fonctionnement l'arme... Une sèche torsion s'ensuivit et son index se trouva coincé, comme par hasard, entre le pontet et la détente. Il hurla, la supplia stupidement de le relâcher, tandis qu'elle, de ses deux mains, tordait méthodiquement le poignet captif, lui enlevant le pistolet comme un jouet à un enfant, le jetant dédaigneusement au loin, puis aussitôt d'une tractatio,n sèche elle plaqua son bras retourné en travers d'un ventre ferme, en fit un levier rigide, l'emmena au sol sans effort, le plaqua face contre terre où elle l'immobilisa d'une torsion du poignet aussi savante que douloureusetandis qu'elle bloquait d'un genou son coude en extension. Et puis, inopinément, elle se remit debout... mais Lécoux n'en était pas plus libre de ses mouvements, ne put toujours remuer un muscle, car de la semelle de sa souple bottine elle tenait toujours sa main douloureusement repliée contre l'asphalte, cette seule pression de son mignon pied l'immobilisant aussi sûrement que si elle l'avait avait été attaché avec des cordes. « Lâchez-moi diablesse, vous me faites mal ! » l'inspecteur se plaignit dérisoirement. En tordant le cou, il put la voir debout, le toisant avec moquerie, les mains sur les hanches. « Oh, je vous lâcherai à la longue, inspecteur, n'ayez crainte, mais d'abord vous allez m'écouter attentivement. Et pour commencer, je vais vous faire une révélation exclusive, un scoop comme disent les Anglo-saxons, je vais vous dire qui je suis... N'allez pas vous imaginer que cela vous aidera à retrouver ma trace... Mais ça vous intéressera... Vous et les autres...» Croyant la surprendre, l'inspecteur eut un geste vif pour se dégager d'une prise qui paraissait peu assurée, mais il poussa aussitôt un hurlement inhumain ! « Tsk, tsk, petit inspecteur, combien de leçons de jiu-jitsu allez-vous devoir endurer avant de comprendre que l'on n'échappe pas à mes prises... ». Puis d'une voix moins badine : « Et que l'on ne se remet de mes coups que si je le veux... Alors, vous m'écoutez, ou je passe à la leçon suivante ? ». Lécoux fit un grognement d'assentiment. « Bon... Sachez donc que je suis le fruit des amours de Rosalie Soubert, dite Mariette, et de François Koeningstein, mieux connu sous le nom de Ravachol ». Lécoux eut une grimace de compréhension. « Oui, mon père a été assassiné par l'État bourgeois et j'entends le venger... le venger de mes mains... Vous vous demandez comment la fille de Ravachol s'est initiée à des secrets qui la rendent plus terrifiante que les lanceurs de bombes, parce que plus furtive, plus énigmatique... et plus féminine ? Mais au Pays du soleil levant, monsieur l'inspecteur, là où j'avais été emmenée dans le plus grand secret par un étudiant nippon, camarade convaincu de mon père, alors que ma mère était en prison et que je n'avais que trois ans, oui, au Japon où j'ai été élevé dans la pure tradition guerrière des samouraïs d'antan. J'ai étudié avec les plus grands maîtres et j'étais dès mon plus jeune âge une élève spécialement douée... La lutte japonaise n'a aucun secret pour moi, ainsi que le maniement de certaines armes aussi minuscules que meurtrières » - elle toucha au curieux bijou rond et plat qu'elle arborait en sautoir - « certains poisons effrayants que je porte toujours sur moi » - elle toucha une poche à sa ceinture - « et aussi des techniques de fascination hypnotique comme celle dont je viens d'user pour retenir votre doigt sur la gâchette de votre arme. Aucun européen de l'un ou de l'autre sexe n'a acquis les grades qui sont les miens... Autrement, dit, pour l'immense majorité des hommes d'ici, je suis invincible... » Elle s'était penché vers lui pour souligner son propos. A présent elle se redressa. « Mais voilà qui suffit... Je vous ai indiqué que si vous ne pourrez assurément pas m'arrêter, vous pourriez faire cesser le massacre... J'ai besoin d'argent, beaucoup d'argent, pour mes... bonnes œuvres. Je tiens donc à recevoir de la République, en compensation de la mort de mon père, la somme de 20 millions de francs or, selon des modalités qui vous seront indiquées avant midi. Moyennant quoi, je quitterai la ville et vous n'entendrez plus jamais parler de moi. Dans le cas contraire, je me verrais contrainte de continuer à me procurer cet argent par la ruse et par la force, ainsi que vous m'en savez capable. Je ne vous demande pas votre accord, vos actions parleront pour vous. Mais au cas où vous seriez tenté de prendre mes paroles à la légère, voici qui vous rappellera que tout ceci n'est pas un mauvais rêve... ». Et d'un subtil déplacement du corps, suivi d'une sèche flexion du pied, elle lui brisa net le poignet. Quand les pitoyables hurlements de l'inspecteur avaient faibli, elle acheva, inflexible : « Ainsi, pendant quelques mois, vous ne serez plus tenté de jouer du Browning. Et vous vous souviendrez de ma science.» Il entendit les pas de la femme qui s'éloignèrent. Malgré la douleur atroce qui lui paralysait le bras droit, il parvint à se rouler sur le dos et à relever la tête. La svelte figure en collant noir était occupée à dételer la jument, et dès que ce fut fait, elle enfourcha l'animal d'un gracieux saut d'écuyère et s'enfonça à cru dans le bois bordant la route nationale. CONSEIL DE GUERRE : CHERCHEZ LA FEMME « 20 millions, vous dites ? Vous voulez rire », et l'assistance de rire comme un seul homme... mais un peu jaune tout de même. « Oui, monsieur le ministre, c'est bien ce chiffre-là qui a été cité », répondit l'inspecteur Aimé Lécoux d'une voix où se lisait un peu trop clairement toute sa lassitude, toute son impatience des lenteurs hiérarchiques. Car si intimidé qu'il se sentît par ailleurs dans ce bureau aux dorures anciennes, il était las d'avoir à répondre sans cesse aux mêmes questions, ce à chaque échelon de la République. « Mais enfin, pour qui se prend-elle, cette dame ? » conclut le ministre péremptoirement. L'inspecteur était à bout de nerfs, voyant quoi, deux de ses collègues se poussèrent du coude et attendirent le coup d'éclat : « Elle se prend, monsieur le ministre, avec tout le respect qui vous est dû, pour une dame qui en quelques semaines s'est emparé de 6 millions de francs en liquide et d'une vingtaine d'autres en bijoux divers, qui à déjà échappé à quatre guet-apens pourtant soigneusement préparés, dont un que je la soupçonne d'avoir, par défi, suscité elle-même par des informations anonymes. Elle se prend pour une dame qui, de ses mains nues, a tué deux hommes et laissé trois autres entre la vie et la mort, sans parler des blessés moins graves. » Le commissaire Andrieu ne put s'empêcher de profiter du silence qui s'ensuivit pour ajouter : « Et qui vous a personnellement ridiculisé par deux fois, inspecteur, vous ayant, je crois, gratifié tout dernièrement de ce plâtre que vous portez au poignet. » Lécoux ne put qu'acquiescer de la tête... mais il eut la satisfaction d'observer que le persiflage malveillant de ce commissaire qui ne l'aimait guère ne put dissiper l'atmosphère de gravité qu'il avait enfin réussi à insuffler à cette réunion de haut niveau. Le ministre toisait ce policier avec méfiance. C'était un trublion, il avait eu des ennuis, avait été rétrogradé. Etait-ce vraiment quelqu'un qu'on se devait d'écouter ? « Monsieur l'inspecteur, cherchez-vous à nous persuader que ce ridicule chantage est à prendre au sérieux ? Qu'il faudrait effectivement engager ne serait-ce que des pourparlers avec cette... personne ? » Lécoux en avait trop dit pour ne pas continuer sur sa lancée. Il se leva et regarda autour de lui avec une certaine solennité : « Ce n'est pas, croyez-moi, messieurs, que je désespère de mettre un jour cette femme - car il s'agit bien d'une femme, messieurs, et nous ne devons pas l'oublier - hors d'état de nuire à la société... Mais pour l'heure, voici ma conviction intime : je crois que traiter avec elle est la seule moyen dont nous disposons actuellement pour l'empêcher de s'en prendre, avec les résultats néfastes que l'on sait, à nos concitoyens, et au premier rang desquels figurent, je vous le rappelle, des agents de la force publique ». « Ils sont payés pour prendre des risques, » opina le ministre. Il ne vit pas le dur regard que les policiers présents posèrent sur lui, ni ne sentit basculer leur sympathie en faveur de leur sulfureux collègue. Lequel fit celui qui n'avait pas entendu et continua sa tirade : « Comprenez-le, messieurs, cette femme introuvable et qui se déguise à merveille, qui ne semble pas avoir de complices mais est étonnamment bien informée, cette femme est surtout dotée de... de moyens de défense qui rendent sa capture particulièrement difficile et même périlleuse. Et j'ajouterai que lorsqu'elle veut enfreindre la loi, elle y parvient avec une audace et une efficacité stupéfiantes. Je propose donc effectivement d'ouvrir tout au moins des négociations avec cette... dame. » Il avait le sentiment d'avoir enfin réussi, après des heures et des heures perdues, à faire prendre la situation au sérieux. Mais il lui était ensuite vite apparu que seule trottait dans toutes ces têtes de flic l'idée de tendre un nouveau piège, un meilleur guet-apens, l'embuscade à laquelle nul n'échappe... Après une demi-heure de discussions oiseuses, et comme personne ne faisait plus attention à lui, Lécoux s'esquiva sur la pointe des pieds. Réintégrant la Sûreté, il le trouva sur son bureau déjà, le petit bleu qu'il attendait, celui qui contenait les instructions de la Mystérieuse : tant de millions en coupures usagées, tant en Louis d'or, tant en livres sterling, tant en francs suisses, etc. ... et le mode de remise : une valise sous une certaine banquette d'une certaine voiture d'une certaine rame de la ligne Nord-Sud du Métropolitain à telle et telle heure du lendemain soir. L'inspecteur ne put réprimer un sourire. Sa Mystérieuse s'était montré très forte, il est vrai... mais n'était-elle pas un peu naïve aussi ? Songeait-elle réellement qu'une telle somme pouvait être réunie en si peu de temps ? Ou alors... s'agirait-il d'une manœuvre subtile, d'une sorte d'épreuve ? Mais dans quel but ? En tout état cause, sa religion était faite : la modalité préconisée pour la remise de la somme faramineuse allait permettre un nouveau contact avec l'ennemie, et c'est ce qu'il recherchait. Il glissa le petit bleu dans sa poche et prit son pardessus. Ah certes, il se devait de remettre derechef ce billet à son hiérarchie, pour qu'on tende un guet-apens de plus où d'autres policiers laisseraient infailliblement des plumes. Non, Lécoux voulait absolument parlementer avec cette femme, même au risque de perdre son emploi ou sa retraite ou les deux... Et il quitta la Sûreté sans un mot à personne, à une heure où les banques n'avaient pas encore fermé leurs portes. POURPARLERS DANS LE METROPOLITAIN Il était exactement dix minutes après minuit quand l'inspecteur souleva le loqueteau de la dernière voiture de cette dernière rame du métro qui venait de s'immobiliser à la station Châtelet, direction porte de Clignancourt. Il s'assit au fond de la voiture, une petite valise sur les genoux. Les passagers étaient peu nombreux à cette heure. Assise en face de lui, une femme aux lunettes cerclées d'acier, sans âge, vêtue d'un long manteau informe, lisait le Crime d'Orcival ; un étudiant discrètement ivre dodelinait de la tête quelques banquettes plus loin. Lécoux regardait défiler les stations : Réaumur-Sébastopol... Barbès-Rochéchouart... Marcadet... Porte de Clignancourt, terminus ! Tous les voyageurs quittèrent la rame, laquelle resta quelques longues minutes à quai sans que rien ne bouge. Enfin, un employé en uniforme se présenta : « Terminus, monsieur, tout le monde descend. » Lécoux posa un doigt sur ses lèvres et brandit sa carte tricolore. L'employé leva les mains en signe d'acquiescement et allait reprendre sa ronde. « Une petite question, Monsieur : lorsque vous chassez les passagers attardés comme moi, est-ce que vous regardez aussi sous les sièges ? » « Mais non, chef, c'est l'équipe de nettoyage qui s'en occupe ». « Et quand ça ? » « A partir de 5 heures du matin ». « Merci... ». Perplexe, l'employé battit en retraite et poursuivait son inspection. Deux minutes plus tard, toutes les portières se refermèrent avec une série claquements et la rame se mit à rouler plus avant dans le tunnel, pénétrant bientôt sur une grande aire de garage, où toutes les rames de la ligne passaient la nuit. Le moteur électrique cessa de ronronner, les lumières s'éteignirent, il y eut des pas sur le gravier, une porte en fer claqua, puis ce fut le silence ... Debout dans la pénombre de la voiture, il tendit l'oreille : il était seul. Définitivement seul... Peut-être s'était-elle enfuie il y a longtemps, dès qu'elle l'avait vu « à la place du rançon »? Ou bien, hypothèse plus inquiétante, peut-être l'épiait-elle en ce moment? De cela, il avait même le sentiment intime... C'est pourquoi il sursauta à peine quand il entendit sa voix tout près de l'oreille et que des doigts d'acier lui serrèrent le coude, pas trop fort encore mais juste assez pour lui faire sentir que cela pourrait devenir très douloureuse, que ces doigts ne le serraient pas n'importe où mais en un point particulièrement sensible de son anatomie. Mais comment l'a-t-elle approché de si près sans qu'il ne la voie, sans même qu'il ne l'entende... le gravier, les portières fermées... « Vous m'étonnez inspecteur, je vous aurais cru plus physionomiste... La petite dame qui lisait Gaboriau en face de vous depuis le Châtelet n'est pas descendue avec les autres comme vous avez pu le croire, elle s'est caché entre les sièges ... Mais là ... » - elle resserra brusquement la tenaille de ses doigts et la douleur qui vrilla le long de son bras dépassait toute attente : il hurla à pleins poumons - «...là n'est pas la question, n'est-ce pas ? La vraie question est celle-ci : pourquoi êtes-vous ici contre mes instructions les plus explicites ? » Elle serrait toujours très fort son coude et avait entre temps entortillé une touffe de ses cheveux entre les doigts de l'autre main gantée, de sorte que lorsqu'elle tirait tant soit peu... il hurla à nouveau. « Heureusement qu'il n'y a plus personne ici pour vous entendre ou je devrais vous faire taire, et j'ai envie au contraire de vous entendre ... hurler ou parler, à votre guise inspecteur... Que faites-vous ici ?... et où est mon argent ?... Et si vous me racontez des cracs, ce que je viens de vous faire étaient des caresses... » Sentant son coude et cette touffe de cheveux toujours dangereusement tenus, l'inspecteur voulut s'expliquer succinctement : « C'est simple : ils rejettent purement et simplement votre proposition et veulent vous tendre un piège ! » « Et le piège, c'est toi ? » fit la Mystèrieuse en un souffle : ses bras l'enserrèrent alors tels les anneaux d'un constricteur et il avait soudain les deux siens repliés dans le dos, bloqués au point de rupture, tandis qu'un doigt ganté de peau fouillait au creux de sa gorge, lui coupant radicalement la respiration. « C'est ça ? C'est toi la chèvre de M. Séguin ? Parce que si c'est ça, tu mourras longtemps avant l'aube, je peux te le promettre... » Elle lui comprima la trachée avec une telle précision qu'il avait les poumons en feu et il croyait sa dernière heure venue. La pression se relâcha juste avant la syncope et il put respirer à nouveau. « Alors, parle petit poulet, et tout de suite ! » Parler était difficile. « Pas piège... moi seul... éviter les morts... plus de morts... vous en prie... ». « Voilà qui sonne drôlement dans la bouche d'un serviteur de l'État bourgeois qui massacre les Africains et effame les ouvriers !... Alors, qu'est-ce que tu proposes... » Elle ne le tenait plus avec la même force, mais elle le tenait fermement encore et il savait désormais que la douceur de ses prises ne les rendait pas moins invincibles. L'inspecteur avait repris son souffle. « Je propose une... affaire équitable, un sursis à la véritable hécatombe que vous êtes en mesure d'accomplir, j'en suis amplement persuadé, contre un hécatombe un peu factice et un... acompte en liquide sur ce qu'éventuellement l'État serait prêt à vous verser à la suite d'une opération spectaculaire - mais sans morts et sans plus d'une semaine d'arrêt maladie (c'est ça ma condition !) - opération où le danger que vous représentez devra devenir évident pour les hommes politiques les plus obtus. L'acompte est dans ma serviette, 50 mille francs en or, mes économies, n'est-ce pas, mais vous seule pouvez fournir le spectacle. » Tout cela débité à très grande vitesse, il se tut enfin, à bout de souffle. Il y eut un long silence. Auquel mit fin un rire, un rire comme l'inspecteur n'en avait jamais entendu, grave et assourdi d'abord, qui sortait des tréfonds de son être de femme, un rire tumultueux ensuite, qui bouillonnait, débordait, s'envolait, un rire qui pouvait signifier « joie » ou « mépris » ou « hystérie »... au choix, pensa l'inspecteur. Et soudain elle n'était plus là, elle s'était enfui de son pas léger, invisible dans sa tenue de soie noire. Et pendant qu'elle courait de son pied léger parmi les rames, l'inspecteur crut entendre des paroles se mêler aux rires qui résonnaient sous la voûte: « Il est fou celui-là, fou à lier ! Mais je l'adore ! » L'inspecteur se frotta longtemps sa gorge meurtrie, fixant dans la pénombre la valise à ses pieds, contenant effectivement les économies d'une vie. Quelque chose lui échappait... puis soudain lui revint : la Mystérieuse l'avait tutoyé. Ce fut le surlendemain que le troisième pneumatique est arrivé - Lécoux se demandait en le décachetant pendant combien de temps encore cette ligne de communication, d'une légalité désormais contestable, resterait ouverte : « Petit inspecteur, tu me plais, je n'y peux rien... ce qui ne m'empêchera point de t'occire si les circonstances l'imposent. Pour l'heure, j'épouse ton plan d'hécatombe mais non tes scrupules, il y aura des arrêts de travail beaucoup plus longs et peut-être quelques funérailles, pour l'exemple. Garde tes misérables économies, tu suivras mes exploits dans les journaux... et négocie bien, petit inspecteur, ou gare à toi ! » Pas de signature, observa Lécoux, mais toujours le tutoiement, cette marque de mépris intime qui lui inspirait les sentiments les plus contradictoires. Il fut distrait pendant quelques jours par une affaire de proxénétisme aggravé dans un hôtel borgne de la rue de Lappe, enquête qu'il dût mener de conserve avec un ancien collègue des mœurs et qu'il remit rapidement entre ses mains. Quand ses supérieurs,au détour d'un couloir, daignaient lui parler de sa Mystérieuse, c'était par politesse : s'il y avait du nouveau, il sentait qu'il n'en saurait rien. Il était censé ne plus s'être occupé de l'affaire depuis la réunion chez le ministre, et de fait il ne s'en occupait plus, il lisait les journaux, s'entretenait parfois au téléphone avec un journaliste de l'Excelsior, très bien informé, et il attendait. L'HECATOMBE Jules Largentière, au nom prédestiné, était officier de police chargé de la protection des collecteurs de la recette hebdomadaire du métro parisien, somme considérable réunie dans la nuit de vendredi à samedi de chaque semaine grâce à une rame spéciale circulant après la fermeture du réseau. Ils étaient six en tout, avec le comptable, le conducteur et les deux préposés aux caisses roulantes, mais seuls Jules et son jeune collègue étaient armés. C'était une mission réputée tranquille. De mémoire de métro, ce convoi n'avait jamais été attaqué, ne serait-ce en raison des grilles solides qui fermaient hermétiquement chaque station après l'arrêt du service et le départ des guichetiers. Cette nuit-là, la lente rame venait de s'arrêter en tête de quai, station Saint Michel, face aux puissants ascenseurs. L'équipe se scinda en deux, Jules restant dans la rame avec le comptable et le conducteur tandis que les trois autres hommes prirent l'ascenseur, remontant aux guichets les caisses vides qu'ils allaient échanger contre celles contenant la recette de la semaine. Pour comprendre la suite des évènements, deux caractéristiques de cette halte à Saint-Michel sont à noter : d'abord, qu'à cette heure tardive, le convoi aura collecté environ 80% de la recette de la semaine ; ensuite, que ces ascenseurs sont montés en contre-poids : tandis que l'un monte, l'autre descend... Largentière se tenait dans la portière grande ouverte du fourgon par laquelle on transbordait les caisses. Le comptable était assis derrière lui, le conducteur au volant. Le policier était en train de suivre mentalement la montée de la cabine où venaient de prendre place ses trois collègues... quand les portes de l'autre ascenseur s'ouvrirent, non sur la cabine vide normalement attendue, mais sur une silhouette manifestement féminine, tout de noir vêtue, qui fit un pas en avant tout en arrachant d'un geste vif quelque objet qu'elle portait en sautière et qu'elle lança d'un grand mouvement de bras en direction de la rame à quai. Largentière jeta un cri et lâcha son revolver, fixant avec horreur la chose qui s'était fiché dans le gras du bras : une sorte de disque d'acier hérissé de pointes... Il s'en empara pour le tirer de sa chair mais les pointes s'accrochèrent comme autant de hameçons et sur le point de l'évanouissement il y renonça. L'officier de police étant tout à sa blessure, la femme en collant noir gagna la rame en trois enjambées véloces : le comptable se leva, poings brandis, et lança bravement un uppercut maladroit, mais elle fit dévier le coup d'un parade subtile et puis elle était tout contre lui et le frappa d'étrange façon, du talon de ses paumes gantées, simultanément sur l'attache de la mâchoire et sur la tempe opposée. L'homme s'écroula, évanoui. Le conducteur, prolétaire musclé, arriva par derrière et saisit l'intruse par la nuque de ses mains puissantes, croyant pouvoir facilement l'étrangler. Mais sans même qu'il ne voie venir la subtile riposte, la femme en noir lui prit presque délicatement le petit doigt entre le pouce et l'index et lui infligea une certaine torsion : il hurla et lâcha tout, mais elle ne le lâchait plus, s'étant de l'autre main emparé de son pouce, elle le tenait à sa merci, lui tordant le poignet et le coude, l'obligeant à se dresser sur la pointe des pieds en même temps que de se pencher en avant, le faisant tourner ainsi sur lui-même, lentement, comme si elle jouissait de son pouvoir sur ce corps imposant, et ce jusqu'à ce que sa victime soit positionnée pour recevoir un coup vigoureux de la pointe du coude à la base du cou. Ainsi frappé, l'homme tomba à plat ventre, gigotant des bras et des jambes, incapable de se relever, ni seulement de se mettre sur le dos... La Mystérieuse se tourna alors vers Jules Largentière, gisant au fond du fourgon, paralysé par la douleur... et par la peur. Il venait de voir la démonstration d'une science du combat personnel comme jamais il n'en avait vu, une femme fluette, légère, mettre knockout deux hommes dont l'un était un vrai fort des Halles ! Et voilà maintenant qu'elle revenait vers lui, recroquevillé dans son coin, berçant son bras outragé et qui s'était mis à lui brûler de façon atroce, comme si l'arme était enduit de quelque acide... Elle se pencha et le percuta d'un doigt sous le sternum : il en eut souffle coupé et elle profita de sa distraction pour retirer de son bras, au moyen d'une torsion particulière, le petit poignard en forme d'étoile - geste plus récupérateur que miséricordieux. Elle essuya le sang au veston de sa victime et raccrocha l'arme au fin collier qu'elle portait au cou. Ensuite, et toujours sans un mot, elle prit la main de Jules et la replia contre sa poitrine. Il se hâta de se mettre debout pour soulager la douleur qu'elle lui infligeait si aisément. Elle passa derrière lui et il sentit une nouvelle douleur contraignante dans tout le bras et l'épaule, et ne put que reprendre sa place dans l'ouverture du fourgon, face aux ascenseurs... dont le mécanisme se faisait de nouveau entendre. La Mystérieuse parla enfin : « Tu vas te comporter exactement comme je te le dirais, sinon voici ce qui t'arrivera » : de son pouce ganté, la terrifiante créature fouilla son coude et il poussa soudain un hurlement inhumain, son cœur sursauta de façon terrifiante et il crut s'évanouir. « J'appuie là sur un point vital très dangereux, je peux aisément provoquer un arrêt cardiaque, tu en as senti l'effet, n'est-ce pas ? Alors, attention à toi... » Vingt secondes plus tard, les portes s'ouvrirent et les deux préposés aux caisses émergèrent devant le gardien de la paix et ne virent rien d'inhabituel, car la Mystérieuse s'était entièrement dissimulée derrière le corps massif du policier dont elle martyrisait sans effort le bras puissant. Elle lui adressait des ordres chuchotés - « Avance d'un pas... » « Souris... » « Fais-leur signe de la main » - auxquels il se hâta d'obtempérer par crainte d'une nouvelle démonstration... La Mystérieuse ne se démasqua que lorsque la porte de l'ascenseur s'était refermée derrière le seul de ses adversaires qui fût encore armé. Sans relâcher la torsion qui fit de Jules son pantin, elle glissa sur le côté et projeta le bras vivement vers l'avant, dans un mouvement circulaire. Mais Jules, dès qu'il avait senti se tendre les hanches musclées qui se collaient aux siennes, avait poussé un cri d'alarme, lequel fut suivi d'un bruit métallique, car le policier ayant pu se jeter à terre, l'arme meurtrière avait rebondi sans dommages contre la porte en fer. Inutile de dire que Jules paya aussitôt le prix son initiative : la femme s'était de nouveau abritée derrière lui, s'empara d'une touffe de ses cheveux à la tempe qu'elle tordit méchamment. Mais Jules s'en aperçut à peine, car l'autre main de cette assaillante si imprévisible s'était insinuée entre ses jambes pour saisir brutalement et sans façon ses attributs viriles ! De la douleur qui lui sciait l'abdomen, ou de la honte à se faire « harponner les bijoux » par une « poule », et ce devant ses collègues encore, laquelle lui faisait souffrir le plus ? Il n'aurait su le dire... mais cette façon qu'elle avait de lui tenir les parties ne relevait pas non plus du hasard, elle serrait un seule orbe entre le pouce et l'index tout en imprimant au scrotum une torsion scientifique. La douleur était insupportable. « Avance » siffla sa tortionnaire, » accentuant sa double prise. Il hurla et avança en même temps, descendit du fourgon et se mit à marcher droit vers le jeune policier qui ne pouvait tirer du fait du bouclier humain qui lui dérobait sa cible. Alors il reculait pas à pas jusqu'à n'être qu'à un mètre de la porte de l'ascenseur. Et Jules d'avancer toujours, transformé en automate par sa souffrance. Et qui maintenant hurla de nouveau, car elle venait de lui arracher les testicules (ou du moins c'était son impression) tout en le frappant à la cheville du tranchant de sa bottine de chevreau. Il ne put que perdre son équilibre, plonger tête première vers le jeune agent qui lâcha son revolver sous l'impact et se retrouva plaqué au sol sous le corps massif de son collègue. Les deux ouvriers chargés des caisses se dirent alors que s'ils allaient intervenir dans cette insolite mêlée, c'était le moment ou jamais, et ils se précipitèrent sur la femme en collant noir... mais leurs poings frappèrent dans le vide et ils se retrouvèrent tous deux en complet déséquilibre : il a suffi alors à la « jiu-jitsuanne », accroupie au sol, de se saisir du revers de leurs pantalons respectifs et de se relever brusquement pour que les deux malheureux tombent lourdement sur le visage et cessent de remuer. Jules n'était vraiment plus en état de combattre, mais le jeune agent s'était débarrassé du poids de son supérieur et cherchait à présent son arme sous la masse souffrante. Mais il ne la trouvait pas. Sentant la proximité de son adversaire si dangéreuse, il leva lentement les yeux. La Mystérieuse le regardait, immobile, les bras croisés. Alors il renonça à l'arme, sauta sur ses pieds avec toute l'énergie de sa jeunesse et se mit en garde comme le lui avait appris son professeur de savate. Il avait l'impression que les yeux d'acier lui souriaient par la fente de soie noire. Il feinta un coup de pied, lança son poing... et c'était là sa seule et unique contribution à ce combat inégal. Le poing passa par-dessus l'épaule de la femme en noir qui s'était déjà collé contre lui, s'emparant du col de son veston, et il se savait inévitablement perdu, tant était grande l'assurance que communiquait chaque geste, chaque muscle de ce corps féminin si parfaitement sculpté : au lieu d'opposer sa force à la sienne, la femme se laissa au contraire retomber sur le dos tout en le soulevant, par un bras passé dans l'entrejambes, et l'amateur de savate, emporté par l'élan de sa propre attaque, ne put s'empêcher de faire la grande culbute, retombant lourdement sur l'asphalte du quai. Son acrobatique « tombeuse », ayant elle-même accompli à sa suite un parfait roulé-boulé, se retrouvait déjà à califourchon sur sa poitrine. La dernière chose qu'il vit fut un gant noir qui se levait devant ses yeux et le tranchant d'une petite main qui vint le frapper quelque part sous l'oreille, un coup sec et élastique en un endroit très précis... Il y eut comme une décharge électrique dans sa tête et il sombra dans le noir... Dès lors, la Mystérieuse avait entièrement neutralisé l'opposition. Voulait-elle un fait divers plus dramatique, pour s'être risquée à heurter les sensibilités de son étrange « allié », Lécoux ? Toujours est-il qu'elle choisit pour victime expiatoire ce pauvre Largentière. Elle s'approcha du colosse qui geignait toujours sur le ventre. « Ne t'en fais pas, mon grand, c'est bientôt fini, » lui chuchota-t-elle à l'oreille. Plaçant ses jambes finement musclées, gainées d'une soie élastique, de part et d'autre du torse massif, elle s'accroupit, leva lentement les bras écartés tout en respirant profondément à plusieurs reprises. Enfin elle mit ses mains en coupe, et poussant un étrange cri de guerre, les abattit simultanément sur les deux oreilles de l'homme... une fois, deux fois en rapide succession. Il mourut sans un murmure, un filet de sang échappant de chaque oreille. Du conducteur, en revanche, qui gigotait encore sur le plancher, la Mystérieuse avait besoin. Elle s'agenouilla à ses côtés et se mit à lui masser savamment, du bout de ses doigts de cuir, la nuque et la colonne vertébrale. Les contractions musculaires cessèrent et bientôt le grand corps s'apaisa. « Debout, bonhomme et prend ta place aux commandes... » L'homme se mit sur son séant, hésita. Toujours à genoux, la femme se glissa à son côté, l'entoura de son bras presque affectueusement. « Je n'ai pas besoin de te dire ce que pourrait t'en coûter un refus d'obéissance, regarde autour de toi dans quel état mon jiu-jitsu a mis tes collègues... Celui-là est mort, je l'ai frappé sur les oreilles et il est mort, la même chose pourrait t'arriver à toi, je connais trente-trois façons de tuer de mes mains ». Il sentit la fraîcheur de son gant à la base du cou tandis que deux doigts vinrent s'appuyer doucement sur la pointe de sa pomme d'Adam... « Tu veux que je te montre le numéro 27? ». Et il comprit soudain qu'il ne pouvait se défendre, ne pourrait chasser ses mains aux pouvoirs mortels, car la femme avait subtilement immobilisé ses bras, coinçant le droit avec son genou « comme par hasard », tenant de sa main libre la manche gauche de son veston près du coude. Suffisamment intimidé, l'homme obtempéra, détournant les yeux du spectacle de désolation offert par les corps inanimés de ses camarades... Bientôt le fourgon démarra... pour ne plus s'arrêter qu'au terminus, porte de Clignancourt. Selon les indications de la Mystérieuse, présence menaçante constamment collée dans son dos, l'homme arrêta l'engin tout à côté d'une draisine qui attendait sur une voie parallèle. Quand le moteur se tut enfin, la femme lui dit : « Et maintenant, retourne-toi. » L'homme obéît dans une sorte de stupeur. « Tu m'as rendu service, je t'en rends un... Je te laisses la vie...» Elle guetta un instant le rythme de son souffle, puis son bras s'élança comme un piston pour porter à l'homme un coup sec du plat de la main sur la pointe de la côte flottante au moment même où les poumons se vidèrent. L'homm s'étouffa brièvement et tomba en syncope. Avec souplesse, la Mystérieuse accompagna le corps au sol, pour que dans sa chute l'innocent ne se blesse... Il ne fallut ensuite que quelques minutes à la Mystérieuse pour transborder son butin, puis, s'emparant du balancier, elle se mit à lentement pomper. La petite plate-forme roulante se mit en mouvement et disparut rapidement dans l'ombre opaque d'un tunnel de service. QUE FAIRE ? Il y avait un silence de mort sous les dorures quand l'inspecteur Lécoux pénétra dans la salle de réunion. Mais aujourd'hui ils le regardèrent avec un certain respect, ces fonctionnaires de la police et du ministère. Ce fut le chef de cabinet qui lui posa la question à brûle-pourpoint, à peine fut-il assis. « A qui avons-nous affaire ici ? » « Monsieur, je vous dirais que la vraie question n'est pas celle-là. La vraie question est : à quoi avons-nous affaire ? » Il y eut un murmure parmi les présents, que l'inspecteur se hâta de faire taire : « Non, non, je ne veux pas dire que cette femme serait une créature... surnaturelle. Non... Je veux dire simplement qu'elle à de qui tenir... » Et il martelait ces mots en brandissant une fascicule. « Grâce à un ami bouquiniste, je suis parvenu à me procurer cette brochure, publiée en anglais - langue dont je possède plus que des rudiments - brochure qui décrit l'entraînement et les activités des espions - et des espionnes ! - de l'ancien Japon. Sachez que tout ce que parvient à accomplir celle que j'ai nommé la Mystérieuse relève d'un savoir très ancien dont on n'a aucune idée en Europe. Le jiu-jitsu n'en est qu'une des facettes, car ce que l'on appelle là-bas le nin-jitsu comporte bien d'autres arts encore, comme le mesmérisme, les poisons foudroyants, le maniement de diverses armes exotiques, l'art du déguisement et de l'invisibilité, le tout lié à une solide formation d'acrobate. Tout, messieurs, laisse à penser que nous avons affaire à une Française qui serait parvenu à devenir une... » il regarda une page de son livre « une kunoichi moderne... car c'est ainsi qu'on appelait jadis les nombreuses espionnes formées à ces disciplines. J'ai consulté une personne de l'ambassade du Japon, qui m'a confirmé que cette tradition est encore vivante de nos jours et qu'elle est telle que cette brochure la décrit. Ses adeptes sont certes moins nombreux aujourd'hui qu'autrefois, mais ils - et elles - sont toujours là... J'ai demandé que l'on fasse des recherches à Tokyo sur le séjour que cette soi-disant fille de Ravachol aurait fait là-bas, mais si le Japon est certes beaucoup plus petit que la Chine, il est très peuplé...» Lécoux se tut, avec la conviction d'avoir produit son petit effet. « De toute façon, votre Mystérieuse n'est pas au Japon, elle est à Paris » le secrétaire du ministre observa un peu sottement. Nouveau silence, auquel le commissaire Andrieu mit fin, toujours sur ce ton légèrement persifleur dont il usait avec Lécoux. « Et donc, inspecteur, vous défendez toujours l'idée d'une rançon ? » « Je la défend, monsieur le commissaire et mille fois plus qu'auparavant. Vous avez tous lu, je suppose, les journaux du soir ? Avant les évènements de la nuit dernière, cette femme était un fait-divers. Avec le coup du Métropolitain, elle est en passe de devenir une terreur nationale. Ce ne sont pas simplement quelques victimes futures que nous sauverons avec cet argent, ce sera la tranquillité de la Nation, et je pèse mes mots : encore une ou deux affaires comme celle-là, amplifiées par les nouveaux moyens de la presse illustrée, et je pense qu'aucun de nous ne se risquerait à répondre de l'état de l'opinion. Or », et il regarda le ministre dans le blanc des yeux, « ce n'est pas à vous, messieurs, que je rappellerai que nous sommes en année électorale... » Il y eut des murmures en tous sens. Finalement le chef du cabinet tapait de ses doigts sur la table et dit : « Croyez-vous qu'elle transigerait ? » « Nous pouvons toujours essayer... quitte à risquer un nouvel incident. » « Vous savez la contacter ? » Andrieu posa la question comme un piège. « Bien entendu que non, c'est elle qui m'écrit... en portant des gants, sur une formulaire de petit bleu en vente dans tous les bureaux de tabac, envoyée aux heures de pointe depuis la Poste Centrale de la rue du Louvre. » S'adressant à l'ensemble des assistants. « Donc, quand elle me contactera - car c'est moi qu'elle contactera et moi seul - dois-je répondre que je suis autorisé à négocier au nom de l'État ? » Et sans attendre la réponse : « Jusqu'à quelle somme ? » Sur ce, un petit homme en noir qui ne s'était pas encore exprimé, se leva au fond de la salle et dit : « Douze ». Lécoux prit note, salua l'assistance et quitta la réunion. Mais en foulant le tapis luxueux du corridor, il restait sceptique. « C'est sûr qu'ils vont combiner dans mon dos encore quelque chose pour la prendre sans payer, et il y a toutes les chances du monde qu'ils échouent de nouveau. Ce ne sera pas joli joli... et ce sera moi qui trinque. » LA TOUR PRENDS GARDE Cher petit inspecteur, Vous avez vu : 6 hommes dont deux armés. J'espère que la démonstration a été convaincante, mais sachez tous que je suis capable de bien pire. Quant à ce flic que j'ai envoyé dans un monde meilleur, je n'ai aucun regret, j'ai senti en lui un être ignominieux qui devait battre sa femme... Rendez-vous à 7 heures, ce soir même, au sommet de la Tour Eiffel. Vous viendrez seul, nous négocierons, et si vous cherchez à me berner en quoi que ce soit, vous mourrez le premier... A ce soir donc, si vous l'osez. Il n'y avait pas de signature et l'inspecteur releva le retour au « vous ». Il resta quelques instants songeur devant le Petit Bleu qu'on venait de lui remettre. C'était le surlendemain du « massacre de Saint-Michel », ainsi nommé par une presse populaire qui ne tarissait pas à ce sujet. Il songeait à la vulnérabilité qui serait sienne, seul face à la Mystérieuse au dernier étage de la Tour Eiffel, à plus de 300 mètres du sol. De fait, l'inspecteur n'y était jamais monté, non précisément par peur, simplement parce que cela ne lui faisait pas envie. Il préférait admirer d'en bas la huitième merveille du monde, ce qu'il faisait souvent, d'ailleurs. Il ventait et il pleuvait par ce crépuscule de fin d'automne. Le bras droit toujours en écharpe, le dos au palais du Trocadéro sur l'autre rive de la Seine, l'inspecteur resta longtemps le nez en l'air à contempler d'en bas ce prodige de la technologie française. Il était très en avance pour le rendez-vous fixé par sa Mystérieuse. Sa montre de gousset indiquait 6 heures du soir quand il se dirigea d'un pas lent vers la modeste queue de visiteurs devant le guichet surélevé au pied de la Tour. Il ne rejoignit pas la queue, mais se posta sur le côté, comme celui qui attend quelqu'un. Et en effet, il guettait du coin de l'œil la file des visiteurs, espérant y reconnaître, sous quelque déguisement, celle qu'en son for intérieur il répugnait encore à qualifier d'« assassin »... mais qui l'était devenu bel et bien A plusieurs reprises il crut reconnaître sa « proie » en effet, mais à chaque fois la ressemblance avec la liseuse du métro lui parut, en fin de compte, trop ténue. A sept heures moins le quart, il abandonna l'absurde espoir. Se tournant vers le gardien de la paix en faction à l'entrée de l'ascenseur, il s'apprêta à extraire de sa poche sa carte tricolore, quand soudain il se figea : à cinquante pas devant lui, il avait repéré une figure connue, celle d'un jeune inspecteur en civil qu'il avait croisé quelquefois à la Sûreté. Toute coïncidence était exclue : il était là pour « elle ». Lécoux avait pourtant changé trois fois de fiacre, il était certain de n'avoir pas été suivi. Et lui seul avait lu cette pneumatique qu'il gardait précieusement au fond de la poche de son pardessus. Mais maintenant, que faire ? Une explication avec ce blanc-bec serait vaine, celui-ci avait ses ordres et n'était certainement pas venu seul. Scrutant discrètement les alentours, l'inspecteur crut reconnaître en effet deux autres collègues qui lui tournaient ostensiblement le dos. Il décida de faire celui qui n'avait rien vu. Si son hiérarchie voulait mettre des hommes en péril, c'était son droit le plus strict, leur devoir d'obéir. Lui, consulté, aurait fait tout son possible pour s'y opposer. La suite était entre les mains du Destin. Au deuxième étage de la Tour, l'inspecteur déboucha de la cage du deuxième ascenseur en compagnie d'une poignée d'élégants qui se dirigèrent d'un pas vif vers le restaurant à la mode. Le vent avait redoublé de violence et la pluie battait le fer au-dessus de leurs têtes. Ne restèrent à ses côtés à attendre la venue du petit ascenseur vers le sommet que deux jeunes paysans du Sud-Ouest, bâtis comme des rugbymen, qui avaient payé le prix fort pour braver les intempéries au sommet, aventure parisienne pour quelque veillée de chaumière. En matière d'aventure, les pauvres allaient être servis. Au bout de son câble d'acier, la cabine se posa doucement et les portes vitrées s'ouvrirent. Précédant les deux jeunes géants au bénéfice de l'âge, l'inspecteur entra dans la pénombre de la cabine. Le liftier silencieux qui leur tournait le dos - et semblait peu soucieux des tickets qu'ils tendirent vers lui - referma les portes et actionna un levier. Il y eut un ronflement lointain, un grincement métallique, et la cabine s'ébranla vers les hauteurs. Bientôt l'inspecteur commençait à ressentir l'effet du balancement ; il en eut des papillons à l'estomac. Les jeunes paysans, eux, semblaient immunisés contre le vertige : appuyés aux vitres, ils admiraient le paysage parisien qui se déployait dans une pénombre crépusculaire sous la pluie et la brume. Par-ci par-là apparaissaient les scintillements des premières enseignes électriques. L'inspecteur avait beau savoir que ce balancement de la construction d'Eiffel était tout à fait normal, qu'il était même essentiel à la survie de sa Tour, que celle-ci était montée sur des pistons hydrauliques géants qui absorbaient la poussée du vent, sa nausée ne s'en aggravait pas moins d'une peur irraisonnée. Mais soudain une frayeur moins lointaine vint chasser tout à fait sa nausée : il venait de s'aviser que si ce liftier portait bien la veste et la casquette de quelque uniforme, le bas de sa tenue était beaucoup moins réglementaire. Dans cette étroite cabine, on n'y voyait plus guère, mais le policier était sûr de reconnaître un collant noir et des chausses de cuir montantes et baleinées qui ne lui étaient que trop familiers : la Mystérieuse était là, à quelques centimètres devant lui. Le balancement s'accentuait au fur et à mesure que la cabine gagnait en hauteur, et cependant un étrange mélange de peur et d'exaltation avait balayé définitivement son malaise. Mais même en possession de tous ses moyens, que pouvait-il bien faire ? Fut-ce avec l'aide des deux puissants paysans, avait-il espoir de maîtriser cette femme, de l'assommer, de lui passer les menottes ? Il était certes armé, mais à moins de tirer tout de suite dans le dos de son ennemie, il savait parfaitement que tout avertissement réglementaire, du type « les mains en l'air », émis dans le voisinage immédiat de cette invincible adepte du jiu-jitsu, serait inéluctablement fatal. D'ailleurs, le galant homme en lui autant que le défenseur officiel de la légalité républicaine, répugnait à tirer une femme dans le dos. Pour la deuxième fois en quelques minutes, il prit le parti de n'avoir rien vu. Au dernier étage, la nuit était tombée tout à fait et l'orage s'était mué en tempête. L'amplitude des oscillations de la plate-forme avaient sûrement atteint le point de rupture, songea-t-il. Sans même un regard pour ce liftier suspect, l'inspecteur mit les corps massifs des paysans entre lui et sa Némésis supposée pour aller s'appuyer à leurs côtés aux hauts grillages qui les séparaient d'une chute dans le vide de plus de 300 mètres. Plusieurs minutes passaient sans incident. Enfin, il osa un regard par-dessus son épaule. La cabine n'avait pas bougé, la porte était restée grande ouverte, mais au-delà du cercle de clarté qui tombait de l'unique luminaire de la plateforme, il distingua vaguement la silhouette du liftier... laquelle semblait bizarrement plus filiforme. Puis soudain cette silhouette fonça vers eux avec la souplesse silencieuse d'une chatte, son pas chaloupé compensant le tangage de la Tour avec l'habileté d'un vieux marin. Le commissaire poussa un cri d'alarme et les deux paysans se retournèrent comme un seul homme pour se trouver face à une mince silhouette qui arrivait sur eux et dont ils sentaient instinctivement qu'elle ne leur voulait rien de bon. Les deux campagnards eurent donc un réflexe naturel : ils tendirent les bras pour repousser l'attaque. Autant offrir son mâchoire aux gants d'un Charpentier : débarrassée de sa veste et de sa casquette de liftier (qu'était-il devenu celui-là ? se demanda le policier), vêtue à présent de sa seule tenue de soie noire, la Mystérieuse happa un épais poignet dans chaque main gantée et, profitant de l'élan des deux hommes, les tira à elle tout en entortillant de subtile façon leurs deux bras. Les jeunes géants se mirent à hurler de concert, poignets et épaules tordus de cruelle façon : ils étaient devenus frères siamois, liés inextricablement l'un à l'autre, debout tous deux sur la pointe des pieds, « l'air franchement ridicule », songea l'inspecteur à part lui. Mais cette prise spectaculaire, par laquelle ce « petit bout de femme » tenait à sa merci deux armoires à glace, n'était qu'un moyen pour arriver à ses fins : le premier reçut la percussion d'un mignon genou sur l'arête du bassin et s'écroula aussitôt, gémissant et à moitié knock-out, entraînant dans sa chute son ami, lequel reçut au passage un étrange coup de grâce, le menu poing de la femme s'abattant avec précision sur le sommet de son front et l'endormant aussitôt. Les deux hommes à terre, la Mystérieuse se pencha sur sa première victime et mit un terme à ses plaintes d'un geste sec que Lécoux ne put voir. La « Fille de Ravachol « se redressa alors et l'interpella de sa voix moqueuse : « Enfin seuls ! A nous deux, maintenant, petit inspecteur de mon cœur ! ». La voyant s'avancer vers lui, Lécoux crut à une attaque imminente et recula tout en dégainant de la main gauche, geste auquel il s'était entraîné depuis que la Mystérieuse lui avait brisé le poignet. Elle était déjà tout près, trop près, il le savait... Elle n'eut cependant aucun geste agressif... Au contraire, semblait-il... mais l'inspecteur connaissait la rapidité de ses réflexes et de ses sauts d'humeur, et retenait son souffle... « Ta ta ta, cher ami, vous ne voulez tout de même pas que je vous brise l'autre poignet, ou que je maltraite quelques-uns de vos organes vitaux comme je sais si bien le faire ? Un collapsus pulmonaire est toujours désagréable... Alors rangez ce joujou et discutons... J'imagine que si vous êtes venu à ce rendez-vous, c'est que vous avez une proposition à me faire de la part de vos supérieurs. » Il vit pour la première fois de près le curieux pendentif que la Mystérieuse porta en sautoir, sorte de lame circulaire à pointes et qui luisait comme induite de quelque substance corrosive. Lécoux reconnut le shuriken de ses lectures, arme redoutée de ces kunoichi de l'ancien Japon... « C'est tout à fait exact, Madame... J'ai autorisation à vous proposer dix millions. » Elle le toisa, leva doucement sa main gantée et posa la fraîcheur du cuir contre sa joue... avec tendresse, lui semblait-il : « Ce qui veut dire, » reprit-elle tout aussi doucement, « que tu peux aller jusqu'à quinze... n'est-ce pas ! » Et il hurla. Il hurla parce qu'elle lui avait pincé la joue ! Non certes comme on pincerait la joue à quelque nourrisson mignon : le pouce et l'index s'étaient mués en double tenaille, et qui ne pinçait pas au hasard ! « Douloureux, n'est-ce pas ? C'est ton nerf trijumeau que je triture là, c'est une douleur insupportable qui peut dérégler à la longue le système nerveux... » Elle relâcha la compression implacable et la douleur décrut. Il avait frôlé la syncope et eut maintenant envie de vomir. Les terribles doigts de cuir restèrent au contact de sa joue meurtrie et il prit conscience qu'elle avait profité de sa souffrance pour envelopper savamment de son bras le sien gauche, au bout duquel il tenait toujours son Browning, et qu'elle le coinçait fermement, ce bras, sous son aisselle, de sorte qu'il ne put ni écarter son corps du sien, ni soustraire sa joue à la menace des terribles doigts : « Non, non... » il haleta. « Douze, ils ne lâcheront que douze, c'est leur dernier mot... » Elle enleva la main et recula. A ce moment seulement, à travers le voile rouge d'une douleur encore vive, l'inspecteur vit que la Mystérieuse portait un sac à dos d'alpiniste, volumineux et aussi noir que son collant. « Pauvre inspecteur... mais il fallait le dire tout de suite, cela t'aurait évité un gros hématome demain... D'accord, va pour les douze millions... en acompte ! Vous aurez de mes nouve... » Elle s'interrompis brusquement et exécuta sous ses yeux émerveillés un spectaculaire saut périlleux renversé pour disparaître dans l'ombre ! Par-dessus le fracas du vent qui sifflait dans les trous de la dentelle de fer, l'ouïe affinée de la Mystérieuse avait dû détecter quelque présence humaine. Et en effet, l'instant d'après, de l'étroit escalier aux 1 671 marches par lequel le visiteur intrépide peut gagner ce troisième étage au moindre coût, émergea une forme sombre et haletante qui pointait son arme en direction de la seule cible en vue, son collègue l'inspecteur Aimé Lécoux. La Mystérieuse avait disparu... mais pour reparaître aussitôt dans le dos du nouveau venu, à qui son jiu-jitsu ne laissa aucune chance. Saisissant la manche du bras armé en même temps que le revers du col de son adversaire, elle le tira sèchement en arrière, faisant ployer simultanément sa jambe d'appui de la semelle de sa souple bottine. L'homme se retrouva à genoux, le torse en porte-à-faux, dans l'impossibilité de se défendre. Il y eut alors un craquement sourd et un cri déchirant qui se perdait dans l'orage : la Mystérieuse venait de briser le bras armé contre sa cuisse fuselée aussi facilement qu'elle aurait cassé une allumette entre ses doigts. Le revolver heurta le sol et elle l'expédia au loin d'un coup de pied. Le gendarme suivant reçut la pointe de ce même pied au creux de la gorge avant même qu'il n'eût gagné la plate-forme ni même levé son arme : agité de soubresauts, émettant un horrible gargouillis, il s'effondra sur les marches, faisant trébucher les hommes en armes qui le suivaient de près. On entendit le bruit d'un fusil qui dégringolait les degrés de l'escalier. Mais la Mystérieuse finit sans doute par juger ce combat trop inégal, et entreprit alors la manœuvre la plus surprenante du monde. Tournant le dos aux nouveaux adversaires qui débouchaient de l'escalier, elle se mit à courir en direction de la Seine, tout en lançant par-dessus son épaule à l'intention du l'inspecteur abasourdi : « Décidément ton hiérarchie peine à comprendre : prépare la somme, je te contacte. » Et prenant son élan comme une sportive olympique, elle accomplit un nouveau saut périlleux et s'élança par-dessus la haute barrière pour se jeter dans le vide ! A la lueur des petites lampes électriques qui parsemaient la structure géante, Lécoux, le nez collé au grillage, suivait la chute du corps gainé dans la nuit. Il avait la gorge nouée. Suicide ? Etait-ce dieu possible ? L'expression de sa mère était remontée de son enfance, submergeant ses préjugés d'athées, tant il éprouvait un sentiment de perte indéfinissable... Mais déjà, comme une sorte de miracle, un grand cercle de tissu noir s'était déployé au-dessus du corps qui tombait et, s'étant rempli d'air, se mua en une sorte de ballon, que le vent d'est entraînait déjà au loin. Franchissant la Seine en un clin d'œil, il filait droite vers le Bois de Boulogne, une mince silhouette noire suspendue en-dessous... LE RAPT Déposition faite par Coëgan Yannick, né le 22 janvier 1889 à Brest, mécanicien liftier employé par la société de la Tour Eiffel, en présence du Brigadier Gautier Emile, suite à l'agression dont il a fait l'objet au soir du 10 décembre 1910. « J'exerçais normalement la fonction qui est la mienne, à savoir piloter l'ascenseur qui transporte le public entre les deuxième et troisième étages de la Tour Eiffel à Paris, et j'en étais à mon sixième voyage depuis ma prise de service à 4 heures de l'après-midi. Au départ de la cabine, il n'y avait qu'un seul passager, une dame - du moins j'ai cru que c'était une dame au vu de son habillement, et spécialement de ses beaux gants de peau, très fins, très ajustés et qui ont dû coûter très cher. Elle portait aussi, et je trouvais cela bizarre, un grand cabas en cuir. Pendant la montée, j'eus l'impression qu'elle étudiait attentivement les quelques gestes que je faisais, les gestes qu'il faut connaître pour pouvoir faire fonctionner l'ascenseur et je me demandais bien pourquoi. Par la suite, j'ai appris que cette dame, si c'était bien une dame, avait pris ma place, ce qui m'a beaucoup humilié, mais que pouvais-je faire ? Cela a été si rapide et puis ce qu'elle m'a fait, la dame, c'était absolument imparable... Lorsque nous sommes arrivés au dernier étage, il faisait orage et il n'y avait personne. Je pensais que la dame avait peut-être changé d'idée, car au moment de sortir de la cabine elle s'est arrêté à mes côtés et elle m'a souri. Un très joli sourire, presque... [le témoin cherche ses mots] affectueux... mais aussi avec de la... compassion. Puis elle a levé la main, pas le poing, je précise, elle ne m'a pas frappé du poing mais de la main ouverte, je croyais qu'elle allait me gifler et je me demandais pourquoi elle faisait ça, mais c'était du rebord de la main qu'elle m'a frappé, comme cela [le témoin fait le geste], juste sur la tempe, et j'ai vu trente-six chandelles. Je me souviens que j'ai chancelé mais je ne suis pas tombé parce que je me suis accroché aux épaules de la dame. Elle avait l'air embêtée, comme si elle avait raté son coup, mais moi, je tenais à peine debout et j'avais un de ces maux de crâne ! Elle poussa une sorte de soupir, me passa la main autour de la taille et me serrait contre elle, ce qui n'était pas désagréable, mais pour m'empêcher de m'écarter elle m'enfonçait le pouce ou quelque chose dans le rein, ce qui l'était beaucoup plus... Enfin elle a porté sa main à ma gorge et a pincé quelque chose là-dedans. Cela a fait tout drôle, elle ne m'a pas vraiment étranglé, je pouvais respirer, mais tout est devenu rouge et j'avais une sensation comme si ma tête allait éclater... après je ne me souviens de rien. Quand je me suis réveillé, il faisait nuit, j'étais couché sur le sol dans le local Marconi [il s'agit de l'installation de téléphonie sans fil expérimentée par le grand savant italien], avec une boule de cuir dans la bouche et mes pouces attachées dans le dos à mes chaussures avec mes lacets. C'était très inconfortable. Quelques heures plus tard, je ne sais plus combien, les agents m'ont libéré les mains et les pieds, mais il a fallu attendre qu'on réveille un serrurier pour venir m'enlever le bâillon de la bouche. Fait ce jour à Paris, etc. Lécoux posa le procès-verbal sur son bureau et resta songeur. Le bilan de l'opération Tour Eiffel, comme on l'appelait avec humour dans les bureaux de la Sûreté, était relativement bénin. Certes, l'un des blessés était dans un état critique, mais le corps médical avait tout espoir d'éviter une issue fatale suite au terrible « coup de savate en pointe » (selon la diagnostique officielle) reçu juste au-dessous de la pomme d'Adam. L'enquête avait également déterminé que la criminelle s'était échappée grâce à l'usage d'un parachute Robert, dernière en date des inventions de cette sorte, déjà maintes fois expérimenté par son créateur sur les falaises d'Etretat. La somme de la « rançon » avait été réunie à présent, en billets usagés selon les exigences de la Mystérieuse. Elle était déposée dans le coffre-fort de la Sûreté. Lécoux, pouvait, selon ses désirs, y accéder à tout moment, de jour comme de nuit. Car dorénavant, on prenait le petit inspecteur très au sérieux. La consigne était venue du sommet de l'état : c'en était assez de ces faits-divers sordides : que la Mystérieuse disparaisse donc de son propre gré et avec la bénédiction du gouvernement, puisque la police s'avérait incapable de la mettre sous les verrous. Plusieurs semaines allaient pourtant s'écouler sans que la dame se soit manifestée. Et puis vint ce paisible dimanche de décembre, peu avant Noël, quand un petit garçon haut de trois pommes s'était présenté devant le bureau du planton de garde à la Sûreté avec un message qu'il lui était instamment recommandé de ne remettre qu'en mains propres à l'inspecteur Lécoux. Le planton avait ses instructions et le garnement se trouva brusquement soulevé et porté manu militari jusqu'au 3ème étage. Depuis l'épisode de la Tour, Lécoux avait installé un lit pliant dans son bureau et faisait venir ses repas du restaurant auvergnat au coin du quai de la Mégisserie. Il se sentait mieux en sécurité ici contre les déprédations de la Mystérieuse, sa propre maison ayant déjà fait l'objet d'une violation. Et puis, deux étages plus bas, il avait le pactole sous la main au moindre appel. Le message dont innocent moutard fut porteur, était à coup sûr le plus laconique que l'inspecteur ait reçu depuis le début de cette difficile enquête. « Ce soir 6 heures place du Panthéon pour la remise » L'écriture très particulière de la Mystérieuse, presque calligraphiée (cette enfance japonaise, se disait-il) tenait encore lieu de signature. Il regarda sa montre : en se dépêchant, il calcula avoir juste le temps de sortir la valise du coffre, puis de gagner à pied par la rue Saint-Jacques le lieu du rendez-vous. En évitant les aléas du réseau pneumatique, son ennemie avait fait en sorte que même si cela avait été dans ses intentions, il n'aurait guère eu le temps d'organiser une filature. S'il prenait la partie de se rendre au Panthéon à pied, c'était pour n'alerter personne de la Grande maison : il lui fallait assurer seul cette mission, et jusqu'au bout. Il se mit donc en route, mallette de cuir discrètement enchaînée à son poignet droit, débarrassé quelques semaines plus tôt du plâtre qui l'avait encombré... Et cependant, si la poudre devait parler, il préférait encore avoir la main gauche libre. Il faisait déjà nuit noire Place du Panthéon, pratiquement déserte ce dimanche-là, comme tout le quartier Latin, d'ailleurs, en raison des vacances universitaires. Deux ou trois piétons se hâtèrent vers la chaleur de leurs pénates, un auto-taxi déboucha de la rue Soufflot pour s'engager dans la rue Saint-Jacques, deux fiacres disparurent en direction de l'église Saint-Etienne du Mont, qui venait juste de sonner l'heure des vêpres. Sur le moment, l'imprécision du billet quant au lieu exact du rendez-vous l'avait étonné. A présent, il en comprenait les raisons : il était pratiquement seul sur le bord de la place, donc aisément repérable pour quiconque observait. Et « elle » l'observait sans doute en ce moment même, croyait-il. Il se trompait pourtant, du tout au tout. Car il entendit soudain le bruit d'une « grosse cylindrée » et un véritable petit bolide fit irruption sur la place et fonça droit sur l'emplacement où il se tenait devant la Mairie du 5ème, s'arrêtant pile dans un crissement de métal et de caoutchouc à moins d'un mètre devant lui. Sans réfléchir, il se pencha vers la basse voiture de courses, cherchant à distinguer le visage du chauffeur sous la capote de toile verte ... quand la porte s'ouvrit brusquement et il eut la stupéfaction d'être saisi impérativement par la lèvre supérieure et tracté irrésistiblement vers l'intérieur de la voiture. L'étrange prise lui faisait assurément très mal, mais il vécut aussi l'humiliation taurine, il se sentit l'anneau au nez... tout en humant un capiteux parfum de cuir. Le moteur tournait encore. Et il ne s'était pas plutôt trouvé assis aux côtés de la conductrice que celle-ci avait embrayé dans un grand bruit et démarré avec une telle énergie que la portière à ses côtés s'était refermé toute seule. La femme conduisait vite et bien une voiture en laquelle il avait cru reconnaître une Mercedes, authentique voiture de course en effet, très coûteuse, capable de 100 km/heure et plus. A présent, ils devaient filer à au moins 40 à l'heure, dépassant indifféremment sur la droite ou la gauche toutes les autres autos, évitant de justesse quelques fiacres, quelques attelages de commerce qui se traînaient par là. Détachant son regard des pavés qui défilaient sous leurs pneumatiques, il se mit à examiner son ennemie du coin de l'œil. Il eut le temps de remarquer l'ample cape de laine noire, sous laquelle se devinait néanmoins le collant de rigueur, vit que la tête cagoulée était coiffée d'un chapeau mou à bords larges avant que dans une rue qu'il ne sut reconnaître, la dame freina à nouveau brutalement le long du trottoir, tendant le bras contre la poitrine du flic pour l'empêcher de heurter le front contre le pare-brise. Mais ce bras secourable ne le demeura pas longtemps mais il se replia d'un mouvement tournant et la main gantée de cuir qui émergeait des souples plis de laine, se glissa presque sensuellement sous l'aisselle gauche de l'homme. Puis, tournant négligemment le visage vers lui, elle s'empara tout aussi doucement du poignet du même bras. Qu'allait-elle lui faire ? Il était paralysé par la peur, car il savait toute résistance inutile et s'abandonna d'avance à la terreur de sa science. Derrière le masque de soie, les yeux de la Mystérieuse lui firent un sourire rassurant et pour la première fois de la soirée, la femme lui parla... « Je t'emmène, petit inspecteur... Toi et ta rançon, vous allez venir chez moi, mais pour cela tu vas devoir dormir un peu... Je n'aime pas les Petit Poucet...» Il y eut soudain une douleur électrique sous l'aisselle et il se mit à étouffer... « Ce n'est rien, mon petit, n'aie pas peur, juste une paralysie momentanée des poumons... » Et il comprit soudain qu'elle lui provoquait cette sensation atroce rien qu'en lui pinçant entre deux doigts quelque tendon sous le bras ! Il n'eut guère le temps d'avoir peur... avant de sombrer dans le néant. Il revint à lui alors qu' « on » lui massait vigoureusement la poitrine et les épaules. Ouvrant les yeux, il vit sur sa poitrine une main gantée qui rythmait sa respiration tandis que l'autre, invisible, appuyée à la nuque, faisait ployer sa tête. Où était-il ? Assis dans un fauteuil confortable avec la Mystérieuse debout derrière lui,. Contrairement à son attente, ils étaient dans un salon bourgeois confortable et tout ce qu'il y avait de plus ordinaire. « Te voilà revenu parmi les vivants, frais comme un pinçon ! Mais sache-le, inspecteur : cette prise que je t'ai faite, et qui t'a fait dormir une petite demi-heure, eût été fatale si j'avais choisi de la prolonger ne serait-ce qu'une dizaine de secondes. Te voilà prévenu... » Elle recula et semblait réfléchir. Il observa qu'elle avait quitté chapeau et cape et se tenait devant lui dans sa tenue de monte-en-l'air, formes gracieuses insolemment moulées à nouveau dans le collant de soie. « Pour des raisons qui pour l'instant ne regardent que moi, j'ai pris la décision de faire de toi mon prisonnier pendant quelque temps. » Il voulut se lever mais constata qu'il ne le put : chevilles et poignets étaient maintenus au fauteuil par de minces colliers métalliques rembourrés de cuir. La Mystérieuse rit et toucha un ressort caché. Les quatre colliers s'ouvrirent : il était libre. Il porta la main à son aisselle droite qui lui faisait très mal. « Ce fauteuil sera pour les moments où je devrais m'absenter, sinon tu as la liberté de cette pièce. Mais je sais que tu sais que toute fuite est impensable en ma présence... n'est-ce pas ! » Et son geste était d'une vivacité telle qu'il ne le vit pas seulement venir : dans son poing ganté elle saisit les quatre doigts de sa main, les serra douloureusement et leur imposa une torsion vigoureuse qui l'obligea à s'accroupir aussitôt et de façon ridicule aux pieds de la femme, yeux rivés malgré lui sur les souples bottines, dont il avait appris de visu quels dommages elles pouvaient causer à l'anatomie des hommes. « Alors, pas de blague inspecteur, car je ne voudrais pas être obligé de te faire vraiment mal... » Elle le relâcha et recula d'un pas. Lui se remit debout. « J'ai compté l'argent et tout y est. Pendant quelque temps je pourrais me consacrer tranquillement à mes œuvres, et je t'avoue que pour arriver à mes fins tu m'as été d'une grande utilité... jusqu'ici. Pour une part, cette petite visite que tu me fais est une récompense. Tu t'étonnes ? C'est pourtant l'exacte vérité. Tu as dû beaucoup penser à moi, n'est-ce pas, car après tout je suis une femme plutôt exceptionnelle, non ? Tu as dû te demander sans cesse « où habite-elle ? de quelle façon vit-elle ? comment est-elle à la maison ?... Tu te demandais peut-être aussi » et elle baissa la voix, « comment elle fait l'amour, est-ce qu'elle fait seulement l'amour, est-ce qu'elle le fait avec des hommes ou des femmes... ou des chiens ! » La voix était devenue presque inaudible. Mais sur le visage de l'inspecteur se lisait un indéniable acquiescement aux paroles de la femme. Puis elle rit bruyamment et lui tourna le dos pour se diriger vers le buffet où l'attendaient des bouteilles et des verres. Il devinait qu'en lui tournant le dos elle le défiait : « si tu veux tenter ta chance, c'est le moment »... Mais Aimé Lécoux savait à quoi s'en tenir, il avait appris à craindre l'effroyable expertise de cette femme, et se garda bien de bouger de sa place. « Et puis, tant que tu demeures ici, » continua-t-elle « je t'aurais à l'œil, je saurais que tu n'es pas en train de fouiner dans mes affaires. » Elle lui tournait toujours le dos, remplissant deux verres avec méthode. Jusqu'ici, l'inspecteur s'était tu, tant la situation le laissait sans voix. Enfin, il se hasarda à parler : « Combien de temps... ? » « ... est-ce que je compte vous garder ici ? Ah, voilà la question. Pas longtemps sans doute, plus longtemps que ça peut-être. Cela va dépendre. » « De quoi ? » « De toi... mais d'autre chose aussi. » Elle lui tendit un verre qu'il prit, Elle leva l'autre comme pour trinquer mais à cet instant, le regard de la Mystérieuse tomba sur la pendule de la cheminée, et sa manière changea. « Il est tard et je dois te laisser. Rassieds-toi. » Instinctivement, il se raidit : l'orgueil masculin resurgit en dépit du bon sens. Devant cette brève hésitation, la Mystérieuse ne perdit pas de temps en vaines menaces : elle plaqua sa main contre le ventre de l'homme et à travers le fin tissu de sa chemise, les terribles doigts gantés s'agrippèrent à la peau si tendre comme la serre d'un oiseau de proie, provoquant comme une atroce brûlure. Le lui tomba de la main de l'homme qui poussa un hurlement pitoyable, la suppliant de le lâcher, tandis elle le repoussait jusqu'au siège, où il n'avait d'autre choix que de s'asseoir, puis accentua encore sa prise jusqu'à ce qu'il pose les bras sur les accoudoirs : un déclic s'ensuivit et les quatre colliers d'acier se refermèrent sur ses membres. Elle renonça alors à sa saisie infernale, frotta même charitablement pendant quelques instants la peau meurtrie, faisant disparaître en un instant, au son grand étonnement de sa victime, la sensation de brûlure atroce. Puis elle se planta devant lui, les mains sur les hanches. « Je ne tolère aucune résistance, pas la moindre velléité de révolte, est-ce bien clair inspecteur ? » « Oui » bougonna-t-il. Elle lui prit la mâchoire entre le pouce et l'index, lui releva la tête et le fixa de ses yeux imperturbables : il sentait que la légère pression que les doigts de cuir exerçaient sur ses joues et ses gencives pouvait devenir rapidement plus qu'inconfortable : « Oui, qui ? Oui, mon chien ? » « Oui, Madame ! » fit-il avec difficulté en raison de l'immobilisation de sa mâchoire. Elle le relâcha alors et recula, tout en le corrigeant doucement : « Mademoiselle », dit-elle. Et sans autre forme de procès, elle tourna sur ses talons et disparut derrière une lourde tenture. Il entendit la porte s'ouvrir, se refermer, puis plus rien du tout. Il en déduisit que la pièce était insonorisée.