Monsieur Jourdain Prométhée de Noël Burch suite des aventures de Louise Lame MONSIEUR JOURDAIN PROMÉTHÉE 1 But this bold lord, with manly strength indued She with one finger and a thumb subdued Alexander Pope : The Rape of the Lock Louise Lame raccrocha le combiné, soulagée mais vaguement irritée aussi. La rupture ne s'engageait pas trop mal mais pouvait encore déraper. Depuis trop longtemps déjà sa dernière amante lui procurait un profond ennui, au lit et ailleurs. Mais la liaison aura eu du bon se disait Louise, ne serait-ce que parce qu'elle s'était enfin avouée que les lesbiennes pures et dures étaient pour elle trop souvent bornées et immatures, sans saveur et sans odeur. Que seule une femme « bi » savait partager le plaisir. Du reste, retrouver pour quelque temps sa solitude nocturne n'était pas pour lui déplaire. Mais son humeur resta sombre. En ce mois de juillet cela pouvait s'expliquer à plusieurs titres. Il faisait bien trop chaud aux Antilles pour pouvoir s'y réfugier dans les bras de l'un ou l'autre des beaux amants noirs qui l'attendaient à tout moment, jeunes hommes doux, prévenants, supérieurement équipés, et qui préféraient la femme de quarante ans - culte latin de la mère oblige - aux jeunes filles en fleurs. Et qui étaient donc gentiment infantiles... Et puis Louis, seul amant parisien à peu près acceptable depuis trois ans... Louis était parti en province chercher du travail ! Certes, pour Louise et ses collègues parisiennes, le premier mois de l'été était normalement une saison faste. Avant de rejoindre leur famille en vacances, tant d'hommes mariés qui n'osaient demander certains accommodements à leurs épouses, se replongeaient dans les délices vénales de leur vie de garçon, s'autorisant une fois l'an les paradis cuisants que Louise savait leur offrir. Mais en ce mois de juillet, on eût cru toutes les messageries roses en panne, tous les journaux érotiques en grève... « La crise, bien sûr, » se consolait-elle, ayant lu tant de fois qu'aujourd'hui même les couches moyennes en souffraient Mais les factures impayées ne s'en accumulaient pas moins dans la boîte laquée à côté du bouddha en bronze. Louise se rendit à son cours bihebdomadaire d'arts martiaux chinois. Après quinze ans de pratique assidue, les esquives et projections du tuy shoo, les saisies paralysantes du qin na, n'avaient plus de secret pour elle. Mais même ici la guigne ne la lâchait pas aujourd'hui : pour la troisième fois en un mois, seuls des néophytes étaient sur le tapis et aucun ne put lui tenir tête : une fois de plus, son seul dérivatif, le combat intensif, lui était refusé. Elle ne résista que trois minutes à la tentation de punir un partenaire encore plus maladroit que les précédents, puis le prit à contre-pied avec un balayage de la cheville dont elle eut la satisfaction de la sentir parfaite... et bien trop sec pour ce débutant. Elle se dirigea vers les douches, sans un regard pour le jeune balourd qui savait si mal tomber et qu'elle devina recroquevillé, en train de se frotter le coccyx meurtri. Dans un café elle prit le thé, angoissée à l'idée de rentrer. Elle vit un beau garçon qui la dévisageait. Réflexe de chasseresse, Louise projeta la force de son charme imparable. Mais avant qu'il ne pût opérer, sa cible fut rejointe par une fille genre mannequin et Louise demanda sa note. Dans un cinéma du quartier Latin où ses accointances professionnelles avec le gérant lui valaient des « exos », elle bailla une heure devant un nouveau film anglais, à l'érotisme extravagant et glacé, puis décida de regagner son troisième. Se démaquillant devant sa triple image, les petites rides sous le menton lui parurent plus démoralisantes que d'habitude. Elle songea au somnifère, y renonça par orgueil : elle n'en était pas encore là... Et elle s'endormit sans mal, mais son sommeil était hanté par un érotisme lointain, abstrait... Au cadran lumineux qu'elle déchiffrait mal à travers des cils encore gluants, il était 4:35 quand elle se réveilla. C'était la soif, c'était l'envie de faire pipi qui l'avaient tiré de son sommeil, pensa-t-elle. Le corps et l'esprit encore engourdis, elle s'assit, repoussa les couvertures... ... et s'éveilla d'un seul coup, l'oreille tendue. Elle n'était pas seule. L'escalier en colimaçon qui se dressait contre le mur de son petit salon venait distinctement de craquer. Premier réflexe : le téléphone, la police... Mais le combiné resta suspendu sur une pensée perverse : et si elle tenait en ce visiteur nocturne un palliatif de son ennui, l'occasion pour une fois de s'amuser à Paris ! Avec un délicieux sentiment de fol abandon, Louise Lame décida de jouer les Emma Peel. Sans allumer, sans faire le moindre bruit, elle revêtit prestement une tenue de travail qui gisait là, à portée de main, une combinaison en cuir noir et mât, propre à la rendre invisible dans la nuit de son appartement. L'audace de Louise était toute relative, d'ailleurs : compte tenu du double avantage de l'obscurité et de la surprise, compte tenu de sa capacité à faire mal aux autres et du plaisir indéniable qu'elle y prenait. elle ne doutait pas d'avoir le dessus sur le cambrioleur le plus herculéen, A tâtons sous le lit, elle trouva une paire de tennis noirs sans lacets. Mais comment avait-il pu pénétrer chez elle sans la réveiller ? Dans l'obscurité de l'entrée, elle palpa la porte : aucune trace d'effraction. Son visiteur était un véritable Arsène Lupin ! A moins qu'il n'eût les clefs ? Mais personne n'avait les clefs de l'appartement de Louise Lame. Silencieuse sur ses tennis, elle gagna au revers l'escalier en colimaçon dont la claire-voie se détachait contre la lueur striée des stores. Là-haut, dans ce « donjon » qui était le lieu de son travail, elle entendait depuis quelques minutes déjà, un discret remue-ménage. La porte de ce qu'elle appelait son « placard à malices » grinça... Bientôt un autre bruit familier : le bruissement de sa grande cape en latex, le « clou » de sa garde-robe de travail. Elle sut alors qu'elle n'avait pas affaire à un banal cambrioleur. Elle eut encore moins peur. L'escalier se remit à grincer discrètement. Louise vit une silhouette haute et bedonnante qui descendait avec précaution - une silhouette qui ne lui était pas inconnue... z Chargé de son butin bruissant, rempli d'angoisse, l'homme descend avec d'infinies précautions l'escalier en spirale. Mais... ... à peine pose-t-il le pied sur le parquet qu'une forme mince et élastique se colle à son dos. Son cri d'effroi se transforme aussitôt en hurlement de douleur quand des doigts nerveux insinués entre ses cuisses se referment comme une serre d'acier sur ses testicules. Plié en deux par une traction atroce, il sent la force irrésistible d'une jambe sinueuse qui balaie son appui. Son front s'écrase contre le parquet, une lumière explose dans sa tête. A moitié assommée, toute résistance abolie, il a le sentiment d'être devenu une grande poupée gonflable entre les mains d'un adversaire quasi-invisible, à la science infaillible et dont le corps filiforme, certainement féminin, dégage un lourd parfum de cuir... Son pouce se retrouve bloqué il ne sait comment, puis une torsion au bras l'oblige à rouler sur lui-même jusqu'à ce que le bras captif se transforme en garrotte qui lui serre la gorge A moitié étranglé, souffrant horriblement de l'épaule... et du rein, où un genou osseux est venu s'appuyer « comme par hasard », il ne peut bouger d'un pouce. Une main, si frêle et fraîche qu'il ne peut croire qu'elle appartient à sa brutale conquérante, se pose sur sa joue, remonte vers ses cheveux, douce, caressante... Et bien entendu l'homme sait à qui elle appartient, cette main et il bande déjà en attente d'une délicieuse suite... avant de comprendre que le jeu n'est pas fini, que les doigts si caressants qui lui massent la pommette, cherchent en réalité la tempe, où elles exercent maintenant une pression insoutenable : il s'entend geindre comme un enfant... avant de tomber dans le noir. z Augmentée de quelques kilos à peine, la pression que Louise Lame venait d'exercer de l'index et du majeur croisés sur la pointe tayang de son cambrioleur, eut endormi sa victime pour l'éternité. Le vieux maître de qin na auprès de qui elle s'était initiée à cet art redoutable lors d'un long séjour à Shanghai, lui avait appris à doser subtilement les dommages qu'elle infligeait aux cavités vitales. Le traumatisme cérébral qu'elle venait de causer à son intrus était tout passager, ne laisserait aucune lésion. Sans intervention de sa part, pourtant, le bénéficiaire de ses « soins » ne se réveillerait qu'au bout de plusieurs heures... avec la migraine de sa vie. Abandonnant sa prise désormais inutile, Louise Lame se relèva et chercha l'interrupteur. Une douce lumière halogène chassa les ombres et elle partit d'un grand éclat de rire. En son visiteur nocturne, elle venait de reconnaître B..., miché fétichiste, homme généreux mais dont les séances étaient d'un ennui indescriptible. Elle l'aurait envoyé sur les roses depuis longtemps déjà sans les difficultés d'argent qui la tenaillaient. Mais comment était-il entré chez elle à quatre heures du matin ? Elle fouilla l'homme endormi par ses soins et trouva le double de toutes ses clefs, celle de l'immeuble compris... Louise Lame entra dans une rage blanche : son intimité avait été violée, et par ce mollusque ! Les gestes du métier s'imposèrent comme d'eux-mêmes : dénouant prestement les lacets de l'homme étendu sur le ventre, elle rabattit les talons sur les fesses, croisa les poignets inertes et attacha ainsi les pouces aux chaussures. Une lesbienne perverse dont Louise avait été follement éprise parce qu'elle appartenait à la police des aéroports (notre héroïne fantasmait fort sur les femmes en uniforme) lui avait enseigné dans un élan d'amour cette technique vicieuse. L'ayant considérablement amélioré grâce à un nœud chinois diabolique, Louise s'en servait uniquement sur des soumis amateurs du hard bondage - attachements à la limite de la torture. Louise alluma le gaz sous la bouilloire, tout en contemplant le corps de l'homme ligoté face au sol. Elle avait retrouvé son calme, un pâle sourire parut. Quel toupet quand même ! Il avait les clefs ! Mais comment ? Elle vit au sol sa cape en latex et d'autres accessoires que B... avait voulu emporter. Et elle se rappela les mots d'une consœur : « Un bout de plastique et le tour est joué, peu importe ce qu'il y a dedans... Nous sommes une voile à l'horizon... Avec un fétichiste, il faut d'abord s'imposer comme une personne réelle »... Et Louise de se promettre ce plaisir ! Un scénario pour miché lui vint tout naturellement : oui, comment s'était-il procuré ces clefs ? Elle allait le savoir avant de le livrer à la police. Pour la première fois depuis longtemps, elle savourait d'avance une « séance »... Mais... le livrer à la police ? Vraiment ? Et Louise Lame de faire un rêve... Amener un maso, à plus forte raison un fétichiste, plus loin qu'il n'en avait envie, voilà qui l'excitait depuis toujours... Mais depuis toujours aussi, avec le cochon de payant, il y avait les limites, les fameuses « conventions » entre le maso et sa sadique stipendiée : pas de cravache ou alors pas de marques, pas de douleur ou alors pas de hard bondage. Et ceux qui voulaient avoir mal ne le voulaient que d'une certaine façon précise (amateurs de cravaches, ou de pinces aux tétons ou de « ciseaux » étouffants). Avec les « amants de service », les limites généralement reculaient encore plus loin. Jusqu'ici, par exemple, Louis n'avait pas du tout voulu jouer avec elle ! Et voilà que lui tombait du ciel un jeu où il n'y aurait de limites que celles que lui imposerait son caprice ! L'occasion de se défouler en grandeur nature de toutes les frustrations, vexations, ressentiments et autres colères rentrées qui s'accumulaient en elle depuis son retour des Antilles quatre mois plus tôt. Se venger des lesbiennes ennuyeuses, des amants imbus d'eux-mêmes et enchaînés par le « dieu travail », de cet environnement parisien où elle s'étouffait. Se venger surtout de n'avoir d'autre choix dans la vie que d'offrir ses pieds à baiser à tant de michés exaspérants pendant une heure en échange de quelques malheureux billets, michés dont cet homme à ses pieds était le plus vil spécimen. La technique qu'elle venait d'employer pour faire perdre connaissance à son lamentable cambrioleur, elle y avait déjà eu recours pour endormir un adversaire dans une rixe de bar ou de rue. Il lui était même arrivé, ayant un peu bu, de tuer ainsi un petit pickpocket terrassé dans une ruelle de Singapour. Mais la satisfaction qu'elle avait pu tirer de ces prouesses était plus athlétique que sensuelle. D'avoir ainsi endormi du bout des doigts cet homme ridicule et prétentieux qu'elle dominait avec une telle aisance, avait rempli Louise Lame d'une mauvaise joie inédite. B... s'était livré à elle pieds et poings liés - c'était le cas de le dire... Auprès de qui irait-il se plaindre d'une séquestration ou de quelques mauvais traitements qu'il aurait pu connaître ici ? Les fausses clefs toutes neuves trouvées dans sa poche étaient la preuve irréfutable de ses intentions criminelles ! Et puis Louise Lame, en cas de besoin, savait effacer les souvenirs. Sa décision était prise : cet homme ne sortirait d'ici que quand elle le voudrait bien. Et puis une autre idée lui trottait derrière la tête depuis qu'elle avait reconnu son triste « dévaliseur nocturne » : B... était fort riche. Ce corps flasque sur le parquet, les membres repliés dans le dos comme un crabe renversé, désormais objet sans défense de son défoulement aussi longtemps qu'il lui plairait, était aussi peut-être un moyen de résoudre ses problèmes financiers avant de repartir aux Antilles à l'automne. Oui, l'été s'annonçait un peu moins funeste. Elle se pencha, fit rouler B... sur le flanc, prit sa tête entre ses mains. Des deux pouces elle vrilla au centre de chaque sourcil. Il y eut quelques gargouillis, puis l'homme ouvrit les yeux, geignant de douleur (la même belle policière avait appris à Louise ce tour de... secouriste !) Relâchant sa pression sur les centres vitaux, Louise Lame présenta son visage dans le champ de vision de son prisonnier... « Alors cher ami, on me rend visite à des heures indues ? » L'homme la regarda, hébété... Elle brandit le jeu de clefs. « Tu expliques ça comment ? » Quelques balbutiements, puis le silence. « Je t'écoute... Non ? » Louis Lame se pencha de nouveau vers l'homme couché sur le flanc, posa un doigt léger sur la joue, tâta un instant les muscles faciaux, puis pinça brutalement en profondeur. Un hurlement à peine humain se fit entendre... Louise se félicita de l'insonorisation de son appartement. Les doigts meurtrissant se détendirent mais restèrent au contact de la pointe sensible. « Ça fait mal, hein ? C'est le nerf trijumeau... Si pour gagner mon pain je fais semblant d'être méchante, je sais l'être réellement pour rien du tout. Et j'aime assez ça.... Alors ? Ces clefs ? » Silence. « Dis donc, toi, tu veux que te fasse imploser un poumon ? C'est facile, tu sais » et du bout du pouce elle tâta la face interne de l'avant-bras : « Tu sens la douleur qui commence ? C'est la cavité Neigan sur le méridien du péricarde... » « Arrêtez : ... Les clefs traînaient un jour, vous étiez au téléphone dans la chambre, j'avais de la cire... » « C'était donc un projet que tu avais... ? » Le pouce fouilla plus fort... « Oui, c'est ça... » « Oui, qui ? Oui mon chien ? » De manière inattendue, elle lança la main recourbée, l'index en avant au creux de sa gorge, bloqua sa trachée. Le hurlement était à peine audible. Au bout de quelques longues secondes, elle permit à sa victime de respirer à nouveau... « Alors, oui qui ? » La voix fut à peine audible : « Oui, Maîtresse » « À la bonne heure... » Louise se releva : « Tu ne vas pas t'en tirer comme ça, tu vas rester ici quelque temps... en détention ». Tout en toussant spasmodiquement encore, l'homme voulut desserrer les liens qui retenaient ses pouces.. et poussa aussitôt un petit cri d'effroi. « Tu vois qu'il n'est pas conseillé de bouger : ce sont des nœuds très spéciaux que je t'ai fait : plus on se débat, plus ça se resserre... jusqu'à ce que les pouces tombent comme des feuilles mortes » Soudain, elle prit conscience de sa tenue et rit à gorge déployée, releva la tête de l'homme par les cheveux pour l'obliger à la regarder et lui dit sur un ton volontairement vulgaire : « Je te plais comme ça ? T'aimais pas que la cape, tu aimais aussi beaucoup cette combinaison, tu te rappelles ? Si ç'avait été dans le placard, t'aurais voulu la piquer aussi, je parie ! Je te fais encore bander ? » Elle glissa la main entre ses genoux repliés et lui tâta brutalement la verge rebondie. « Ah oui, pas mal... Mais quand je te dis que je vais te faire passer ça, tu peux me croire... Cette fois, t'es pas ici pour bander...» termina-t-elle avec un petit rire méchant. Elle se versa une nouvelle tasse de thé et réfléchit à la prochaine étape de cette mise en détention sauvage... dont Louise Lame savait qu'elle n'était légale que dans son « hétérocosme » à elle. Paraissant lire dans sa pensée, l'homme eut un sursaut de juriste : « Vous n'avez pas le droit.. ! » Elle le toisa avec dégoût. « Je le prends, vois-tu ! Et je suis dans mon droit : tu es un cambrioleur pris en flagrant délit avec les doubles de mes clefs dans ta poche... Je pourrais te livrer à la police et crois-moi, j'ai mes amis dans la police... Tout ton fric ne te sauverait pas... Mais je ne vais rien faire de tel, je vais m'amuser un peu avec toi... » Elle inclina sa tasse pour faire couler un filet de thé sur la tête de l'homme humilié, puis la posa et s'accroupit. « Et cette fois, il n'y a que moi qui m'amuse ! » Elle tira un coup sec sur le bout d'un lacet, puis de l'autre. Il voulut porter ses pouces à sa bouche, mais du tranchant des deux mains elle écarta négligemment ses bras et lui saisit brutalement entre le pouce et l'index la lèvre supérieure qu'elle tordit, l'obligeant d'une traction à se relever. C'était comme si elle tenait un taureau par l'anneau : les gémissements de son captif la gênaient presque, tant elle avait l'impression de tourmenter une bête. Velléité sentimentale vite chassée par ses profonds instincts sadiques. Dès que sa victime tenait sur ses jambes ankylosées, Louise lâcha sa lèvre pour le saisir aussitôt au poignet et à l'aisselle, exerçant sur le tendon postérieur un terrible pincement. L'homme avait tout le haut du corps paralysé, et ne put qu'accéder à sa poussée impérieuse, geignant et suppliant. « Ca te plaît, mon qin na ? Là, tu bandes plus, je pense ? Tous pareils : quand le fantasme cède le pas au réel, il n'y a plus personne...» Elle l'obligea à remonter l'escalier en colimaçon en lui décochant tous les deux ou trois marches des coups de genoux douloureux au coccyx et au creux du bassin (elle s'était rappelée opportunément les crises de lumbago auxquelles son prisonnier était parfois sujet en cours de séance.) Dans le noir « donjon », aux murs tapissés de velours et ornés de panoplies d'articles divers, Louise amena B... tout près d'une basse cage en bambou. « Voici la chambre d'amis... Elle te plaît ? Non ?... En tout cas, il est temps de faire dodo ...» Les doigts glissèrent le long de la main... Louise exhala d'un souffle puissant tandis que son pouce vrilla au creux de la jonction entre pouce et index : la cavité fukuo. La syncope fut instantanée, elle dut faire un pas de côté pour éviter la chute du corps lourd et flasque. Louise Lame releva alors la grille de la cage et alla décrocher quelques accessoires suspendus à même le velours noir. 2 Ô blasphème de l'art ! ô surprise fatale ! La femme au corps divin promettant le bonheur Par le haut se termine en monstre bicéphale ! Charles Baudelaire E n reprenant conscience, la première sensation de B.. est celle d'une grande douleur, diffuse d'abord, puis concentrée en des endroits de plus en plus précis : les testicules, l'épaule droite, la joue droite, la lèvre supérieure, l'aisselle et la main gauches... Le souvenir de sa folle équipée, de son humiliante capture lui revient. Que ne s'est-il contenté de ses rendez-vous mensuels avec la terrible femme ? Il ouvre les yeux mais ne voit rien. La panique s'empare de lui. Aveugle ? Mais à la lourde senteur qui lui remplit les narines, il comprend qu'il porte une cagoule en cuir. Par réflexe, le fétichiste porte sa main à son entrejambes et constate que ses coudes sont attachés à une lourde ceinture qui est le seul « vêtement » qu'il porte, hormis la cagoule et... une dure coquille en quelque matière plastique, maintenue en place par des fortes courroies et qui enferme son appareil génital. Tout à fait éveillé à présent, il panique et veut crier, mais quelque chose de lisse et d'élastique lui remplit hermétiquement la bouche, comprimant sa langue, se collant à son palais. Ses pieds sont sans entraves, mais il a les jambes à moitié pliées, dans une position qui ajoute à son inconfort; et il ne peut les étendre, à cause d'un obstacle qui au toucher ressemble à du bambou. Il se souvient de la cage étroite et basse entrevue dans la pénombre du donjon juste avant que la dominatrice diabolique ne l'ait fait évanouir une nouvelle fois par quelque tour mystérieux. Tétanisé de peur, et de la conscience d'être tombé entre les mains d'une folle d'autant plus dangereuse qu'elle possède des connaissances qui frisent la magie, il se sent précipité dans un cauchemar dont il ne voit pas le bout. Les heures passent, interminables. Lorsqu'il entend grincer enfin l'escalier en colimaçon, grand est son soulagement : quels que soient les supplices qui l'attendent, ce suspense est le pire de tous. Il reconnaît la voix de Louise Lame, à la douceur professionnelle, suave et joueuse, mais qui contient pour lui une menace nouvelle : « J'ai rattrapé le sommeil que tu m'as volé, voleur... Elle te plaît, ma cage à tigre ? Elle est faite sur le même modèle que celles où les Vietnamiens du sud mettaient leurs prisonniers : on ne peut ni s'y asseoir, ni s'y étendre. Ça devient très désagréable à la longue. J'ai des clients qui apprécient beaucoup, mais eux n'y passent que quelques heures... » B... hume un parfum enivrant, les mains de Louise Lame s'affairent devant son visage encagoulé, il y a un bruit d'air qui s'échappe et le ballon qui lui remplit la bouche se dégonfle et se retire, puis un bruit de velcro lui déchire les oreilles et après un instant d'aveuglement il voit, derrière les barreaux de bambou, sa geôlière penchée sur lui. Louise Lame est habillée de noir, comme toutes les fois qu'il l'a vue, et dans la pénombre du donjon il ne voit guère que l'ovale parfait de son visage suspendu au-dessus de sa cage, un mauvais sourire sur les lèvres serrées. « Combien de temps vas-tu devoir passer ici ? Toi qui étais avocat, tu dois savoir combien ça coûte une tentative de cambriolage... » B... veut cacher sa peur, veut faire face à ce regard méprisant dardé sur lui. Alors il se tait. Pas pour longtemps. La main de la femme trouve un paquet de muscles sur la taille et serre. La douleur lui coupe le souffle, puis il s'entend hurler dans son sac de cuir... « Tu as déjà oublié mes petits jeux de société ? Cette saisie peut faire éclater la rate... Là je me suis retenue... Quand je te pose une question, la Chose - car désormais tu t'appelles la Chose, comme dans la Famille Addams, tu connais ? - quand je te pose une question, tu réponds... » Sa propre voix le surprend, tant elle est rauque et faible, étouffée par la cagoule : « De... trois à cinq ans... » « Vraiment ? Alors que dirais-tu de purger ta peine ici, à partir de cet instant ? Flagrant délit, on fait l'économie et de la préventive et du procès... et on s'offre quelques petits amusements qui ne plairaient pas à Amnesty International... Qu'en dis-tu ? J'ai des michés qui en rêvent la nuit ! Tu es peut-être du nombre et c'est pour ça que tu es venu. La vérité est que tu espérais que je t'attrape, c'est bien ça ? » La main sur le flanc meurtri à nouveau... « Réponds : c'est bien ça ? » « Je ne sais pas... peut-être... sans doute » « Peut-être sans doute qui ? » Les doigts se resserrent dangereusement... « Sans doute, Maîtresse... » La main se retire.... « Bien... Je vais maintenant te nourrir... Je veux que tu gardes tes forces, la Chose.» Et sans autre forme de procès, elle introduit un mince tuyau dans la cage qu'elle raccorde à la cagoule. Une sorte de soupe se met à couler dans sa bouche. Il ne peut que l'avaler. Au bout de quelques minutes, la soupe se tarit. Il veut parler, il veut raisonner cette folle... mais il entend le bruit d'une poire en caoutchouc qu'on actionne et le ballon enfle à nouveau dans sa bouche, le réduisant au silence. « Ici, on mange quand je veux, on parle quand je veux et on ne sort de cette cage que si je l'ouvre. Et je te signale qu'on ne se touche pas non plus : la clé de cette ceinture, je la porte bien au chaud entre mes seins... Ça t'excite, cette idée, peut-être, mais je te déconseille de bander, car l'intérieur de la coquille que tu portes est hérissé de petites pointes... que j'ai enduit de phénol, spécialement pour toi. » Sur ce, elle remet en place le rabat qui l'aveugle. Mais avant de s'éloigner elle a quelques mots de réconfort : « Tes souffrances ne commenceront pas tout de suite : dans la soupe il y avait de quoi dormir ». Et en effet, le bruissement des semelles de caoutchouc sur le lino, les grincements de l'escalier en colimaçon s'estompent dans un engourdissement infiniment doux. 3 Cependant la douleur et la honte de l'homme cravaché firent place à des sensations plus complexes (...) il lui sembla que la morsure douloureuse se muait en un baiser sauvage et pervers, un baiser de feu, comme le sceau diabolique dont les satanes de la Magie marquent le front des âmes qu'elles ont damnées. Pierre MacOrlan : La Comtesse au fouet C' était un miché qui exigeait deux femmes pour s'occuper de lui. De la sorte - et sans compter la Chose dans sa cage - ils étaient trois dans le donjon de Louise Lame, qui commençait à en paraître exigu. Le client était écartelé nu sur le dos à un mètre du sol, suspendu à des poulies par les chevilles et les poignets, poire d'angoisse dans la bouche, bandeau sur les yeux. Louise tenait à la main une « roulette chinoise » hérissée d'aiguilles, dont elle taquinait adroitement les points sensibles du haut du corps - tétons, aisselles, gorge, lèvres, joues, paupières - tandis qu'Ève, une blonde grande et pulpeuse, lui massait méchamment fesses, anus, testicules et sexe, d'une main gantée de bure. En dépit et à cause de toutes ses petites douleurs, il avait une érection énorme. Les femmes savaient s'arrêter, alterner, adoucir ou accentuer les effets de leur manipulation. Le bâillon était efficace, on n'entendait que de vagues grognements de la victime en extase qui se mêlaient aux harmonies faciles de Keith Jarret qui montaient du salon. Mais on entendait surtout la voix de Louise Lame qui égrenait à l'oreille de l'homme suspendu une description lascive de la scène. Sa voix devenait de plus en plus monotone... « Attention, Louise, rappelle-toi la dernière fois ». Et Louise de sourire à l'évocation, de s'interrompre et de piquer le « patient » jusqu'au sang pour contrecarrer le pouvoir soporifique qu'elle exhalait. Le miché était long à jouir, beaucoup trop long. Poursuivant leurs manipulations sans une anicroche, les femmes échangeaient des regards de lassitude partagée. Le spasme vint enfin, humectant le gant de bure. Alors on redescendit le grand corps écartelé et on le fit sortir du donjon comme il y était entré : les bras fermement repliés dans le dos et les yeux toujours bandés. Il n'avait pu seulement soupçonner la présence de « l'autre client ». « L'Homme-araignée » était parti depuis une demi-heure mais les deux amies s'étaient faites du thé sans quitter leur tenue de travail. Ce jour-là, Louise Lame était tout de cuir noir vêtue - pantalon-tailleur au col montant, d'une sévérité à faire peur, bottes de cheval vernis à bouts carrés et casque d'aviatrice. Ève, elle, avait opté pour le latex : la longue cape de Louise s'ouvrait sur une combinaison qui statufiait son corps de déesse. Fort bien rémunérée, la séance les avait laissées sur leur faim : passivité du client, limites pusillanimes qu'imposait son argent - pas de marques, ne jamais dépasser le seuil de la douleur, ni même s'en approcher. Les deux femmes levèrent ironiquement leurs tasses au maso envolé : « Quelle barbe, celui-là ! » En revanche, deux heures plus tôt, Louise avait deviné la forte excitation d'Ève lorsqu'elle entrevit les possibilités offertes par la Chose, ce paquet de chair anonyme réduit à une souffrance muette dans l'isolement de sa cagoule et l'inconfort de sa cage... Devant le silence mutin de Louise elle avait supposé un client comme ceux qu'elle connut dans un bordel à New York qui aimaient passer de longues heures, parfois quelques jours, encagés comme des bêtes et qui étaient ravis quand quelque belle étrangère condescendait à s'amuser avec eux. « Je peux jouer ? » demanda Ève en faisant signe de la tête vers l'escalier en colimaçon. Puis elle ajouta : « Il nous entend ? » « La réponse aux deux questions est ‘oui' ». La voix de Louise était basse et chaude. Elle se leva et coupa la musique, comme pour marquer le passage aux choses sérieuses. Ève montait déjà : le latex bruissant et l'escalier grinçant avait quelque chose d'inquiétant dans le silence tombé sur l'appartement. Les femmes se penchèrent sur la cage. « On peut le soulever ? » Sans un mot, Louise fit jouer un ressort, et rabattit le toit de bambou. Elle attacha deux cordes descendues du plafond à des crochets au sol de la cage, actionna un petit treuil et le faux fond s'éleva jusqu'à la hauteur du sexe de la grande Ève. Le prisonnier se trouvait de la sorte sur un plan incliné, tête basse, jambes pendantes, entrejambes offert. Pendant que se déroulait cette opération, Ève était allée décrocher d'une panoplie un godemiché à deux branches : détachant le rabat de l'entrejambes de sa combinaison, elle fit glisser une des branches à l'intérieur d'un sexe humide d'anticipation. Louise défit une boucle et enleva la coquille diabolique. Mais quand Ève, se présentant devant l'homme couché à l'envers sur la planche, voulut relever les jambes pour accéder à l'anus, les pieds de la Chose battirent l'air spasmodiquement et elle reçut un coup en pleine poitrine. Elle recula, désemparée, se tenant le sein endolori. « Tu permets » susurra Louise Lame qui vint prendre sa place, saisit au vol, juste au-dessus de la cheville l'une puis l'autre des jambes flageolantes, ajusta sa prise et accompagnant son effort d'un « han » de la poitrine, elle comprima des pouces une pointe sur la face interne de chaque tibia : un couinement de douleur échappa de la cagoule et les membres retombèrent flasques. « Il ne sentira plus ses jambes pendant une demi-heure... » « Comment tu fais ça ? » s'émerveilla Ève. « Tu ne veux pas m'apprendre ? » Louise Lame eut un petit sourire : cela lui faisait toujours plaisir quand d'autres voyaient quelque chose de mystérieux dans les talents qui étaient les siens : « Il faut un long entraînement pour savoir trouver la pointe lougu... » Lorsqu'elle prononça ce mot, c'était comme si une actrice chinoise « doublait » sa voix ; Ève était émerveillée. Louise souleva les jambes inertes pour faciliter l'accès au gode... qui pénétra résolument dans l'orifice que les deux femmes écartaient en tirant sur les fesses du patient. Cette sodomisation à sec frisait le supplice du pal, comme en attestait les cris étouffés de la Chose : sans lubrification - et ce n'était pas un oubli de la part de la jeune sadique - l'orifice se mit à saigner, ce qui provoqua le fou rire des deux complices. Remuant ses hanches, de gauche à droite, en avant et en arrière, Ève commença à prendre son plaisir. Plus détachée de « l'action », ce fut Louise qui remarqua la première la conséquence du viol, si surprenante qu'elle commît une imprudence : « Après une semaine, il peut encore bander, ce guignol ! » Bien que parvenu déjà au bord de la jouissance, Ève eut la présence d'esprit de trouver cette remarque étrange. Jusqu'ici, elle était persuadée avoir affaire simplement à un miché très engagé dans ses fantasmes... Mais tout à coup, elle eut des doutes. Une semaine ? Une semaine là-dedans ? Louise prit conscience de sa gaffe... Passant vite la main sur les fesses tendues de latex, les caresses fermes et savantes qu'elle fit à travers la mince pellicule de caoutchouc, au fond de la raie, autour de l'anus et du pubis, augmentèrent si spectaculairement le quotient-plaisir de sa jeune amie que celle-ci se perdit presque aussitôt dans les vertiges d'un orgasme foudroyant, destiné à lui faire oublier l'impair de sa collègue. En cas d'échec, se disait Louise Lame, elle pourrait avoir une deuxième prisonnière à assumer... ce qui n'était pas de son goût, et qui lui semblait d'ailleurs matériellement impossible... Ève voulait partir, mais Louise lui offrit un verre de genièvre hollandais qu'elle ne pouvait refuser. La jeune femme ne fit aucune allusion au lapsus de son hôtesse. Avait-elle conscience d'être l'objet d'un examen discret mais minutieux de la part de cette femme si gracieuse, si élégante dans son tailleur de cuir, mais dont Ève savait qu'elle possédait au bout des doigts le pouvoir d'arrêter son cœur ? z La Chose souffre du rectum et de l'anus. La Chose s'apitoie sur son sort, elle pleure dans cette cagoule qui l'emprisonne. Dieu merci, cette femme épouvantable qui l'a violé si cruellement est partie, il n'entend plus son rire moqueur en bas. Pourtant, ce brutal changement de régime l'a tiré de sa léthargie : et à songer à cette femme et à son rire, cent aiguilles piquent doucement la face la plus sensible de sa verge, car il bande... pour débander aussitôt, bien sûr, ou presque... Mais l'érection fugace suffit pour lui rappeler qu'il n'est pas un fœtus dans le ventre de sa mère, mais un homme d'âge mur. L'escalier grince, les pas de la Maîtresse se rapprochent. La Maîtresse qu'il aime de tout son être. Il s'en étonne parfois. Ne devrait-il pas plutôt la haïr ? Mais dans l'état certes fort diminué où il se trouve, il sait que le désir et le plaisir en même temps que la peur et la douleur sont entrés avec Elle. Le sifflement du ballon, le scratch du Velcro... et Louise Lame, buste sculptural sanglé de cuir luisant, le regarde avec ce qui pourrait presque être de la commisération : « Pauvre Chose, tu es bien à plaindre ». B... en a les larmes aux yeux, de cet apitoiement inattendu. « Mais demain un grand changement t'attend... Et là, tout de suite, un petit... » En un instant la cage est ouverte. Les mains si compétentes l'assistent doucement à se mettre debout, à enjamber la grille de cette cage où il est enfermé depuis il ne sait plus combien de temps et que dans son délire il craint de regretter. Puis il se retrouve étendu au sol mais libre de la ceinture et de la diabolique coquille, la tête posée sur un coussin moelleux. Enfin étendre les jambes ! Mais aussitôt un cri lui échappe. « Ça, c'est l'effet de la cage à tigre » soupire-t-elle, non sans une pointe de raillerie. C'est avec vigueur pourtant qu'elle lui masse les tendons des genoux jusqu'à ce qu'il puisse s'allonger tout à fait. Elle s'accroupit alors et du bout des doigts se met à lui masser les tempes. Son toucher est infiniment doux mais n'en suscite pas moins une douleur à droite qui rappelle le K.O effrayant que lui ont infligé ces mêmes doigts fluets... naguère... « Oui, mon ami, demain est pour moi un jour merveilleux parce que je me marie... C'est le rêve de toute une vie, un mari rien qu'à moi pour en finir avec les soucis d'argent ! Ils ne sont bons qu'à ça, les hommes, sais-tu ? ...» Tout en tenant ce discours inattendu, sur un ton doux et intime que jamais elle n'a adopté avec lui, Louise Lame a un geste tout aussi insolite ; elle abaisse la fermeture éclair de son col officier jusqu'à découvrir la naissance de ses seins parfaits. Mais le regard de B... est aussitôt capté par autre chose que cette chair interdite : un bijou de taille modeste suspendu en pendentif, niché dans l'antre intime. Un bijou de valeur assurément, dont les facettes innombrables semblent miraculeusement concentrer là, entre les seins de cette femme, toute la faible lumière repartie à travers la sombre pièce qui est devenu son home. « C'est beau n'est-ce pas ? » Les paroles sont ambiguës. « Mes bijoux te plaisent ? Celui du milieu est le cadeau d'un radjah de Nyapore, on dit que c'est une pierre très puissante, pleine d'énergie... Essaie de la voir, cette énergie qui bouillonne là-dedans, si on regarde bien, on peut la voir et ça te fera du bien, je te le promets...» B..., lui, veut relever la tête pour voir les lèvres voluptueuses de celle qui lui parle, mais Louise Lame lui pose fermement les deux mains sur les pommettes : « Non, continue de regarder ce que j'ai entre mes seins, regarde comme ça brille ! » Un léger mouvement ondulatoire du torse fait scintiller le bijou. Et Louise Lame continue de parler, parler, parler, sa voix monotone, caressante, invitant au sommeil... B... a l'impression de ne plus comprendre les mots, les scintillements du bijou lui transpercent le cerveau comme des épées mais apportent aussi une paix inattendue. B... se sent devenir la Chose pour de bon... Il entend un ordre impératif auquel il ne peut qu'obéir et il s'entend compter : « 1, 2, 3, 4, 5, 6... à 10, il ressent aux poignets un toucher électrique : la décharge lui traverse le corps... Quelque part, très loin de là, quelqu'un écoute des instructions très précises mais dont le sens échappe... 4 Three thousand years of sleep-unsheltered hours And moments aye divided by keen pangs Till they seemed years, torture and solitude, Scorn and despair John Keats : Prometheus Unbound L ouise Lame était fort contente d'elle. Vêtue d'un tailleur de cuir tout ce qu'il y avait de chic, elle posait, devant la glace de sa coiffeuse, les faux cils qui voilaient son regard irrésistible... à plus d'un titre. Elle allait enfin accéder à l'aisance. Elle pourrait enfin cesser de « faire du Minitel », cesser de recevoir les soumis... enfin, sauf peut-être ceux qui l'amusaient... Elle pourrait faire dorénavant tout ce qu'elle voulait ! Depuis que son premier mari l'avait abandonnée dans des circonstances rocambolesques, elle n'était jamais parvenue à vivre plus de quelques mois avec un homme : soit qu'il était jaloux et ne supportait ni l'activité professionnelle ni le « donjuanisme » compulsif d'une amante pour qui la monogamie était une aberration, soit qu'il s'était avéré si coincé qu'il ne lui procurait aucune extase. Dorénavant, elle allait avoir tous les avantages qu'une femme « dans la société actuelle » pouvait attendre de la vie : un mari riche, et qui ne pouvait en aucun cas s'opposer à son moindre caprice, lui étant à présent totalement soumis, et au sens le plus fort qui soit ! Elle prit dans la garde-robe les vêtements dont elle avait dépouillé son captif dès cette première nuit, si fatale pour lui. Elle monta à l'étage, ouvrit la cage de bambou et soulagea son hôte de la cagoule qui emprisonnait sa vue et sa parole. « Chose, je veux que tu m'écoute bien : hier je t'ai hypnotisé. C'est un talent que tu ne me connais pas, mais tu n'as pas besoin de me faire confiance, je vais bientôt t'en faire la démonstration. Actuellement tu te sens dans ton état normal, tu es parfaitement conscient et tu te souviens encore de qui tu es... Mais je n'ai qu'un mot à dire - en chinois, ce qui devrait éviter les accidents - et tu entreras en transe, ou tu t'évanouiras, ou tu perdras la mémoire, ou bien il t'arrivera ceci... » Elle prononça un mot en chinois. B... poussa un hurlement et chercha à atteindre son entrejambes... « Voilà, un seul petit mot et c'est comme si je te broyais à nouveau les couilles, comme cette première nuit. Alors que je ne te touche même pas... » Un nouveau mot en chinois et l'homme s'affaissa, pantelant... « C'est atroce ce que vous m'avez fait là ». « Atroce ? J'ai fait de toi mon esclave absolu... Cela ne t'excite quand même pas un peu ? Va, réfléchis bien à ça, tu vas avoir le temps... En tout cas, comme tu as pu le constater j'ai implanté en toi des commandes post-hypnotiques auxquelles ni ton esprit ni ton corps ne peuvent résister - tu es un sujet spécialement susceptible, je m'en étais doutée. Et ce sont des commandes que je suis seule à pouvoir désactiver, souviens-t-en... » Elle détacha la ceinture qui lui tenait les mains, la coquille-hérisson - et vit que les pointes rouges sur la verge étaient plus nombreuses et plus profondes qu'avant. « Ah, je vois que tu t'y mets ! » musa-t-elle à mi-voix. Elle aida son prisonnier à se lever de sa cage, l'assit sur une banquette et lui tendit ses vêtements. « Habille-toi... Ce matin on sort... » z B..., qui sait encore très bien qu'il n'est pas la Chose et que ce n'est là qu'un nom qu'Elle lui a donné, ne connaît même plus la peur. Il se demande simplement comment cela a pu lui arriver, mais se dit aussi qu'à jouer avec le feu, on se brûle. Machinalement, il s'habille. Et il suit la femme si chic dans son tailleur de cuir, bas fumés et escarpins noirs, qui descend un escalier dont il se souvient confusément de l'avoir monté devant elle et dans la douleur. Le voyage est d'une banalité déconcertante : le palier, l'escalier, la rue, le parking, la voiture... ...et puis tout à coup un sursaut, il prend les jambes à son cou, il va être libre ! Mais dans son dos, une voix chantante, étrange émet deux syllabes nasales... Et il y a un blanc... Puis encore du chinois, tout près de son oreille. Et le voilà dans un lieu qu'il reconnaît aussitôt : la salle des mariages du sixième arrondissement, où jadis il a assisté à l'heureuse union d'un collègue haï. Puis il prend conscience du maire, nabot à l'écharpe tricolore qui lui fait face et qui semble attendre quelque chose de lui... « Réponds-lui donc, chéri ». Il se tourne vers cette voix tout près de son oreille qu'il connaît bien et il rencontre le souriant rictus de Louise Lame. « Nous nous marions, mon cher, et tu n'as aucune idée du malheur qui va t'arriver dans l'instant même si tu ne réponds pas « oui » à ce monsieur... » Alors il répond comme on le lui demande, car même éveillé, sa volonté est complètement submergée par celle de cette femme... On échange les bans... Un mot de chinois... Il est de nouveau assis dans la voiture de « celle qui doit être obéie - phrase qui lui revient d'où ? se demande-t-il - traversant à présent le pont du Carrousel : « Nous allons tout régler en une seule journée, comme ça nous serons tranquilles : on va chez le notaire faire établir ton testament ! Ça ne te fait pas plaisir ? » Quoique engourdi par des semaines d'emprisonnement, de drogues et de séances de suggestion hypnotique, l'esprit de B... finit par comprendre avec son intelligence de jadis, à quelles forces objectives il est soumis. Et il se met à rire... de façon incontrôlable. « Eh bien » dit sa belle Tyranne, « je suis heureuse de te voir prendre ça du bon côté... » Mais les hoquets deviennent des sanglots... Louise Lame lui flatte la nuque comme à une bête... « Ne t'inquiète pas, je ne te ferais pas souffrir très longtemps encore. Tu m'auras finalement été bien utile, avec ton idée folle...» z Chez le notaire, il y eut une alerte plus inquiétante que la légère hésitation devant Monsieur le maire. Était-ce par souci légaliste que Louise Lame avait tenu à ce que son esclave soit consentant ou tout au moins conscient lorsqu'il accomplissait les gestes qui feraient d'elle - ou plutôt d'une certaine Louise Laville - sa légataire universelle ? Toujours est-il qu'avant même qu'elle n'ait pu sortir de son grand sac le testament qu'elle lui avait dicté sous hypnose, B... se mit à balbutier sous le nez de ce notaire dont la chance voulut qu'il fût proche de la retraite et à moitié sourd : « M...m.... monsieur, il faut m'aider... » Une brusque commande en chinois et une douleur atroce qui scia la poitrine de l'homme mit fin à la pitoyable tentative. Il porta la main à sa poitrine et haleta en geignant. Tout en réconfortant le « cardiaque» d'un bras autour des épaules (il s'agissait en fait d'une subtile prise de qin na absolument contraignante) Louise battit en retraite. «Mon mari ne se sent pas bien, l'émotion, vous savez... Nous reviendrons... » Il allait falloir inculquer à la Chose un scénario plus circonstancié pour qu'il accomplisse en transe profonde ce rituel là. Et chez un notaire différent. Mais tout bien pesé, Louise Lame était contente de sa journée : le premier pas était accompli, le reste ne serait qu'une formalité. Elle allait enfin pouvoir quitter « la planète des singes » comme il lui arrivait d'appeler le monde de jeux où elle tournait en rond depuis des années, sans pouvoir assouvir ni son besoin de créer - elle avait publié des nouvelles appréciées mais trop rares - ni son besoin de violence et d'emprise sur les êtres que les séances S.M si factices ne faisaient qu'attiser. Elle n'était pas encore suffisamment sûre de son ascendant sur B... pour ne pas le ramener chez elle. Elle comptait le soumettre à des séances de suggestion intensive pendant quelques jours encore avant de franchir l'étape décisive du notaire et de lui accorder ensuite l'apparence de liberté nécessaire à l'exécution de son plan. Plan qui allait rencontrer son grain de sable.... Se dirigeant vers l'escalier en colimaçon, contrôlant toujours d'une prise le corps à ses côtés qui montrait encore quelques velléités de rébellion dont Louise se promettait de lui faire passer le goût, elle remarqua le clignotant du répondeur. Elle appuya en passant sur « Play ». Et tandis qu'elle guidait son esclave sur les marches de l'escalier, une surprise l'attendait, agréable et désagréable à la fois. Louis, l'amant de service, était rentré... Elle ne l'attendait pas de sitôt, et il annonçait sa venue pour 18 heures... elle avait dix minutes à peine, car le jeune homme était toujours à l'heure. Louis connaissait les activités de son amante, et s'il ne s'y référait jamais, Louise avait le sentiment que cela ne lui déplaisait pas d'avoir pour maîtresse (au sens phallocratique où il l'entendait lui !) une femme qui gagnait sa vie « en jouant à la Marquise de Sade ». Qu'elle gagnât en effet sa vie était d'ailleurs la chance de Louis, car comme à peu près tous les amants de Louise, c'était un fauché chronique - et elle avait toujours perçu ce désintéressement chez elle comme un défaut. Toujours était-il que malgré quelques initiatives de Louise au début de leur histoire, le jeune homme ne mangeait pas de ce pain-là. Ce qui en son for intérieur irritait son amante. Mais il était si grand et si beau et si fort, c'était un si bon « coup », que Louise rognait son frein. Tout en ne désespérant pas de faire monter les enchères un jour. B..., qui pourtant semblait s'être accoutumé, même en éveil, à sa condition de Chose de Louise Lame, continua à faire quelques difficultés lorsqu'il fallut réintégrer sa cage. Louise n'hésita qu'une fraction de seconde entre la commande en chinois et l'intimidation physique : elle avait besoin de se dégourdir les jambes... et de punir ce pantin de son insolence. Une percussion bien dosée du bout des doigts au sternum plia la Chose en deux, un coup de genou sur l'arête du bassin choqua le système nerveux juste assez pour l'envoyer au sol, tremblant de tous ses membres ; Louise retroussa alors sa jupe, releva des deux mains sa jambe galbée au-dessus de la tête comme une ballerine, porta une taloche au coccyx, amortie aussi mais définitivement paralysant. Pas tout à fait inconscient, pas tout à fait poids mort, la Chose était devenue un pantin docile entre ses mains : haletant, gémissant, bougeant faiblement, il se soumettait sans résistance aux fermes torsions et tractions infligées par les mains savantes de la femme. Relevant le côté de la cage, elle n'eut aucun mal à coucher le prisonnier dans sa posture inconfortable, à lui passer cagoule et bâillon, ceinture et coquille à pointes. Juste à temps, d'ailleurs, car on sonnait à la porte. Il aurait fallu une bouffée de musique romantique : dans un contre-jour ô combien vaporeux, la Louise de Louis lui souriait avec naturel à travers l'encadrement de la porte. Mais Louise Lame, la vraie... aurait tant aimé être plus heureuse de le voir. C'était incontournable : la présence de Louis à Paris allait lui compliquer la vie. Elle avait renoncé par avance à jouer les Barbe-Bleue, avec leur porte interdite : « J'ai un pensionnaire là-haut » dit-elle aussi légèrement qu'elle put entre deux baisers. « Pour quelques jours encore. Impossible de refuser, tu penses : mille francs de l'heure en cage et en cagoule, et c'est moi qui décide quand c'est fini ! » Louise souriait en elle-même : le vrai sens de cette phrase ne pouvait qu'échapper à Louis. Louise Lame venait de mettre en application, sur un mode doux, la philosophie de sa vie, tirée d'un vieux film américain : « Do it to him before he does it to you ! » et qui lui avait permis de mettre fin préventivement à quelques bagarres dangereuses. Et Louis de rire, de ce rire trop facilement complice qu'il affectait. « Ah, ces masos ! » Et de prendre Louise Lame dans ses bras, le veinard... Après quoi, Louis et Louise firent l'amour, ce qui était après tout la principale raison de cette visite. Qu'il nous suffise d'en rapporter que Louise Lame s'en sentait beaucoup mieux de sa personne, en nous abstenant de décrire leur étreintes : « ce ne fut là que foutrerie ordinaire et donc sans intérêt particulier », comme l'a écrit ou à peu près Nicolas Restif de la Bretonne (1734-1806). ... Mais de cette foutrerie-là, Louise Lame avait toujours un grand besoin... quoique jamais longtemps avec le même homme. Se reposant après l'acte - pourquoi pensait-elle si souvent au sens anglais de ce mot : simulacre ? - Louise ne fit pas un geste quand le téléphone se mit à sonner. Après quatre coups, le répondeur s'anima et bientôt la voix de sa collègue Ève lui rappela qu'elle désirait toujours le corps de cette femme, jusqu'ici sans succès. Même déformée par le haut-parleur minuscule, la voix d'Ève conservait toute sa suavité de pute de luxe. Aujourd'hui pourtant perçait une note que Louise ne connaissait pas : avide et dure. « Louise, chérie, il y a une enveloppe dans ta boîte à lettres qui est très urgente, je te conseille d'y aller voir... » L'amant de service dormait encore. Louise se leva en silence, passa un t-shirt et un pantalon de coton moulant, chaussa des tennis et descendit les marches quatre à quatre. Dans la boîte, une enveloppe en effet... Dans l'enveloppe, des photos montrant Louise et B... qui sortaient de son immeuble, montaient dans sa voiture, entraient et sortaient de la mairie du VIe arrondissement et de l'étude du notaire... Louise se trouva mal et dut s'asseoir sur une marche. Elle ne se ressaisit qu'au bout de deux minutes. En remontant les étages, son esprit ne fut occupé que d'une pensée : comment tuer Ève ? Mais en rentrant dans l'appartement où Louis dormait encore, où B.., son avenir radieux, l'attendait sagement dans sa cage, elle se rappela ces beaux films noirs où tout ne se passe pas comme le voudrait le héros : le maître-chanteur prend toujours ses précautions - ou prétend les avoir prises, ce qui revient au même - et la victime n'ose pas l'occire... Pourtant Louise Lame avait le sourire : elle possédait des armes que la victime ordinaire d'un maître-chanteur ne possédait point. Et qui étaient généralement interdites dans les films noirs. Puis le sourire se durcit un peu, car elle se rappela qu'Ève connaissait ses talents et serait sur ses gardes. Mais voilà un duel excitant que s'annonçait de la sorte et Louise en releva le défi avec délectation. Ne défendait-elle pas son droit à la retraite ? z La Chose entend monter l'escalier en colimaçon : les grincements indiquent un poids plus conséquent que d'habitude. « Bonjour, ça va ? » La voix gentiment moqueuse qui parvient aux oreilles de la Chose est celle d'un homme. Une voix secourable ? De derrière l'énorme main de cuir âcre et moite qui lui enserre le visage, de derrière l'immonde doigt de caoutchouc qui lui écrase la langue, B... parvient à faire des bruits de gorge où il veut de tout son cœur faire passer l'angoisse qu'il éprouve. Sans grand espoir... Mais... «C'est quoi, ce truc ? » Un bruit d'air qui s'échappe. Et ce sifflement tant désiré ramène le noyé à la surface comme pour la dernière fois... Sa voix est pâteuse mais ferme. « Oh mon dieu, merci, merci... Écoutez-moi jeune homme, il faut que vous m'aidiez : je ne suis pas ici de ma libre volonté comme Elle a dû vous le dire pour vous laisser monter ici, je suis prisonnier depuis des mois et des mois, peut-être des années, je ne me souviens pas, il faut prévenir la police... Et maintenant vite, regonflez le bâillon ! Si Elle savait... » Et précisément il entend Sa voix appeler ce jeune homme... qui porte le même nom qu'elle ! Funeste présage, se dit le vieil avocat superstitieux. Le soulagement que lui a procuré ce contact avec un homme du dehors s'estompe déjà. « Touche pas au miché, chéri » entende-t-il. « Il est très sensible ! » 5 Vierge de Nuremberg qui de pointes se barde Madones rayonnant de poignards espagnols Sébastien et son arbre abattus en plein vol Fils de fer barbelés cactus rosier sauvage C'est de votre façon que Louise voyage. d'après Jean Cocteau C e n'est bien entendu pas chez Louise Lame qu'Ève consentit à rencontrer celle-ci mais devant le manège des Halles à cinq heures du soir, parmi les mamans et quelques papas qui surveillaient leurs petits. Les exigences d'Ève étaient simples et tenaient en un seul mot d'anglais : « Fifty-fifty ». Elle était très belle et très féminine ce jour-là dans sa robe de soie décolletée, ses talons hauts et son collant Dior moiré. Une nouvelle fois et malgré la haine qui l'habitait désormais, Louise la jugeait désirable ; il lui semblait même que la cupidité qui se lisait dans ses yeux d'amande la rendait encore plus belle. Quant à Louise, elle était vêtue de cuir noir comme de coutume, mais son blouson et sa jupe culotte pouvaient lui faciliter les mouvements les plus amples. Pour se donner un temps de réflexion, elle sortit du petit sac discret à sa ceinture une cigarette aux herbes. Elle avait dans le même paquet des cigarettes droguées, qui avaient parfois servi dans des situations compliquées... Mais Ève ne fumait jamais. Louise semblait en train de réfléchir aux conditions posées par son adversaire - qu'elle jugeait assez honnête, au demeurant, compte tenu du rapport de forces actuel. En réalité, elle songeait uniquement aux moyens qu'elle comptait employer pour inverser ce rapport de forces, en neutralisant sur place son antagoniste. Il n'y avait certes aucune urgence, puisque les deux femmes avaient convenu de faire affaire ensemble, et que le testament n'avait pas été notarié. Mais il était dans la nature de Louise Lame d'être pressée d'avoir l'esprit tranquille. Ève avait bien choisi le lieu de leur rencontre : trop de bruit, trop de distractions pour se laisser hypnotiser à son insu, comme Louise aurait su le faire dans un endroit plus calme. C'était aussi un lieu où l'emploi de la force paraissait totalement exclu. « Voire » pensa Louise. Pour légaliser un nouveau testament qui devait concrétiser la réussite du chantage, elles prirent rendez-vous chez un notaire choisi par Ève... Louise ne faisait aucune difficulté : elle avait son plan et la certitude que cette visite chez le notaire n'aurait jamais lieu. Elles se séparèrent sans aménité, se dirigeant de côtés opposés. Tout en surveillant Ève par-dessus son épaule, Louise transféra de son sac à la poche de son blouson la vraie-fausse carte d'inspecteur de police fournie naguère par un soumis haut placé - en même temps que d'autres papiers au nom de « Louise Laville ». Jugeant le moment propice, la terrible femme fit demi-tour et se mit à courir en direction d'Ève. Sur les semelles de crêpe de ses bottines, qui enserraient ses pieds comme des gants, Louise Lame courait très, très vite, se faufilant avec une merveilleuse adresse entre les obstacles ambulants qu'étaient les nombreux piétons. Certains semblaient irrités, d'autres tout juste surpris. Mais il y eut d'autres encore dont les yeux se troublèrent au spectacle éphémère de cette femme bardée de cuir noir qui slalomait avec tant de grâce. Quand Ève sentit une présence hostile derrière elle, il était trop tard : sa main gauche fut saisie par des doigts inflexibles qui lui retournèrent le pouce tout en comprimant un point vital au poignet. Elle hurla de douleur et de peur, cria au secours. La foule se figea, hésitante. Quelques hommes s'approchèrent timidement de ce foyer de violence féminine... Dictant d'une main son moindre mouvement à sa prisonnière - échine pliée, genoux fléchis, suppliant piteusement les passants - Louise Lame brandit sa carte de police et battit en retraite vers la sortie du parc. Ève ne put que la suivre. Personne ne s'aventurait à leur poursuite, la carte tricolore ayant fait son effet. Louise la rangea et saisit sa prisonnière d'une certaine façon à la base du crâne : les cris cessèrent aussitôt par paralysie des cordes vocales. Elles gagnèrent sans encombre l'endroit où se trouvait la Mercedes, illégalement garée, mais protégée par un macaron de complaisance. Ayant laissé la portière arrière ouverte en prévision d'un tel retour, elle poussa Ève à l'intérieur. Avant que l'autre n'ait retrouvé l'usage de sa voix, avant qu'elle ne pût même songer à se débattre, elle se retrouva attachée au siège grâce à des menottes cachées entre les coussins (et qui fournissaient souvent à des passagers consentants des surprises autrement agréables.) A l'abri des regards indiscrets, « l'inspectrice » procéda alors à des méthodes moins orthodoxes et que la loi réprouve. Tirant de son sac à malices un minuscule vaporisateur de parfum, elle pulvérisa quelques bouffées d'une drogue soporifique sous le nez de cette femme qui avait osé la faire chanter. D'une voix à peine audible, celle-ci lui demandait merci, supplications qui allaient très vite se perdre dans un murmure incompréhensible. Deux pulvérisations : la dose était savamment calculée non pour endormir mais pour étourdir seulement : Louise ne voulait pas d'une prisonnière évanouie mais sous contrôle simplement. Elle sortit encore de son sac un gadget américain dont on lui avait vanté l'efficacité mais qui ne l'avait jamais encore servie : un boîtier de la taille d'un gros briquet. Elle fit jouer un ressort, un cerceau en acier recouvert d'une ronde de soie se déploya, sur laquelle était dessinée en noir et blanc un motif spiralé. Une nouvelle pression du pouce et le motif se mit à tourner ; Louise rapprocha des yeux de sa prisonnière ce tourniquet vertigineux et hâta, de sa voix monotone et caressante, le moment où l'esprit d'Éve serait aspiré par ce maelström fascinant. En moins d'une minute, son ennemie était en transe. « Ève, c'est Louise, tu m'entends ?» « Oui, Louise ». « Tu sais que tu dois me dire la vérité... » « Je dois te dire la vérité ? » Louise se fit insistante : « Tu ne peux pas me résister, tu dois me dire la vérité... Dis-le : ‘Je dois te dire la vérité' ! » Et Ève se soumit. « Où sont les négatifs ? » « Chez moi. » « Et il n'y en a pas d'autres ? » « Non. » Louise démarra en trombe... et une heure plus tard les négatifs si dangereux pour son projet étaient en sa possession. Louise roulait au hasard dans Paris la nuit, plongée dans ses réflexions. Qu'allait-elle faire de cette femme maintenant qu'elle était en son pouvoir ? Et maintenant qu'elle était inoffensive ? La faire disparaître, sans doute. Mais comment ? Son plan n'avait pas été plus loin que la récupération des négatifs. Elle songea à un certain puits dans l'Oise... Mais elle songea aussi qu'Ève avait un très beau corps, qu'elle n'avait jamais voulu aller « jusqu'au bout » avec elle... et qu'elle venait de commettre une saloperie impardonnable. Louise Lame n'était pas femme à laisser passer pareil affront. z La Chose est tirée de sa léthargie par le bruit du Velcro arraché... Émergeant de sa nuit, la lumière du donjon, si douce soit-elle, l'aveugle. Mais il aperçoit déjà vaguement la silhouette de sa Maîtresse penchée sur le Nid : « Allez, la Chose, tu vas te rincer l'œil... j'ai envie d'un public... Ce soir, c'est cabaret ! Je t'autorise même à te branler ! » Prestement elle le délivre de la coquille à pointes qui lui enserre le sexe, puis disparaît du champ de sa vision encore imparfaite. Un grincement de poulies et la cage s'incline. La vue lui revient peu à peu : au fond du donjon, il croit voir une femme nue, écartelée sur la croix Sainte André. Et qui semble dormir, la tête tombée sur l'épaule gauche... « Tu vois, c'est celle qui t'a fait si mal au cul l'autre jour... Tu te rappelles ? » On pourrait penser qu'elle attend une réponse de l'homme bâillonné. « Aujourd'hui, c'est son tour... » Les yeux de B... se sont habitués à la pénombre. Tout à coté de la femme attachée, Louise Lame lui fait face ; elle porte une tenue obscène, d'une matière noire, mate et collante qui ne peut être que du latex : body aux manches longues qui recouvre le haut de la poitrine jusqu'au bout des seins, cuissardes montantes jusqu'à l'entrejambes, elle est nue du sternum jusqu'à mi-cuisses. Entrevue un instant, la toison parfaite s'efface derrière la raie des fesses, le bourreau s'étant retourné vers sa patiente. Louise claque des doigts et la femme - punie comme lui, et la Chose se demande mollement pourquoi - ouvre les yeux, découvre sa situation et se met à pleurnicher. « S'il te plaît, ne me fais pas mal... Je supporte pas, tu sais bien...» Louise Lame ne dit mot mais montre à sa prisonnière un petit objet brillant qu'elle tient à la main et que la Chose voit mal. « Joli, non ? » La fille pleure. La Maîtresse actionne une commande électrique : un ronronnement se fait entendre et la croix Saint-André se met à tourner sur elle-même jusqu'à ce que la femme attachée se retrouve suspendue la tête en bas, la bouche exactement à la hauteur du sexe de la Maîtresse des lieux. Celle-ci fait alors un pas en avant et applique l'objet métallique au tibia gauche de la suppliciée. Un mouvement brusque... Un hurlement inhumain... « Tu sais ce que tu dois faire de ta langue. Si j'aime ça, tes belles jambes garderont peut-être leur peau... » La Chose entend comme de petits clapotis... puis un nouveau hurlement... Bientôt, cependant, la Maîtresse commence à gémir.... « Ah, oui, là... très bien, je savais que tu étais une vraie pro... » fit-elle d'une voix rauque. Par réflexe, la Chose s'affole de sentir gonfler son membre malgré lui, puis se rappelle que la coquille diabolique est partie. Il hésite cependant à se toucher, il a connu trop de mauvaises surprises depuis le temps qu'il est ici... Ce temps qu'il ne mesure plus, ce temps de son esclavage dont il est difficile aujourd'hui pour lui de se rappeler qu'il n'a pas toujours été... Il entend monter le plaisir de sa Tyranne toute-puissante et sa main ose enfin se refermer sur son sexe. z La tête posée entre les cuisses de la suppliciée, Louise Lame s'abandonnait à des spasmes longs et profonds. Moins que les caresses savantes de sa prisonnière, c'est la situation qu'elle avait créée ainsi qui l'excitait : pour le meilleur ou pour le pire, elle se savait en train d'aller jusqu'au bout de ses pulsions, dans une extase quasi-mystique. Un dernier sursaut du bas-ventre et ses mâchoires se contractèrent spasmodiquement pour mordre jusqu'au sang la tendre peau de soie... Hurlement d'Ève... « Je t'en supplie, laisse-moi partir, Louise, je ne dirais rien, tu n'entendras plus jamais parler de moi... » « Personne n'entendra plus jamais parler de toi... Et pour commencer, je ne veux plus t'entendre... » Elle s'empara d'un objet qui ressemblait à une balle de golfe recouverte de cuir, mais sa tentative de l'introduire dans la bouche d'Ève se heurta aux belles dents serrées. Elle eut recours à une technique éprouvée d'infirmière, pinçant les narines jusqu'à ce que la bouche s'ouvre pour respirer. Elle enfonça la balle dans l'orifice sans défense et appuya délicatement sur un ressort : il y eut un déclic à peine audible et l'armature métallique de l'ingénieuse poire d'angoisse se déploya, la boule de cuir doubla de volume, faisant taire la voix irritante. « Tu vas rester comme ça quelques temps... Pour que l'afflux du sang au cerveau ne te soit pas fatal, je vais pratiquer une petite incision... » Et du minuscule bistouri recourbé dont elle avait déjà enlevé deux fines lanières de peau de la jambe gauche de la suppliciée, elle piqua une veine à la base du cou... Quelques gouttes de sang perlèrent... « C'est une technique que les Japonais infligeaient aux missionnaires européens du temps de la fermeture... En anglais, on pourrait appeler ça un brain drain ! Amusant, non ? » Elle posa un récipient au sol pour recevoir les gouttes de sang, puis se tourna vers la cage de tigre. « Ah, je vois que tu as profité aussi... Tant mieux, ce sera sans doute la dernière fois. » Et elle prononça un mot en chinois qui plongea la Chose dans une transe profonde, état semi-comateux qu'elle vérifia d'un coup de bistouri à la naissance du sexe encore à moitié raid. La Chose ne réagit pas... mais, curieusement, le membre se redressa légèrement. « Tiens, » fit Louise Lame. « Chose, est-ce que tu entends la voix de ta maîtresse ?» « Oui, Maîtresse »... « Très bien... Sais-tu où nous sommes ? » « Non, maîtresse » « Nous sommes chez le notaire... Où sommes-nous ? » « Nous sommes chez le notaire... » « Bien... » Et elle se mit à fournir à l'homme hypnotisé les mots et les phrases qui étaient les seuls qu'il était autorisé à prononcer « chez le notaire... » Elle savait qu'il faudrait plusieurs longues séances avant d'être absolument sûre du comportement de son esclave lors de la rencontre décisive, mais à présent qu'Ève était définitivement neutralisée, elle pouvait prendre son temps... Et elle frissonna de plaisir quand elle songea que cette salope était là, tout près, qu'elle entendait chaque mot de ce dressage qui allait la rendre riche, elle, Louise Lame, et personne d'autre. 6 C'est que la femme, telle que la nature l'a créée et telle qu'elle attire l'homme actuellement, est son ennemi et ne peut être pour lui qu'une esclave ou un tyran, jamais une compagne. L. von Sacher-Masoch L ouise Lame, prétextant un voyage, annula tous ces rendez-vous. Son donjon était trop plein à présent pour pouvoir accueillir des michés. D'ailleurs elle avait grand espoir d'abandonner bientôt une activité qui lui pesait chaque jour davantage. Ève était à présent remise à l'endroit, le visage très pâle, plongée dans une transe profonde, en attendant que Louise mît à exécution le nouveau plan qui commençait à se préciser dans son esprit. Quant à la Chose, Louise le jugeait fin prêt pour l'épreuve du notaire et avait pris rendez-vous pour le lendemain matin. Louis l'appela sur sa ligne privée. Comme elle ressentait un fort besoin de divertissement, Louise proposa de se rendre dans l'appartement exigu et crasseux de son amant au fin fond du treizième arrondissement. Déjà au téléphone elle lui avait trouvé une drôle de voix. En faisant l'amour, il n'était décidément pas à son affaire et pour se stimuler, Louise dut songer aux voluptueux supplices qu'elle infligeait à Ève. Décidément, cet amant de service paraissait chaque fois plus terne. La détente post-coïtale s'installait en silence. Louise avait nettement le sentiment que quelque chose brûlait les lèvres à son Louis, mais qu'il n'arrivait pas à dire. Elle lui proposa un massage. Les massages de Louise Lame, appris au Cambodge et en Inde, étaient de tout premier ordre, et son amant les accueillit toujours avec joie. Elle commença par de savantes manipulations le long de la colonne vertébrale, sentit le corps de l'homme se détendre. « J'ai l'impression qu'il y a quelque chose que tu veux me dire, mon gros, » hasarda-t-elle. S'abandonnant aux mains magiques, Louis demanda dans un souffle : « Ce maso dans la cage, il est toujours chez toi ? » Louise sentit son estomac se nouer. « Bien sûr que non, j'en avais assez de m'occuper de lui... Pourquoi ? » Mis en confiance par la légèreté du ton de Louise, Louis prononça les mots qui allaient le perdre. « Oh, rien... Mais l'autre jour il m'a dit que tu la retenais là contre son gré... » « Il te l'a dit ? Mais quand tu es monté au donjon, il avait un bâillon... » « Oui, excuse-moi, je l'ai dégonflé par erreur... C'est ingénieux, ce truc-là... » « ... N'est-ce pas... » Louise était furieuse contre elle-même : que n'ait-elle pris plus de précautions ? Une larme perla, mais elle n'avait pas le choix... car plus rien désormais ne devait l'arrêter si près du bout. « Mets-toi sur le dos » dit-elle, sans que sa voix trahisse son émotion. Elle lui prit le bras droit et massa avec une ferme sensualité le biceps, le coude, l'avant-bras, le poignet, la main... puis les doigts l'un après l'autre... Louis sourit en confiance à sa belle masseuse nue... Elle en était à étirer doucement les articulations du pouce et avait déjà pris sa décision. Sous ses doigts, la cavité shaoshang sur le méridien du poumon... Elle pinça de toutes ses forces de part et d'autre de l'ongle... Et cet homme viril de quatre-vingt dix kilos et d'un mètre quatre-vingts seize, hoqueta une fois puis s'évanouit comme une fillette. Louise se détacha du corps flasque et prit dans son sac une cigarette. Au fond, son nouveau plan tenait toujours, le scénario qu'elle mijotait depuis la capture d'Ève serait même encore plus convaincant à trois. Louis commençait à revenir à lui et elle se précipita. Elle comptait profiter de l'état second provoqué par la perturbation du chi qu'elle venait de lui faire subir : elle ne voulait absolument pas que le pauvre garçon comprenne ce qui lui arrivait. Elle s'assit sur le lit, prit sa tète dans les bras et la pressa contre son sein. Il ouvrit les yeux... et découvrit ceux de Louise Lame tout près des siens. « Qu'est-ce qui est arrivé ? » « Rien, mon amour, rien... Un petit étourdissement... Elle le berça doucement. « Tu ne trouves pas que j'ai de beaux yeux ? » « Oh, oui... » « Regarde-les bien, il y a un petit reflet doré, tu vois, tout au fond... » La suite n'était qu'un jeu d'enfant, Louis paraissait le sujet idéal, au bout de quelques secondes il dormait les yeux ouverts, répondant sans difficulté aux questions de Louise. « En as-tu parlé à quelqu'un ? » « Non, personne » « Et avais-tu l'intention d'en parler à quelqu'un ? » « Non... » Y avait-il comme une légère hésitation dans la voix ? Elle passa outre... « C'est bien, c'est très bien... Maintenant tu vas dormir et tu vas oublier, tout oublier de ce que tu as vu et entendu chez moi... » Louise Lame regardait dormir son bel amant. Au fond, il lui suffirait sans doute d'effacer de sa mémoire l'appel au secours qu'il avait capté par hasard...Car Louise Lame répugnait réellement à tuer cet innocent qui ne lui voulait pas malice. Elle se mit à fouiller le studio en désordre. Et elle trouva, cachée au fond d'un tiroir, une lettre inachevée, datée de ce jour et adressée à la sœur de Louis. Louise savait que son amant était très attaché à cette sœur qui habitait la Rochelle ; de toute sa nombreuse famille, c'était d'elle qu'il se sentait le plus proche. Elle parcourut la lettre... ... et son cœur se glaça ! Louis avait menti ! Il avait pu lui mentir sous hypnose ! Car dans cette lettre, il racontait à sa sœur la découverte qu'il avait faite ! En omettant certes quelques détails et le nom de Louise, mais en lui demandant son avis : devait-il alerter la police... Il n'était donc pas le parfait sujet qu'elle avait cru... Il entrait facilement en transe, il était sans doute ouvert à la suggestion post-hypnotique, mais quelque part dans son préconscient il y avait comme une poche de résistance. Elle ne pouvait plus compter sur un rapide lavage de cerveau... et elle n'avait pas le temps d'entreprendre un travail de longue haleine... Louis aussi devait disparaître... Les larmes aux yeux, Louise Lame embrassa le beau jeune homme sur la bouche... puis vaporisa sous son nez une forte dose de son « parfum »... Il devrait dormir au moins trente-six heures... Avec un peu de chance, personne ne s'inquiéterait de ce célibataire au chômage avant lundi matin et alors Louise serait prête. Avant de sortir de l'appartement, elle mit des gants, lava les verres où ils avaient bu et rafla les clefs déposées sur le bureau. z La Chose est de moins en moins sûr d'être lui... Il suffit que la Maîtresse le touche où le regarde d'une certaine façon pour qu'il s'envole de son corps pour flotter dans une sorte de chaud bien-être cotonneux, brumeux, mais qui n'est pas lui. La Maîtresse est là maintenant, elle le sort du Nid, elle l'habille, il est nourrisson sur le sein de sa mère... « Un autre grand jour pour toi, la Chose... Tu vas enfin pouvoir me rendre heureuse... » Son regard vrille dans le sien, le vertige lui reprend. « Tu veux me rendre heureuse, n'est-ce pas ? » « Oui, Maîtresse... » « C'est très bien, Chose... Nous allons chez le notaire... Tu sais comment te comporter chez le notaire... » « Oui Maîtresse ». Il est habillé maintenant de ses anciens vêtements mais ceux-ci le surprennent et le gênent... la laine le gratte, le slip le serre... La nudité est devenue son état normal, comme à un petit bébé... Il fait un mouvement pour se recoucher dans le Nid, mais la Maîtresse l'en empêche en lui serrant douloureusement le coude. En sortant du donjon, il passe devant une femme qui semble dormir debout, le dos au mur : elle est attachée à une croix et sur sa joue il voit un filet de sang séché. « Qui est-ce ? » demande-t-il machinalement. « Une amie, ne t'en soucie pas... » z La séance chez le notaire s'est déroulé à merveille. Certes, B... avait l'air un peu bizarre, semblait trouver un peu difficilement ces mots, mais Louise évoqua les suites d'une récente maladie et le notaire avait l'air rassuré. En moins d'une heure l'affaire était bouclée : Louise B..., née Laville, était devenue l'héritière unique d'une fortune qu'elle savait considérable. Ne restait plus à la Chose qu'à mourir... z Il était onze heures du soir dans un parking souterrain. Louise était assise dans sa Mercedes. Elle portait la tenue de cuir noir dans laquelle elle avait joué les inspectrices quelques jours auparavant. Une perruque blonde et des lunettes noires la rendaient méconnaissables. Couché sur la banquette arrière, les yeux grands ouverts, la respiration lente et régulière, la Chose était en transe profonde. Selon le plan de Louise, il allait y rester jusqu'au bout. Trois quarts d'heure se sont écoulés avant qu'elle ne vît enfin ce qu'elle attendait : un homme seul, la cinquantaine bedonnante se dirigea vers une grosse Citroën. Elle passa une paire de gants ajustés, élégants, sortit sans bruit de sa voiture et apparut quelques instants plus tard derrière la vitre de l'homme qui démarrait. Elle devait paraître un peu inquiétante dans sa tenue de cuir, mais un sourire rassura le quidam qui baissa sa vitre. « Est-ce que vous auriez du feu, cher Monsieur ? » demanda-t-elle de sa voix la plus séduisante. Il tendit le bras pour lui allumer la cigarette qu'elle avait à la bouche et elle lui prit le coude comme pour contrôler la flamme... Son pouce écrasa le petit juif. L'homme poussa un petit cri de terreur et porta la main à son cœur. Louise ouvrit la portière et le conducteur s'affala sur le béton. Insouciante de la crise cardiaque qu'elle venait de provoquer, et qui pouvait être fatal en terrain favorable, elle rangea la Citroën le long de sa Mercedes. Dans quelques instants, le coffre de l'autre véhicule était vidé de quelques cartons... et le « zombie » qu'elle avait fait de B... était couché à leur place, un large sparadrap sur la bouche, les mains attachées dans le dos avec du fil électrique. Elle referma le coffre et partit en trombe au volant de la Mercedes. Le compte à rebours était commencé. z Louise ouvrit silencieusement la porte au moyen des clefs qu'elle avait pris. Louis n'était plus sur le lit, et Louise eut un haut-le-corps, puis entendit l'eau couler dans le lavabo. Pénétrant dans le minuscule réduit, elle surprit Louis, toujours nu, courbé sur le lavabo, s'efforçant de chasser les toiles d'araignée en faisant couler de l'eau froide sur son crâne. Elle lui posa doucement sa main gantée sur les reins. Il sursauta et se cogna la tête contre le robinet, se retourna, lui sourit... En tout cas, il n'avait pas l'air de lui avoir gardé rancune ni même de se souvenir de ce qu'elle lui avait fait. Sans un mot, elle l'entraîna vers le lit. Ce beau corps qui allait mourir l'excitait. Elle le couchait doucement sur le dos, quitta son pantalon de cuir, son slip, et se mit à lui caresser la peau sensible entre les jambes, le bord de l'anus, les testicules et enfin la naissance du sexe. « Tu n'enlèves pas tes gants ? » demanda-t-il à travers le rideau de luxure descendue sur son cerveau.... « C'est plus excitant comme ça, tu trouves pas ?» chuchota-t-elle, tout en probant une pointe érogène à la base de sa belle queue dressée... « Si... » Elle s'assit sur son sexe, le fît pénétrer dans l'antre mouillé, repoussa les bras qui cherchaient ses seins sous le blouson défait. « Non, tu me laisses faire, cette fois... » Et Louise Lame fit, faisant bénéficier à son amant, dans l'état encore somnolent et passif où il se trouvait, toute sa science de l'amour, de ces doigts aussi familiers sur l'anatomie humaine des pointes qui provoquent l'extase que celles qui entraînent la mort. Au moment même où elle le fit jouir, elle toucha ses tempes de ses doigts gantés et chuchota un mot ; l'extase de l'orgasme se mua en transe hypnotique. Elle prit dans la poche de sa veste une feuille de papier sur laquelle étaient collées des lettres découpées dans un magazine. Toujours gantée, elle la mit entre les mains de Louis, en même temps qu'une enveloppe adressée à Louise Laville, à Genève. Elle les prit et les remit dans sa poche. Puis elle lui donna l'ordre de s'habiller et de la suivre. z Il était sept heures du matin. La Citroën était garée discrètement sous le périphérique, non loin de la Porte de la Chapelle. Louis était assis au volant, regardant droit devant lui. A cinquante mètres de là, dans une cabine téléphonique, Louise, perruque blonde et lunettes noires, composait le numéro de sa ligne privée. C'était la simple sonnerie du téléphone qui devait déclencher, chez Ève, descendue de sa croix, attendant patiemment tout habillée, la commande post-hypnotique qui allait sceller son destin et celui des deux hommes. Louise raccrocha. Elle se dirigea vers la terrasse d'un café qui venait à peine d'ouvrir et d'où elle pouvait surveiller la suite des événements. Trois quarts d'heure et deux cafés crème plus tard Ève, venant du métro d'un bon pas, alla droit sur la Citroën et monta aux côtés de Louis. Pas un regard ne fut échangé entre eux, mais aussitôt Louis démarra, fit marche arrière, tourna à droite... et s'engagea sur la rampe menant vers l'autoroute du Nord. Louise Lame regarda la voiture disparaître en direction de l'Autoroute du Nord et appela le garçon. z 24 heures plus tard, dans l'avion Paris-Genève, « Louise Laville » trouva dans le Parisien Libéré le fait divers qu'elle cherchait. UN KIDNAPPING QUI A MAL TOURNÉ : TROIS MORTS Lundi à 5 heures du matin, une voiture Citroën CX a quitté l'autoroute du Nord, entre Creil et Chantilly pour des raisons encore mal connues. Le véhicule a été volé quelques heures auparavant à un commerçant de Vitry s/Seine, M. Gaston Rebatet : victime d'une crise cardiaque dont un voleur aurait simplement profité, il est hospitalisé dans une condition critique. Le conducteur de la voiture volée, un jeune chômeur du nom de Louis Dabit, domicilié dans le 13ème Arrondissement de Paris, semble avoir perdu le contrôle du véhicule sans la présence d'aucune autre voiture sur la route à cet endroit, peut-être à la suite d'une querelle avec sa compagne. Trois cadavres ont été retirés de l'épave. Aux côtés du conducteur, se trouvait Ève Mannoni, femme de mauvaise vie, connue de la police. Mais quelle ne fut la surprise des enquêteurs lorsqu'ils ont trouvé un troisième cadavre dans le coffre de la voiture et qui n'était autre que celui du célèbre avocat, B... récemment retraité. Une lettre de rançon trouvée sur le conducteur semble indiquer qu'il s'agissait d'un kidnapping qui a mal tourné. La lettre de rançon, que les kidnappeurs n'eurent pas le temps de mettre à la poste, était adressée à Madame Louise B..., née Laville, la dernière épouse de M. B..., actuellement en voyage mais qui est attendu d'un jour à l'autre à son domicile genevois. Changement d'identité, changement de ville : Louise était fort contente d'elle. Ce n'était certes pas son premier crime parfait, mais à la différence de la punition infligée à ce vieux Léopold, d'un sadisme assez gratuit et qu'elle regrettait parfois, ces exécutions-ci, indolores, allaient changer tout simplement sa vie. Et aux yeux de Louise Lame, elles étaient donc amplement justifiées... Mais avant de tourner ses pensées vers un avenir radieux, elle versa une petite larme pour Louis, dont elle venait seulement d'apprendre le nom de famille. Monsieur Jourdain Prométhée Monsieur Jourdain Prométhée