Monsieur Loyal Retrouvé de Noël Burch suite et fin des aventures de Louise Lame MONSIEUR LOYAL RETROUVÉ 1 Je connais vos façons d'envoyer vos victimes Payer au tribunal la dette de vos crimes De tordre vos amants comme le fil de fer D'attacher l'os à l'âme et les cheveux aux nerfs De nous laisser pour morts en éclatant de rire Jean Cocteau Les plafonniers éclairent la salle comme en plein jour, le haut balcon qui surplombe de dix mètres le parquet étincelant, est noir de monde. Près du bord droit du cadre, un écuyer gros et gras tient à la main un long fouet dont il rythme en le claquant sa harangue à la cantonade, prononcée dans un sabir incompréhensible mais où Louise Lame croit déceler l'accent russe... ou anglais. Vêtue d'une ample tenue de cuir blanc, elle se tient immobile au milieu de cette arène couverte, la mire de tous les regards et sachant que ce sera bientôt à elle de jouer. Au centre du mur du fond, un rideau s'entrebâille et se referme, le temps de laisser passage à la silhouette massive d'un Noir sans âge, bâti en Hercule et nu comme un ver. D'un pas de zombie, il s'avance, la main tendue comme pour la poignée de l'amitié... ou de la loyauté avant le match. Louise le regarde traverser l'écran Cinémascope vers la femme tout de blanc vêtue, sans trahir l'angoisse qui la ronge. Le Noir s'avance toujours et à deux mètres maintenant, il donne toujours l'impression de vouloir vraiment lui serrer la main. Une coutume de chez lui, peut-être, songe la femme qui le toise. Il sourit timidement en exhibant une érection énorme. Louise Lame ne sait qu'en faire... mais son corps le sait pour elle : étroitement gantée de daim blanc, la main droite file comme l'éclair sous la verge dressée - qu'elle ignore superbement - pour happer le scrotum rebondi et lui imprimer une torsion d'une sécheresse tout scientifique... Paralysé par une douleur incomparable, le Noir reste la tête renversée, la bouche ouverte, mais sans émettre le moindre son. « C'est normal », se dit Louise Lame, "c'est encore le muet !" et du bout des cinq doigts regroupés en cône elle frappe comme le cobra blanc au creux de la gorge exposée, juste au-dessus de la pomme d'Adam. Le géant émet un gargouillis silencieux et s'abat sur le dos. Louise Lame sait que la trachée s'est contractée spasmodiquement sous le choc et que l'homme s'étrangle à ses pieds. Un filet de bave échappe des lèvres charnues, le visage bleuit. Bientôt le corps immense ne bouge plus. Au-dessus de sa tête, un tonnerre d'applaudissements éclate. L'homme à la redingote vient tâter le pouls du Noir. Se penchant à l'oreille de Louise, il lui murmure quelques paroles de félicitation ou peut-être d'encouragement, puis saisit son bras et le soulève en signe de victoire, comme après un match de boxe. Les applaudissements redoublent. L'image chavire, Louise a le tournis, s'accroche à Peter Ustinov... ... et se redresse dans son lit, l'oreiller serré dans ses bras, pour couper court au vertige. C'était la troisième fois cette semaine que Louise Lame faisait le même rêve et cela commençait à l'agacer. Elle but un verre d'eau dans la carafe de cristal au chevet de son lit king-size, rejeta la couverture, mit pied à terre et passa une robe de chambre. Écartant les battants de la porte-fenêtre, elle fit quelques pas sur le large balcon, sortant de sa poche un paquet de Davidoff et un briquet. Elle fit jouer la molette et contempla la nuit. Fruit fantasque et extravagant de son soudain héritage, la luxueuse villa dominait de ses trois étages le lac Leman. C'était à peine si un léger clapotis lui parvenait d'en bas. Sous la lune, l'eau scintillait de mille feux, l'image même d'une éternité paisible dans un monde soumis. Elle revint sur ce rêve récurrent... et haussa les épaules. Louise Lame avait certes déjà tué de ses mains... de ses yeux et de sa voix aussi... Et alors ? Elle pensait parfois qu'elle pourrait recommencer sans déplaisir, que c'avaient été les moments les plus grisants d'une vie consacrée à la recherche du plaisir. Alors pourquoi soudain ce rappel à l'ordre de son subconscient, nuit après nuit ? Louise n'avait jamais connu le remords quand ses intérêts vitaux étaient en jeu. D'ailleurs, elle vivait ce rêve moins dans le registre du remords que dans celui d'un étrange plaisir angoissé... Mais pourquoi aussi ce rappel du triste destin de Lola Montez selon Max Ophuls, ce beau film qui avait certes hanté son adolescence, mais auquel elle ne pensait plus depuis des années ? La lecture de Freud avait guéri notre héroïne de toute croyance aux rêves prémonitoires, mais lui avait appris aussi que nos mises en scène nocturnes ne sont jamais innocentes... Non... ce qu'elle désignait sardoniquement pour elle-même « ses abominables forfaits » ne lui inspiraient aucun remords. Sauf, peut-être, pour ce pauvre imbécile de Louis... Et pourquoi s'être remise à fumer ? Louise Lame s'en voulait de tout acte qui échappait à sa volonté. Elle eut un geste d'énervement et sa cigarette « fit une étoile » jusqu'au lac, faisant surgir de sa mémoire ce vers de Desnos, son parrain en quelque sorte. Le retour du tabac, c'était l'ennui : depuis des mois, elle s'ennuyait ferme ici. Une succession de bals masqués, d'innombrables sorties de théâtre ou d'opéra, des parties de tennis, de bridge ou de jambes en l'air avec quelque jeune snob maladroit, voilà à quoi se résumaient les amusements de la haute société de Montreux. Elle faisait de son mieux pour s'intégrer à ce monde innocemment décadent - c'était plus prudent que de se faire remarquer pour sa « sauvagerie » - mais ce n'était vraiment pas sa tasse de thé. Partir en voyage ? Rechercher la douceur des tropiques qu'elle avait tant appréciés naguère ? Trop tôt pour son image : elle portait encore le deuil. Et puis, c'eut été troquer contre l'inconfort du tiers monde tout le confort moderne de cette luxueuse demeure dont elle venait à peine de terminer les aménagements. Aménagements sur lesquels d'ailleurs elle comptait pour se désennuyer quelque peu... Mais pour l'instant - et elle commençait à s'en irriter - elle n'avait fait aucune rencontre intéressante, et ce bien que s'étant permis depuis peu le port public de tenues fétichistes provocantes et quelques allusions discrètes à ses orientations sexuelles. Car si Louise Lame avait éprouvé un immense soulagement d'avoir pu abandonner le dur métier de dominatrice professionnelle, elle entendait profiter de sa nouvelle situation pour se consacrer à sa guise à des jeux dont elle espérait qu'ils pourraient à nouveau devenir un pur plaisir pour elle, puisque exercés enfin hors des contraintes du contrat masochiste vénal. Dans le cadre du contrat, elle avait régi d'innombrables fantasmes de domination et de violence au bénéfice de ses michés, mais avec presque toujours les limites d'usage. Hors du contrat, dans les aléas de la dure struggle for life, elle avait goûté à l'âcre ivresse du pouvoir de vie ou de mort... Mais qu'il fut contractuel et fictif ou absolu et réel, son pouvoir s'était presque toujours exercé en l'absence de tout désir érotique, à peine un frissonnement si le sujet était beau, puisque le but poursuivi était toujours instrumental : un cachet, une vengeance, un trésor... Jamais encore elle n'avait pu mettre en œuvre la pure logique sadienne du mal pour le mal - mais qu'elle devina susceptible de lui procurer des plaisirs supérieurs. Louise Lame quitta la chambre et descendit quelques marches. Elle se retrouva sur un large palier, illuminé grâce à une vaste baie murale par le seul clair de lune. Face à cette baie se trouvait un mur tapissé de glaces où se mirait à présent le disque brillant. Louise s'arrêta devant un buste de Médée nue dans le style symboliste et appuya du doigt sur le bouton d'un sein... Les glaces s'escamotèrent sans bruit sous le sol dallé et elle se trouva devant une salle sombre et peu profonde : trois basses cages cubiques en acier étaient disposées à un mètre l'une de l'autre. Louise demeura un long moment à les contempler. 2 ‘Tell me of that lady The poet stubborn with his passion sang us' W.B. YEATS Journal du Lord N. - 13 novembre, 199... Avec Q..., au foyer de l'Opéra de Genève pendant le premier entracte de « Samson et Dalila ». Il attire mon attention sur une femme brune, la quarantaine svelte, vêtue de pied en cape de cuir noir ! C'est, m'affirme-t-il, une femme bien inquiétante qu'il a rencontré récemment chez des amis. J'attends qu'il continue, mais pour le moment il n'en dit pas plus. Je lui en veux, mais comment insister ? Ni lui ni personne ne connaissent mes goûts... Au deuxième entracte, la femme est encore là. Je reviens à la charge : « Vous avez dit ‘inquiétante' ? » . « Elle t'intéresse ? » taquine-t-il. Puis décide d'en dire plus : le bruit court, me dit Q... qu'elle aurait fouetté des hommes pour de l'argent à Paris et ne chercherait pas à le cacher. En tout cas, selon Q... mieux vaut éviter de la rencontrer au coin d'un bois : elle pratique une sorte de judo chinois. Et elle s'en vante... Le soir où il l'avait connu, elle avait fait chuter d'un croche-pied un sceptique de cent kilos et l'a cloué au sol d'une clé bizarre. D'après Q..., cela se voyait qu'elle s'amusait à humilier sans effort le colosse qui la suppliait. Il a su plus tard qu'il n'avait pas été le seul ce soir-là à qui elle avait donné des frissons... « aux deux sens du mot. » Un vieillard aux allures excentriques qui accompagna cette personne inquiétante revint du bar avec deux coupes de Champagne. La dame ne semblait pas faire pas grand cas de sa présence. Ses yeux erraient sur l'assistance. Le récit de mon ami et la vue de cette femme au corps fluet, nerveux, sanglé de cuir, me donnèrent à moi aussi des frissons, et je résolus d'en savoir plus. Je pus tirer de Q... qu'elle s'appelle Madame B..., qu'elle est veuve et qu'elle habite une belle villa à Montreux, au bord du lac. Louise Lame ne tenait plus en place : elle avait des besoins comme toute autre femme. Le grand bellâtre de la nuit d'avant l'avait fait enrager, elle aurait voulu le battre pour de bon, tant il n'était nul au lit ! Elle en était à sa troisième coupe de champagne quand soudain elle se précipita sur son agenda et composa un numéro : « Allô! Maison Philidor ? Ici, Madame veuve B... Vous voyez, la villa Batory ? Figurez-vous que cette jointe a encore lâché... Vous devrez me renvoyer ce petit plombier, j'aurais deux mots à lui dire... Non, ne vous inquiétez pas, je ne serais pas injuste... En fin d'après-midi ? C'est parfait. » Louise Lame ouvrit la porte sous l'escalier et descendit au sous-sol. Elle ramassa au passage une massette et alla donner un coup bien dosé à un robinet au mur, qui se mit aussitôt à fuir copieusement. La grille du grand parc s'ouvre et la camionnette passe. L'homme au volant est jeune et beau. Elle est excitante, la dame de la grande maison, se dit l'apprenti Samuel, mais un peu inquiétante aussi. Et d'abord, c'est quand même pas normal que cette jointe lâche si vite... Il connaît son métier, quand même ! Il se gare à l'ombre des peupliers, hisse sur l'épaule la bandoulière de sa lourde trousse à outils et se dirige vers la porte de service... Tout comme la grille du parc, celle-ci s'ouvre par quelque télécommande dès qu'il s'approche, ce qui lui fait un drôle d'effet. Il retrouve le chemin de la cuisine, où la dame lui a offert une bière la première fois. Elle l'y attend. Cette fois, elle est habillée drôlement sexy, la dame de la grande maison, en pantalon de cuir noir et un pull noir collant. Elle est drôlement gironde là-dedans. Elle porte aussi, bizarrement, des gants. Pour sûr, elle n'est pas tout jeune, mais elle est encore vachement bien roulée, elle doit en faire, des sports de riche... Il examine le robinet, réparé la semaine d'avant, et comprend tout de suite. La dame joue avec lui. Il lui fait face : « C'est vous qui avez fait ça... ». Il veut affecter une voix sévère, mais n'y arrive pas... car il a tout compris... elle veut se faire sauter, celle-là. Il détaille les jambes gainées de cuir... Bon, il n'est pas contre. Il s'approche d'elle. Elle l'attend, un sourire prometteur aux lèvres. Elle tend la main, lui tâte longuement les biceps. Ses gants sont très ajustés, et ils ont les doigts coupés comme des gants de cycliste, ce qui laisse apparaître des ongles longs, étonnamment acérés, au vernis presque noir. Si émoustillé qu'il soit par ce toucher provocant, Samuel lui trouve un aspect vaguement macabre, à cette femme... Pourquoi elle le fixe comme ça ? Elle l'a déjà vu... « Un costaud » murmure-t-elle. Il rougit. « Si, si, tu es un costaud. Ça ne te servira à rien mais ça m'excite... » Elle écarte les bras lentement comme pour l'inviter à une étreinte. « Eh ben », se dit-il. Il hésite un instant, puis fait un demi pas en avant. Il voit se tendre les biceps sous la laine, devine, à la lisière du champ visible, un mouvement rapide en même temps que sort de cette bouche carminée un cri étonnant : rauque et sauvage. Et puis dans sa tête il y a comme une double explosion, à la tempe et à la mâchoire, et un unique éclair aveuglant avant que s'ouvre le trou noir... Louise Lame contempla son œuvre, satisfaite de l'exécution de ce coup de penchak silat, où le talon des deux mains percute au même instant la tempe et l'attache maxillaire. Elle sourit en pensant à sa fluette instructrice à Djakarta qui l'assurait avoir, par ce même moyen radical, mis K.O. son mari au cours du combat plus ou moins rituel qui oppose les couples indonésiens lors de leur nuit de noces... et en d'autres occasions aussi. Il y avait longtemps qu'elle n'avait pu donner libre cours à la violence qui l'habitait, et elle avait concentré dans ce coup unique une hargne accumulée depuis des mois. A présent elle se sentait mieux et se promettait de recommencer bientôt cette hygiène. Pour l'instant, il s'agissait de s'assurer de son premier cobaye. Elle ouvrit une petite armoire discrète et toucha une commande. Au plafond une trappe s'ouvrit, et une corde descendit munie d'un harnais qu'elle fixa rapidement autour du torse du bel endormi. Le corps flasque se balançait doucement pendant un instant, puis disparaissait par l'ouverture qui se referma derrière lui : son premier captif était dans sa cage. Elle allait pouvoir réfléchir à loisir sur l'usage qu'elle pouvait en faire. Tandis qu'elle remontait au salon, elle entendit la sonnerie du téléphone. Louise Lame soupira : encore l'une de ses nouvelles relations mondaines - un bridge, un dîner en ville. Elle se dit qu'ayant décidé de se consacrer à ses jeux favoris, elle allait devoir se mettre sur liste rouge. L'accent au bout de la ligne était incontestablement anglais mais le français était impeccable. « Madame B...? Ici Lord N... Vous ne me connaissez pas, mais nous avons des amis communs et notamment le Marquis de Q... qui m'a dit que vous vous ennuyiez sur les bords de notre lac. C'est pourquoi je me permets de vous inviter à un bal costumé que j'organise dans ma propriété de Vevey... A la vérité, c'est mon ami qui m'a parlé de vous en des termes qui m'ont beaucoup intrigué, je ne vous le cache pas, et je vous ai même entrevue à l'opéra de Genève il y a quinze jours... Vous étiez habillée... de façon... délicieuse... ». Il hésita sur les mots à dessein. « Bon, c'en est un » se dit-elle. Mais il y en avait tant de par le monde, notamment chez les vieux. Enfin, c'était quand même un Lord. Elle marmonna un vague remerciement et une acceptation conditionnée à d'éventuelles contraintes qu'elle inventa à la débottée, puis raccrocha. Elle regarda sa montre, fit glisser un panneau, appuya sur un bouton : un écran vidéo s'alluma, lui donnant vue sur la cage dans laquelle elle venait d'enfourner ce malheureux petit plombier. Celui-ci revenait à lui... Louise Lame scruta les réactions de son prisonnier : voilà bien une expérience inédite pour elle. Certes, il y avait eu au moins un prisonnier involontaire dans son petit donjon parisien, mais son défunt mari avait été un homme peu apetissant. L'apprenti Samuel ouvre les yeux : il a très mal au crâne, il peut à peine bouger la mâchoire... Où peut-il bien être ? On y voit mal, à peine une douce lueur dont la source est invisible, mais il distingue, à quelques centimètres devant lui, des barres d'acier luisant. Il serait donc en prison ? Mais qu'a-t-il donc fait ? Il n'a rien fait ! Puis il se souvient... De la dame et de sa grande maison, du robinet saboté, de son corps si séduisant... Mais il se souvient surtout de la violence inouïe de cette attaque incompréhensible d'une femme qui fait sûrement du karaté... Il veut se relever mais ça tête fait la douloureuse découverte que la cellule - la cage, plutôt - n'est pas assez grande. Et quand il veut étendre les jambes, il fait le même constat... Il doit rester ainsi, couché sur le côté, les jambes recroquevillés comme un fétus qui attend de naître... Pendant combien de temps ? « Bienvenu en enfer » dit une voix dans le noir... « Mon enfer... Tu es mal tombé petit homme, car il m'a plu de te ramener au moyen âge... Si tu étais plus cultivé, tu te serais méfié de ma demeure car tu aurais su qu'elle porte le nom d'un Barbe Bleue féminin qui vécut en Hongrie au seizième siècle et qui croyait préserver sa jeunesse en se baignant dans le sang de ses victimes... Je n'ai aucune illusion de la sorte, mais avant de vieillir irrémédiablement, je veux m'amuser, m'amuser énormément... Et pour moi cela consiste à me faire faire l'amour par de beaux jeunes hommes que je peux faire souffrir à ma guise... » La voix se tait, Samuel n'a pas compris le quart de ce qu'il vient d'entendre. Il croit rêver, il faut qu'il rêve... Mais après avoir tâté sa tempe qui enfle douloureusement, testé une nouvelle fois la solidité des barreaux qui l'entoure, le titulaire d'un brevet de mécanique et de plomberie qu'il est sait très bien qu'il ne rêve pas... Il crierait bien au secours, mais dans la voix de cette femme quelque chose lui a fait comprendre qu'ici personne ne l'entendra... Que va-t-il lui arriver ? Elle était pourtant gironde la dame, dans son pantalon de cuir... Et lui qui croyait... Là, l'esprit du jeune homme arrête tout simplement de fonctionner. Face à une situation qui le dépasse, son cerveau est comme paralysé : cette histoire ressemble à ces bandes dessinées américaines qu'il affectionne encore, mais ici il ne retrouve pas les plaisirs qu'elles lui procurent... Soudain, les larmes se mettent à couler, car il vient de comprendre toute l'étendue de son impuissance. Louise Lame avait mis une heure à cacher la camionnette de la Maison Philidor dans une remise au fond de son jardin et à effacer les traces de pneus jusqu'à la route goudronnée. Elle téléphona ensuite au patron du jeune homme pour se plaindre de ce que celui-ci ne fût pas encore arrivé. 3 J'imagine une copulation passionnée où je ferais de son corps une ruine, où j'empoignerais pour posséder jusqu'au sang. Je ne puis désirer longtemps, une telle énergie ne peut durer, je le mettrais à mon service comme un chien, le faisant m'attendre toujours. Nathalie Gassel : Eros androgyne Extrait du journal de Lord N.... Soirée très réussie. De très jolis costumes, concours amusant... Un nouveau traiteur de Lausanne, qui fait très bien les choses... Quelques très beaux jeunes hommes pour occuper Bella. MAIS surtout... ELLE est venue. A minuit je ne l'attendais plus, puis soudain elle était là... Très remarquée. Toujours le cuir noir : longue cape, bottes, robe courte découpée dans le dos jusqu'à la raie des fesses : étonnante. Polie et silencieuse, un peu hautaine pendant l'heure qu'elle est restée... N'ai guère eu le temps de lui parler MAIS elle accepte que je lui rende visite ! Bella ne s'est aperçue de rien, le petit R. était là, heureusement... Louise Lame avait fait beaucoup plus attention à son hôte de la veille qu'elle ne l'avait laissé paraître. À part ses lèvres trop fines (Louise les avait en horreur, les tenant pour un signe infaillible de froideur sensuelle), c'était un bel homme que ce sexagénaire fringant. C'était surtout un homme très riche. La demeure qu'il occupait sur les hauteurs de Vevey était pratiquement un château. Or, les aménagements coûteux de sa villa n'étaient pas loin d'avoir épuisé le pécule que lui avait "laissé" feu son mari, pécule moins opulent que prévu, d'ailleurs. Entre le lord et sa femme italienne, Louise subodorait qu'il ne se passait plus rien. Et de toute évidence, elle avait avec le mari « le ticket ». Tout cela lui paraissait très encourageant et la mit d'humeur polissonne... Elle fit glisser le panneau dérobé et contempla le moniteur de surveillance. Le petit plombier était en train de manger la pitance qu'elle lui consentait deux fois par jour - adéquate mais tout juste : inutile qu'il s'engraisse. Stimulée dès son réveil par la perspective de tisser lentement sa toile autour du riche anglais, Louise Lame avait ressenti toute la journée gonfler en elle un besoin impérieux de jouissance violente. L'heure était venue de se livrer à une expérience qui lui trottait obstinément dans la tête depuis qu'elle s'était procurée en Inde certaine drogue... qu'elle venait d'introduire dans le repas de son prisonnier à la place du puissant tranquillisant quotidien. À l'heure qu'il était, cette substance s'infiltrait à travers les parois de son estomac pour se mêler à son jeune sang. Elle ouvrit sa penderie et hésita : certes, sa victime n'aurait guère besoin de stimulation visuelle pour ce qui allait suivre, mais cela ne pouvait pas faire de mal... Et puis Louise Lame aimait à fétichiser son corps, à se rendre irrésistible pour les hommes qu'elle allait dominer. Elle finit par choisir une tenue de gymnastique passablement obscène et qu'affectionnait en son temps ce vieux Léopold (le souvenir de celui qui l'avait trahi éveilla comme un pincement nostalgique). C'était un « body » en Lycra noir, très moulant et très résistant, décolleté par-devant jusqu'au nombril et découpé si haut sur les cuisses qu'on put voir, de part et d'autre de l'étroite bande qui cachait à peine le sexe, quelques poils pubiens. D'ailleurs, cette partie inférieure du vêtement s'escamotait aisément grâce à deux fermoirs discrets dans le dos, ce au cas où d'autres formes de gymnastique viendraient à s'offrir... Elle compléta sa tenue par de fines socquettes de soie fumée retenues aux mollettes par des jarretelles discrètes, des souples bottines en daim noir à talons plats, étroitement lacées, et des gants de cavalière garni d'un latex spongieux qui assurait des prises imparables. Les cheveux retenus à présent par un serre-tête de cuir noir, elle jeta un dernier coup d'œil sur le moniteur, traversa sa chambre et gagna par l'escalier le vaste entresol. Elle s'approcha de la grande glace et admira un instant une image qui semblait atteindre exactement la synthèse recherchée entre féminité et efficacité sportive... Si l'apprenti Samuel était un être plus imaginatif, il serait certainement fou à l'heure qu'il est. Mais au bout de quelques jours dans la douce pénombre, avec une nourriture peu abondante mais qui calme sa faim - et ses nerfs, lui semble-t-il - il s'est habitué à son sort... C'est tout juste s'il se demande quelquefois depuis combien de temps il est là. Mais comment le savoir ? Depuis la fois où la voix de la dame - de la folle, plutôt ! - lui a parlé, le temps s'écoule tout lisse, sans rien. Il croit avoir compté dix-huit repas, mais combien lui en donne-t-elle par jour? Les minutes passent et Samuel commence à se sentir différent que d'habitude après les repas, c'est presque comme s'il avait la grippe. Des vertiges... Et puis merde ! voilà qu'il se met à bander maintenant ! C'est le bouquet ! Jusqu'ici il n'a même pas pensé à « ça »... Mais là... pourquoi ne pas en profiter, rien que pour passer le temps... Il n'est pas un grand branleur, mais enfin... Il défait sa braguette et le frottement du slip accroît cette sorte de désir sans objet qui monte en lui, comme quand on se réveille avec une envie de pisser ; ça enfle même à faire mal ! Ce n'est pas normal ce qui se passe, qu'est-ce qui lui arrive ? Mais quand sa main se referme sur sa queue, il se sent tout de suite réconforté... Soudain la lumière devient très forte et quand l'effet d'éblouissement est passé, le mur qui lui fait face a disparu, comme une porte de garage mais plus instantané. Et là, comme si elle posait pour une pub sur fond d'un énorme panorama du lac, il y a une femme dont la tenue sexy et la pose déhanchée lui rappellent une go-go girl qu'il a vue dans un bar de Zurich l'année dernière, quand il était au collège technique là-bas. La femme détecte tout de suite le geste coupable et dit sèchement : « Pas de ça chez moi ! C'est ici que ça se passe, petit plombier... » Elle brandit une sorte de télécommande et le devant de sa cage s'escamote dans le sol avec un bruissement discret. Tout d'abord il n'a pas reconnu la folle dans son nouveau costume, mais quand elle s'est avancée vers lui, alors oui il l'a reconnue, cette véritable serial killer qui le tient prisonnier. Mais en même temps, comme il a déjà vu ça au cinéma, il n'a pas encore vraiment peur. Elle l'a pris en traître, ça il s'en souvient, elle l'a mis K.O. d'un seul coup - c'était quoi ça, du karaté ? - il s'en souvient avec honte maintenant, et c'est sûr qu'il la hait tout ce qu'il peut, mais... mais qu'il crève aussi de pouvoir la baiser, cette femme qui se tient là dans ce drôle de costume, la trousser sur-le-champ, et même qu'il ne peut plus penser à autre chose... Samuel s'extirpe de la cage - de sa cage - et s'avance, malgré ses jambes engourdies... « C'est ça, vient me faire l'amour, beau gars... » Il avance, même s'il se sent vraiment bizarre, un peu comme chez le dentiste après la piqûre... Mais avec cette envie débordante qui lui étreint le bas-ventre... Il avance dans l'espace éclairé par la vitre, derrière laquelle il y a le lac et la liberté, il le sait mais n'en a cure, il se sent bête en rut avec un seul objet, ce long triangle de tissu noir qu'il ne peut quitter des yeux. Le corps tant convoité est à sa portée maintenant. Sans tout à fait oublier ce que « la folle » lui a déjà fait une fois, il ne peut s'empêcher de tendre des mains ingénues vers ces seins parfaits, à moitié dévoilés par la bande de tissu noir... Alors le corps de liane fait un brusque écart et une bourrade sèche du plat de la main au sternum lui coupe le souffle et le déséquilibre tandis qu'un croche-pied sec au tendon d'Achille le fait tomber de tout son poids sur le coccyx... La douleur est intense... mais à son grand étonnement ne fait qu'intensifier l'urgence de son besoin de baiser. Il entend un rire musical... « Il te plaît mon tuy shoo ? C'est une bonzesse qui me l'a appris... Comme tu es lourd et bête, il faut faire mieux que ça si tu veux soulager ta pauvre queue dans mon joli chat... Et pas comme ça ! » Avec ces derniers mots, la voix ne sourit plus du tout et le tranchant d'un pied, raidi sous le daim, atteint avec une précision diabolique l'articulation du poignet coupable. Samuel hurle, libère son sexe qu'il caressait machinalement, et porte à sa bouche le poignet meurtri... « Vous m'avez fait mal » Et de nouveau vient ce mauvais rire... La femme se tient au-dessus de lui, les mains sur les hanches, les genoux fléchis, le pubis tendu insolemment vers son visage. "Viens... Lève-toi..." Et la superbe créature de reculer, provocante au-delà de toute expression... Et lui, Samuel, de se relever, la peur vaincue par le désir. Mais cette fois elle prend doucement sa main dans les siennes, la porte à sa poitrine, la promène d'un sein élastique à l'autre, la fait descendre le long de son ventre musclé... "Tu aimes ? » Samuel savait que c'était trop beau : les doigts nerveux dans leur gaine de cuir s'activent insidieusement... et soudain il se jette à genoux, paralysé par une douleur atroce : avec un mauvais sourire, la femme expose devant ses yeux sa main captive, l'annulaire replié vers la paume dans l'étau formé par l'index et le pouce à demi-ganté. Le geste est presque délicat, la douleur irrésistible... « Jiu-jitsu... tu vois comme c'est facile de réduire un homme à l'impuissance !" A travers l'incomparable douleur qui focalise tout son être, à travers les restes de son désir, il s'insurge : cette folle se joue de lui ! Mais comment ? Et pourquoi ? Grâce à la clé humiliante qui le tient accroupi mais l'empêche d'aller au sol, la dame recule en le conduisant vers la grande baie vitrée et lui colle le nez tout contre : "Regarde dehors, petit plombier, regarde les voiliers, regarde la fumée, c'est la vie normale... tu voudrais aller là, n'est-ce pas ? Ne plus être enfermée, ne plus avoir mal – et elle souligne le mot d'une pression qui le fait hurler - mais en même temps tu as toujours envie de moi, n'est-ce pas, et plus je te fais mal, plus tu bandes? N'est-ce pas étonnant ? N'est-ce pas incompréhensible ? Mais c'est l'effet d'une drogue que je t'ai administrée. Évidemment, ce n'est pas parce que tu le sais que tu pourras y résister... Alors, on va encore jouer un peu... » Elle lâche son doigt et la douleur s'atténue... Mais avant qu'il ne puisse seulement se redresser, elle le saisit derrière le cou et à nouveau il éprouve la force et l'étonnante habileté de ses doigts d'acier : une pression sous les oreilles provoque aussitôt le vertige d'un demi-syncope : le sang lui bat les tempes, il se sent faiblir... Elle en connaît des tours vaches, cette folle ! Elle rapproche irrésistiblement la tête captive de son entrejambes. "Renifle-moi, petit chiot... Tu sens comme je suis en chaleur, je suis très excitée, petit plombier, c'est toi qui m'excite et tout à l'heure tu vas me faire l'amour... à ma façon. Mais d'abord, je veux m'exciter un peu plus." Elle cale brutalement la paume gantée de la main libre contre la pointe de la mâchoire de l'homme et saisissant le lobe de l'oreille opposée, lui tord sèchement la tête dans un grand mouvement circulaire jusqu'à ce que son corps soit arc-bouté en arrière, retenu de tomber, empêché de se relever. Son crâne est calé contre le ventre plat de la belle athlète, de sorte que Samuel peut enfin voir de près la figure de celle qu'il désire tant, mais à l'envers. Il sent que sa queue a fait irruption à travers la braguette restée ouverte et ce voyant, la dame pousse un petit cri mutin. Sans cesser de contrôler le corps de l'homme d'une main sous le menton (et maintenant c'est son pouce sous la mâchoire qui lui fait mal) elle se penche. Aveuglé par le noir tissu élastique, Samuel sent le bref contact d'une langue sur le bout de son gland, juste une lichette... puis le contact familier d'un préservatif que les doigts nerveux déroulent le long de sa pine. Il n'a pas même eu le temps de s'étonner de la tournure prise par les évènements qu'elle le lâche soudain et le repousse. Il peut enfin se redresser et par réflexe veut se retourner, mais se sent saisi à nouveau par le col et la manche du veston qu'il porte encore. Des fesses compactes se lovent fermement contre son bas-ventre écrasant douloureusement sa queue, ses pieds quittent le sol et il se trouve projeté à deux mètres de là comme fétu de paille. Sa chute sur les marches d'un escalier le fait perdre conscience... Louise Lame éprouva un frisson presque nécrophile lorsqu'elle fit sauter les fermoirs de son "anti-flirt" et s'accroupit au-dessus de l'homme qui gémissait au bas des marches, l'énorme queue toujours bien droite. Elle la prit en elle avec un petit cri et dut se retenir de jouir aussitôt... Si elle voulait faire durer le plaisir, ses mouvements devaient être très prudents, tant elle était excitée. Car aussi étrange que cela puisse paraître, Louise, pour des raisons purement esthétiques et qu'elle seule pouvait comprendre, tenait à ce que cet amant involontaire et à peine conscient, jouisse en même temps qu'elle. « J'ai pour l'Autre plus d'égards que la plupart des violeurs », cria-t-elle à la cantonade avec un petit rictus. Elle appuya de l'index sur l'épiglotte du garçon qui s'étrangla et sortit de son demi-évanouissement... "Regarde, idiot, ton rêve se réalise !" Il tendit les mains, voulant la saisir peut-être... ou la repousser ? Elle les écarta sèchement du tranchant des siennes et continua à remuer très doucement le bassin. Elle avait encore une envie irrésistible de faire mal, et se risqua à compromettre son fantasme d'orgasmes simultanés : elle glissa "amoureusement" trois doigts sous la clavicule de son étalon et serra brusquement la zone sensible de toutes ses forces. Son savoir fut salué d'un hurlement inhumain... qui déclencha en elle l'orgasme... Dans les transes de son plaisir, elle accentua encore la pression, sachant que le choc provoqué au système nerveux supérieur par cette saisie de qin na allait provoquer l'orgasme chez le mâle aussi, en même temps qu'une syncope durable. Et tandis que les merveilleux spasmes, si familiers et pourtant toujours si neufs lui remontaient le dos pour éclater sous son crâne comme autant de fusées, elle songeait qu'un de ces jours, quand elle le voudrait et comme elle le voudrait, elle allait faire de ce corps dompté un cadavre... Mais cette séance laissait chez Louise Lame un sentiment de frustration plus grande que jamais. Et de haine de soi. Elle se comportait exactement comme les hommes les plus malheureux avec leurs poupées gonflables ! C'était malsain même selon sa moralité très lâche. Il fallait faire de cet esclave un autre usage et se focaliser sur la conquête du Lord N... Et pendant ce temps, que fait la police ? C 'est précisément à l'hotel de police de lausanne que le destin de Louise Lame, fatal comme elle l'a toujours voulu, se noue à instant même. Exactement au même moment où l'apprenti Samuel, hurlant de douleur, s'évanouit en éjaculant dans un préservatif d'excellente qualité fourni par sa geôlière, un commissaire du quai des Orfèvres, muni d'une mission rogatoire, pénètre dans le bureau d'un haut fonctionnaire... Objet de son enquête : la découverte, dans un puits abandonné aux environs de la capitale française, du cadavre d'un enseignant à la retraite, dossier auquel a récemment été jointe l'étrange affaire d'une voiture qui a quitté l'autroute du Nord sans raison apparente, entraînant la mort de ses trois occupants. Or, le haut fonctionnaire helvétique qui accueille ce policier français, est celui qui est chargé de la surveillance des étrangèrs séjournant sur le territoire du canton de Lausanne. 4 La rose n'a pas d'âge Elle a ses becs, ses gants Et les journaux la citent Avec les acrobates Jean Cocteau Louise Lame avait pris ses renseignements : Lord N... possédait d'immenses intérêts miniers en ce qui fut le Tanganyika et non seulement la seconde Lady N... - de vingt ans plus jeune que son troisième mari - faisait chambre à part depuis deux ans, mais elle était souvent vue en galante compagnie. Le mari, en revanche, était un homme timide et réservé à qui on ne connaissait aucune liaison. Louise voyait poindre une occasion inespérée d'assurer ses vieux jours. À présent, elle se tenait nue dans sa garde-robe, contemplant dans la glace son arme principale, pour la séduction comme pour la domination et le combat. De ce côté-là, il n'y avait encore rien à dire, pensait-elle. Mais dans une heure elle devait accueillir Lord N... pour le thé. La tenue qu'elle allait porter aurait son importance et elle hésitait entre la grosse artillerie - du cuir noir, par exemple - et une tenue plus discrète. Elle décrocha un fourreau moiré vert en latex, la plaqua contre son corps souple et regarda l'effet dans la glace... Bah ! elle avait le temps, il ne fallait rien brusquer. Et elle opta pour un ensemble de soie brodée - jaquette, pantalon, chaussons mauves et une large ceinture rouge - élégante stylisation d'une tenue d'arts martiaux chinois. Ainsi vêtue, elle pénétra dans la spacieuse cuisine où une soubrette en uniforme était assise à une grande table en bois massif, raide comme un piquet, les yeux perdus dans le vide. Louise s'approcha, admirant une fois de plus l'allure de l'apprenti Samuel en travesti. Comme il était « programmé » pour rester muet, le visiteur n'y verrait que du feu. Et si par hasard celui-ci s'apercevait du déguisement, 1° il était trop bien élevé pour le faire voir et 2° cela pouvait la rendre encore plus excitante à ses yeux. Car Louise Lame avait acquis une certitude : rien qu'à la manière dont cet homme l'avait regardé dans sa robe de cuir l'autre soir, aux quelques mots d'admiration qu'il lui avait glissés, elle savait qu'il était kinky comme le sont tant d'anglais des couches aisées. Et elle allait s'efforcer d'en tirer le meilleur profit possible. Elle posa la main sur le front de la soubrette et prononça un mot en chinois. L'homme sembla s'animer soudain comme une poupée mécanique. « Écoute-moi, Célestine : dans ce carton tu trouveras des gâteaux que tu disposeras sur ce plateau d'argent. Ensuite tu serviras le thé : trois pincées prises dans cette boîte pour 3 dl d'eau. Quand je sonnerai, tu serviras. Hoche la tête si tu m'as bien compris. » L'homme hypnotisé, qu'elle présentera comme une pauvre muette, s'exécuta. Sous le fond de teint, on voyait à peine l'ombre de la barbe. Louise lui tapota gentiment le crâne et s'en retourna revêtir sa peinture de guerre. Perché sur le bord du canapé, tasse de thé à la main, Lord N..., derrière ses manières impeccables, était visiblement nerveux. Sachant que les aristocrates anglais raffolent des excentricités « continentales », Louise Lame s'était assise en lotus dans un grand fauteuil, de sorte que la soie tendue, épaisse et souple, soulignât la galbe finement musclée de ses cuisses. S'il affectait avec succès l'aplomb le plus complet devant ce corps qui le troublait tant, ce n'était pas sans mal que le Lord parvint à tenir son rôle dans le babillage convenu. Au bout de cinq minutes à peine, n'y tenant plus, il rassembla toute sa nonchalance et d'une voix qui se voulait légère, franchit le rubicond : « Mon ami Lord Q... s'est trouvé dans une soirée où vous auriez offert une démonstration étonnante... Est-ce vrai que vous avez mis à mal un homme très puissant ! » Interloquée un instant, Louise Lame s'esclaffa : « Oh, je ne lui ai pas fait mal... Oui, je me suis beaucoup amusée ce soir-là, c'était d'un drôle ! Tout le monde a ri, c'était là ma revanche. Mais cet homme était vraiment odieux... Non, je ne lui ai pas vraiment fait mal... » Elle inclina le torse vers lui et baissa imperceptiblement la voix. « Mais j'aurais pu le faire... Et s'il n'y avait pas eu tout ce monde, je lui aurai laissé un petit souvenir ! » Le lord s'efforça de garder le ton badin : « Il paraît que vous êtes une femme redoutable... » « Si l'on me cherche, » fit-elle en fixant le Lord. « J'ai passé plusieurs années en Chine où j'ai pratiqué assidûment plusieurs arts martiaux. J'avais arrêté de m'entraîner depuis quelque temps, mais comme j'ai beaucoup de temps libre ici, je me suis mise au jiu-jitsu... Ça aussi, c'est très amusant...» Elle abaissa les yeux et vit le renflement du pantalon qui confirma le soupçon qu'elle avait sur les goûts intimes du lord. C'était un « viragophile ». Elle n'en avait jamais eu pour client, ceux-là fréquentant d'habitude un autre monde où des femmes musclées pratiquent le « catch-domination. » Pourtant elle avait déjà remarqué, surtout en dehors des milieux S-M stricto sensu, que si l'immense majorité des hommes, apprenant qu'une femme était adepte de quelque « mystérieux art de combat » cachaient leur trouble derrière des facéties, il y en avait aussi que cela fascinait, à en juger par la bosse de leur pantalon. En ce Lord, elle se serait attendue au miché banal, fétichiste du cuir, amateur au mieux du martinet. Mais c'était en fait l'oiseau rare. Elle se promettait, le moment venu, de s'amuser avec lui. Elle lui sourit : « Je vous fais peur ? » Mais non, elle ne lui faisait absolument pas peur ! protesta-t-il presque jovialement...Elle savait qu'il disait vrai, que le sentiment qu'elle lui inspirait était tout autre... Alors, dans ce petit jeu d'échecs, elle avança maintenant son cavalier, sur un ton de franchise déroutante : « Que voulez-vous, cher ami, il ne faut pas qu'on se mette en travers de ma route... J'ai la colère facile ! Et de vous à moi j'aime faire mal quand j'ai un bon prétexte... Certains méritent qu'on leur fasse mal, très mal, qu'on les humilie physiquement... » (Son exaltation était calculée pour faire peur et elle vit tout de suite que c'était gagné). « Et il y a de par le monde » ajouta-t-elle avec un petit sourire, « des hommes qui ont gardé la trace de mes colères... Mais votre thé est froid ! » Elle lui en reversa. « Allez, buvez, il est excellent... » Nouveau changement de ton : « Vous n'avez sûrement jamais entendu parler, Milord, d'un art martial nommé qin na... » Elle prononça à la chinoise et le Lord lui demanda de répéter mais il ne comprit pas mieux la seconde fois et elle sembla s'amuser de sa perplexité. « Ce sont des clés, des saisis et des pressions qui paralysent l'adversaire. Les policiers chinois s'en servent depuis les temps les plus reculés... Une petite démonstration ? » dit-elle en s'extirpant de son fauteuil avec une grâce fluide et en s'approchant du canapé où le Lord se tenait tout raid sur le bout des fesses. « C'est-à-dire, je ne sais pas... » Mais elle était déjà auprès de lui, avait enveloppé si subtilement qu'il n'y prit garde son poignet gauche dans une petite main fraîche et relevait maintenant doucement, comme au ralenti, ce bras qu'elle tenait plus fermement qu'il ne le paraissait. En même temps son autre main remontait en la caressant la poitrine de l'homme... Puis soudain ses doigts fuselés happèrent le muscle pectoral et serrèrent. « My God, that hurts ! » cria-t-il, surpris et ravi. « Vous voyez, je ne serre pas fort mais le bras est déjà engourdi, sans force. Si je serre un peu plus fort... » Le Lord s'étrangla violemment. Elle relâcha sa prise et lui tapota gentiment entre les omoplates pour faire passer la quinte de toux. « Vous voyez bien que je suis redoutable ». Et elle reprit tranquillement sa position de lotus, mais sur le canapé cette fois, à quelques centimètres du Lord qui se remettait mal de ses émotions, mais avec un sourire bête sur les lèvres. « Que m'avez-vous fait là ? Je ne pouvais plus respirer. » « Non, n'est-ce pas ? Une certaine compression de ce muscle provoque un choc nerveux qui comprime à leur tour les poumons... J'aurais pu vous faire perdre connaissance... ou pire. Les Chinois ont beaucoup étudié les rapports entre les différents organes du corps humain alors qu'en Occident nous avons le tort de les traiter séparément. Je possède un répertoire varié de ces techniques qui peuvent mettre l'homme le plus fort hors de combat en quelques secondes. Ça vous intéresse, n'est-ce pas... » Ce n'était pas une question, c'était un constat, mi-moqueur, mi-prometteur. « Vous croyez ? ... C'est très inhabituel pour une femme, en tout cas... » Il essayait de faire l'indifférent, mais y parvenait mal. « Vous voulez que je vous raconte une aventure qui m'est arrivé à San Francisco ? » Il acquiesça avec un sourire un peu forcé. « Ce n'était pas grand-chose à vrai dire. Rentrée dans ma chambre d'hôtel à l'improviste, je trouve un immense Noir en train de fouiller dans ma garde-robe. Comme il pesait au moins trois fois plus que moi, j'ai cru bon de ruser. J'ai hurlé, feint la panique, mais quand il s'est approché pour me faire taire, je l'ai frappé de la pointe de ma chaussure... exactement là ! » Penchée en avant, elle appuya du pouce sur un point précis de la cheville. Le Lord fit « Ow ! » « Très sensible n'est-ce pas ? Avec des chaussures de cuir, c'est la syncope immédiate. Comme j'avais des tennis, l'homme était simplement plié en deux par la douleur. Mais cela m'a permis de l'achever... » et ce disant elle entoura de son bras les épaules du Lord (qui n'en menait pas large), se saisit du gros muscle du cou et vrilla du pouce. Nouvelle exclamation du Lord. « C'est la cavité jianjing, elle est située sur le méridien de la vésicule biliaire. Là, je ne serre pas fort mais déjà vous avez l'épaule engourdie, n'est-ce pas ? Si j'appuie plus fort, vous perdez connaissance.... Vous voulez que je vous montre ? » « Ah non, merci, je crois avoir compris, c'est comme l'acupuncture. ». « Si l'on veut... » Elle sourit et retira la main. « En tout cas, c'est ce que j'ai fait au Noir et il s'est réveillé quelques heures plus tard au commissariat de police... » « La force de vos mains paraît étonnante, pour une personne si... » « N'est-ce pas ? Je pétris des boules de papier entre mes doigts vingt minutes chaque jour. C'est très efficace pour l'entretien des muscles de la main. » Devinant le Lord au comble de l'excitation, elle changea subitement de conversation : elle l'avait suffisamment émoustillé pour ce soir. Elle devint bientôt plus distante, fit apporter le chapeau du visiteur par sa « bonne » (l'Anglais semblait n'avoir rien remarqué et Louise se félicitait de ses dons de maquillage). Sur le pas de la porte, elle lui abandonna sa main. Il embrassa celle-ci un peu trop cérémonieusement, mais elle le laissa faire, l'air hautain. Elle promit de l'appeler « un de ces jours », lui faisant comprendre que ce n'était plus à lui de prendre cette initiative. Extrait du journal du Lord N... Thé chez ELLE. C'est effectivement une femme terrifiante, elle connaît des tours qu'on n'imagine pas ! Quand elle m'a coupé le souffle en me pinçant l'aisselle, j'ai eu peur. Mais tout de suite après, c'était devenu un souvenir merveilleux ! Cette femme correspond à mes fantasmes les plus intimes, jamais avoués, jamais satisfaits, même par les quelques dominatrices que j'ai fréquenté et qui m'ont vite écœuré par leur vulgarité, leurs méthodes grossières, maladroites. ELLE domine par des gestes gracieux, élégants, des connaissances qui relèvent presque de la magie ! Mais il y a quelque chose chez cette femme de trouble... d'inquiétant au-delà du sexe. Je crois qu'elle aime vraiment faire mal... Jusqu'où ? On sent qu'elle a deviné ma faiblesse et cherche à me séduire, sinon pourquoi ces démonstrations ? Va-t-elle me rappeler bientôt ? Va-t-elle seulement me rappeler ? Sûrement...Après tout, elle sait que je suis riche... Mais où est-ce que je mets les pieds ? Elle a un travesti pour domestique... Son esclave ? «Tu as très bien fait ton service, Célestine, tu as droit à une récompense. » Célestine, qui grâce aux pouvoirs hypnotiques de Louise Lame ne savait plus qu' « elle » s'appelait naguère Samuel, était visiblement heureuse de plaire à sa maîtresse, dont « elle » ne savait pas non plus qu'elle ne l'avait pas toujours été. Cependant, « elle » semblait s'inquiéter un peu de la récompense promise. car les récompenses de la maîtresse ressemblaient à des punitions. Et en effet, Louise Lame exécuta une jolie pirouette de kung fu, et un mignon pied chaussé de soie vint gifler méchamment la joue de l'esclave... « Allez, Célestine, défends-toi, prouve-moi que tu es toujours un homme ! » Elle feinta du poing, il tendit par réflexe les bras pour se défendre, elle happa adroitement, entre le pouce et l'index, l'extrémité de son petit doigt, de part et d'autre de l'ongle, et serra très fort. Célestine hurlait de douleur, le bras paralysé. « Voilà qui perturbe à merveille la circulation du chi, Milord ! » dit Louise Lame tout bas, car dans son imagination elle se défoulait sur le bel Anglais. Célestine gémissait comme un animal martyrisé, « elle » était au bord de la syncope. Contrôlant totalement le membre sans vie, Louise Lame le lui rebattit dans le dos : de sa main libre, elle s'empara de ce muscle à la base du cou et vrilla puissamment du pouce : les hurlements de l'esclave faiblirent, sa respiration devint hoquetant, cessa tout à fait. Ses genoux fléchirent et il s'évanouit debout... « Et c'est ça, la cavité jiangjin, Milord » souffla Louise Lame avec de la passion dans la voix. Elle relâcha le corps inerte de l'homme féminisé, qui retomba sur le dos. Tout à l'heure, auprès de ce séduisant aristocrate, à cause des convenances et de la stratégie qu'elle ourdissait, elle s'était sentie frustrée de violence et venait de se venger sur « la » domestique. Elle sentait obscurément que ce n'était pas très élégant de sa part. Mais son excitation était encore telle que sans même se dévêtir, elle s'assit sur le visage de l'homme évanoui, le nez appuyé à l'emplacement du clitoris. A travers la soie épaisse, la pression était idéale : elle remua rythmiquement, vigoureusement, lascivement le bassin et au bout de quelques instants se tordit d'extase, puis retomba inerte, face au sol. 5 Les hommes sont des brutes, elle avait le mépris des jeunes comme des vieux, des oncles comme des maris, et des amants comme des maris. Rachilde : La Marquise de Sade Journal du Lord N... : C'est à « La Femme est le pantin » que nous jouons là! Elle me rend fou... Cinquième rencontre aujourd'hui et pas même un baiser. Lorsqu'au parc j'ai fait une tentative (fort délicate !) elle a exécuté je ne sais quelle manœuvre et je me suis retrouvé dans une situation ridicule, les bras croisés, son prisonnier. Elle s'est moqué de moi puis m'a fait un croche-pied bizarre et je suis tombé par terre. Des passants se sont arrêtés, ont ri... j'étais troublé ...Elle m'a dit que c'était un mouvement du kung fu pour dames – elle m'a dit le nom mais je ne l'ai pas retenu - qu'elle a appris en Chine... J'ai failli ne pas pouvoir me retenir d'excitation... Mais j'ai compris maintenant qu'elle ne me cédera pas tant que je n'aurais entamé la procédure de divorce. C'est très gênant... Je n'avais pas l'intention de divorcer d'avec Bella, mais cette femme me rend fou. Je vais en parler à Bella demain... Ce sera délicat, mais on ne vit qu'une fois... Louise reçut la visite à l'improviste d'un inspecteur de police. Elle parvint mal à cacher son inquiétude jusqu'à ce qu'elle eut appris que cet homme était du Bureau des étrangers du Canton de Lausanne. Il n'allait pas être question de la disparition de l'apprenti Samuel mais d'un banal contrôle de titre de séjour. Elle semblait avoir couvert ses traces. Cependant, une formalité obligeait l'homme à lui enlever pour quelques jours son passeport. En échange de quoi il lui donna naturellement un reçu en bonne et due forme. Les soupçons de Louise étaient éveillés. Mais que pouvait-elle faire ? Une quinzaine de jours s'écoulèrent sans incident. Ce jour-là, Louise revenait de sa leçon de jiu-jitsu – où ses aptitudes lui avaient déjà fait attribuer la ceinture marron de cette discipline – et elle était de très mauvaise humeur. Un étudiant balourd, inconsciemment brutal, lui avait fait mal par bêtise. Ce n'était que de justesse qu'elle s'était retenu de le gratifier d'une leçon de qin na. Ça l'avait mis de très mauvaise humeur et elle songea à abandonner la classe. Mais un coup de téléphone la ragaillardit tout à fait : son Lord lui annonçait le dépôt de la demande de divorce ! Elle lui proposa aussitôt de venir dîner le soir même pour fêter l'heureux événement... et pour qu'elle examine bien entendu les documents relatifs à l'affaire. « Mais ma chère, » fit-il avec son accent inénarrable « vous ne me faites pas confiance ! Et vous avez raison, mille fois raison ». Sur quoi, il raccrocha. Ce Lord avait de l'humour, et ce n'était pas pour déplaire à Louise Lame. Et plus elle le fréquentait, plus elle était sensible à sa ressemblance indéniable avec Lawrence Olivier. Mais que vaudra-t-il comme amant ? Un traiteur avait livré un somptueux repas et Louise Lame avait donné à Célestine toutes les instructions nécessaires. À présent elle était tout occupée de la « mue » son corps. Elle tenait à récompenser cet homme – qui était déjà dans son esprit un peu plus qu'une nouvelle proie - car il venait de franchir pour elle un pas qui lui coûtait sincèrement. Ce soir, elle allait faire de lui son amant... mais non sans avoir crée au préalable une ambiance à sa convenance... et à celle du Lord peut-être aussi, mais Louise Lame jouait gagnant de toute façon, car la réticence d'un soumis stimulait infailliblement son ardeur. Elle avait décidé de remettre pour lui le vêtement admiré de loin à l'Opéra, une combinaison en veau noir et mât, récemment coupé pour elle avec tout le raffinement milanais par un grand couturier de cette ville. Le principe était celui du tutti banal, mais la variante était peu commune, car le vêtement et ses accessoires étaient d'un seul tenant : le bas du pantalon s'achevait sans solution de continuité en souples bottines de caoutchouc dur qui moulaient les doigts du pied ; les manches finissaient en gants, échancrés à la paume, aux doigts coupés et garnis de ronds de caoutchouc antidérapants. Pour l'heure, un col large enveloppait mollement sa nuque et retombait librement sur ses épaules. Mais grâce à une fermeture Éclair discrète, il pouvait se muer en cagoule, épousant les contours du crâne et recouvrant son visage jusqu'au-dessus de la bouche - un masque aussi inquiétant qu'impénétrable. Enfin deux autres fermetures – invisibles celles-ci, et dont la manipulation était connue d'elle seule - permettaient en un instant de dénuder largement son bas-ventre. L'avantage pour elle était double : laisser toute liberté à son sexe et aux zones les plus érogènes de son corps, mais sans abandonner le sentiment à la fois de puissance et de volupté qu'apporte la fraîcheur souple et sensuelle de la cuirasse de peau. Pour l'amant soumis – personnage auquel, par atavisme professionnel, elle consentait toujours quelques égards - l'avantage évident était de conserver à sa déesse une silhouette convenablement stylisée, déshumanisée, effrayante ; en un mot, fétichisée, La combinaison comporta également des poches à peine visibles qui pouvaient recevoir certains minces accessoires : des petits fouets, fins, élastiques, susceptibles de faire très mal dans une main experte ; des menottes à pouces qu'on pouvait attacher d'une seule main et dont les crémaillères faisaient aussi des instruments de torture ; plus subtiles encore, de minuscules lacets de cuir que Louise Lame savait joindre à une prise de jiu-jitsu ou de qin na pour lier pieds et poings en quelques secondes, et même contre sa volonté, l'homme le plus puissant. Elle conservait, dans la même armoire, quelques accessoires d'un autre emploi : son yawara japonais, bâton court aux bouts arrondis, arme meurtrière dans un poing entraîné. Et puis il y avait l'éventail... un éventail de combat chinois. Louise Lame, curieuse de tous les arts martiaux, avait pratiqué le maniement de l'éventail de fer quelques années auparavant. Elle avait même atteint à un certain degré d'expertise, dans une discipline très stylisée où les dons de rythme et de souplesse sont primordiaux. Mais elle avait fini par être lassée du caractère un peu suranné de l'exercice. Ce qu'elle tenait dans sa main était une version allégée de l'arme, qu'elle s'était fait faire à l'époque : allégée mais non moins meurtrière, car ses lamelles se terminaient, tantôt en lames tranchantes tantôt en tiges pointues, au gré de la pratiquante – l'éventail de combat étant sans doute l'art le plus meurtrier que des femmes pratiquent couramment. Elle glissa l'arme dans une poche au dos de sa combinaison : elle tenait là pour sa soirée une entrée en matière. À toutes fins utiles, elle glissa le yawara dans un étui sur le mollet et empocha aussi quelques lacets savamment noués. Pour préliminaire de ses amours avec son tout nouveau fiancé, elle tenait à lui faire connaître les délices de la peur. Ainsi équipée, elle alla choisir au salon un disque de musique chinoise. Deux heures plus tard, dans le spacieux salon faiblement éclairé par des sources invisibles et où régnaient de grandes zones d'ombre, le Lord N... attendait patiemment sur le divan, tandis que Célestine lui versait du Champagne. Devant lui, sur la table basse, s'étalait une collation substantielle – caviar, saumon fumé, salade de pousses d'épinards, fromages, fruits... Mais la petite table n'était mise que pour lui. Vaguement inquiet, il tâta dans la poche de son veston l'étui contenant la bague de fiançailles – des émeraudes assorties aux yeux de Louise : 50 000 francs chez Mappin & Webb, rue de la Paix à Paris. Mais pourquoi donc était-il convié à manger seul ? Il grignota machinalement et sans plaisir ; son estomac criait faim, mais il ne pouvait l'entendre. Car notre Lord planait. Voici la réalisation d'un rêve attendu toute une vie. Il devinait chez Louise une authentique passion à dominer l'Autre qui en faisait à la fois une créature de rêve et de terreur. Cette dernière pourtant se dissipait vite dans les vapeurs du Champagne que lui servait Célestine, émergeant de temps en temps de l'ombre où elle se tenait, muette comme toujours. Une heure avait passé. Célestine avait ouvert une autre bouteille et le Lord avait fini par rendre justice aux mets sur la table. La musique chinoise, en revanche, qui remplissait discrètement mais inlassablement la pièce, commençait à lui taper sur les nerfs. Soudain, devant lui, de lourdes tentures s'écartèrent sans bruit et Louise Lame se tint là... réplique exacte de l'image entrevue un soir au foyer de l'Opéra de Genève : bardée de cuir noir de la tête aux épaules. Il se leva précipitamment pour couvrir son émoi. Du coin de l'œil il vit Célestine, toujours figée dans son coin. « Ma chère amie, vous êtes splendide ! » et il s'élança jovialement à la rencontre de Louise Lame. « Je le sais... Inutile de me le dire sans cesse... Et restez où vous êtes. » La voix était d'une dureté surprenante, l'homme était déconcerté. Avait-il commis sans le savoir quelque impair? « Mettez-vous à genoux, nous devons éclaircir un certain nombre de choses. » De nouveau, le Lord jetait un œil nerveux vers la domestique : « Ne vous inquiétez pas pour Célestine, elle est aussi sourde et aveugle qu'elle est muette... quand le veux. » Elle leva alors la voix pour prononcer, visiblement à l'intention de Célestine, deux mots secs en chinois ; la domestique sans changer de place, ferma les yeux et son corps se raidit presque imperceptiblement. « J'imagine que vous avez les documents concernant votre divorce ? » Le Lord sortit d'une poche intérieure une grosse enveloppe de manille qu'il lui tendit. « Posez-la sur la table, je regarderais cela plus tard. Et maintenant la bague ? Je suppose que vous avez apporté la bague de fiançailles, puisque que c'est ce soir que vous allez demander ma main. C'est d'ailleurs, je crois, le moment de préciser ce qui devrait pourtant aller sans dire : lorsque nous serons mari et femme, tout ce qui est à vous sera dorénavant à moi, et c'est votre corps qui m'appartiendra pour en faire ce que je veux, et non l'inverse. Est-ce parfaitement clair ? » Lord N... dit oui avec une sorte de ferveur religieuse. Il aurait à ce moment consenti à mettre la main dans de l'huile bouillante. « Et alors, cette bague ? » Toujours sans un mot le Lord, pétrifié d'anticipation et de peur à la fois, sortit l'étui de sa poche, la posa sur la table et puis, après un instant d'hésitation, l'ouvrit. « D'ici, elle a l'air jolie, » fut le commentaire un peu dédaigneux. « Combien l'avez-vous payé ? » « 50 000 francs... suisses... » puis il ajouta d'un air penaud «... maîtresse... » Cet après-coup, que Louise Lame approuva chichement d'un mouvement de sourcils, était un reste de ses escapades décevantes dans les donjons de Londres et de Paris. « Bien, vous pouvez vous approcher – sur les genoux ! » précisa-t-elle quand il fit mine de se relever « - et me la glisser au doigt ... Mais gare à vous, mon ami, si la taille n'est pas la bonne ! » Le Lord avait fini par se convaincre que Louise Lame plaisantait à froid, étalait par jeu ses talents considérables de dominatrice professionnelle parisienne... Et pourtant, si lucide qu'il se crut, cette comédie de la cruauté lui inspirait une peur réelle. Car elle était absolument sans faille, elle était aussi lisse que ce caparaçon de cuir, aux sombres lueurs irisées, qui transformait un corps souple de femme en inquiétant serpent humain. Ce ne fut qu'en rampant vers la mince figure altière, qui allongea avec condescendance sa main gauche, qu'il vit la surprenante continuité du cuir qui gainait ses membres et qui rendait sa tenue hermétique en effet. Son rêve en prit un nouveau relief... Avec mille précautions, Lord N... fit solennellement glisser le long de l'annulaire gauche jusqu'à la lisière de la mitaine de cuir, la bague de fiançailles de Louise Lame, soulagé de savoir que l'artisan avait su respecter, au micron près, la mensuration fournie. Reculant d'un pas vers une source lumineuse, la femme examina le bijou d'un œil de connaisseur et parut satisfaite. D'un geste qui échappa à l'homme à genoux, elle monta le volume de cette musique nasale, lancinante, qui l'irritait et le troublait. Alors, de son ample col de cuir, la femme tira... un éventail. Le Lord fut déçu. Mais qu'attendait-il donc ? Il n'en savait rien ... Il s'agissait certes là d'un joli éventail rouge, en bois laqué sans doute, mais que faisait-il là, dans la main de Louise Lame, ce soir ? Et pourquoi tenait-elle cet accessoire – oriental, à ce qu'il lui semblait – d'une façon qu'il jugeait affectée ? Elle ouvrit et referma l'éventail à plusieurs reprises... puis se mit à danser. Avait-il eu la berlue ? Malgré l'intensité nouvelle de la musique chinoise, sur laquelle la femme réglait à présent ses pas, malgré aussi une légère surdité dont il était affligé, ce léger éventail avait semblé émettre un bruit métallique. « Viens danser avec moi ! Allez, remue-toi ! » dit Louise Lame d'une voix soudain altérée, chaude et sensuelle. Délivré de son angoisse par ce changement de ton – bien que le charme qu'elle déployait maintenant lui parût plus factice que la froideur de tout à l'heure - le Lord s'avança avec précaution vers ce serpent de cuir, qui ondulait en jouant avec son éventail. Tantôt elle s'en servait pour cacher le bas de son visage comme une coquette, tantôt elle le faisait tournoyer à bout de bras en des arabesques précis et compliqués, le tout accompagné de mouvements de jambes et de torse... Mouvements de combat autant que de danse, lui semblait-il, sorte de chorégraphie inspirée des arts martiaux asiatiques, comme il en figurait parfois au programme d'une soirée de ballet et qui parfois même l'avait secrètement troublée, lui gâchant la « beauté pure » du spectacle. Se croyant maintenant en terrain familier, le Lord se laissait aller à la griserie du Champagne, il « se lâcha » enfin, se mit à remuer les hanches comme du temps d'avant son mariage tardif quand il fréquentait les boîtes de Knightsbridge et de Camden Town. « Allez, viens danser avec moi ! » Il se rapprocha d'elle et tenta, maladroitement – bien que pour son âge le Lord fût encore un « rocker » passable – d'imiter ses pas compliqués... Elle s'approchait, puis s'éloignait de lui, ondulant et tournoyant dans une harmonie étrange de sensualité et de défi : elle le taquinait longtemps ainsi et l'ambiance devenait lourde d'un désir partagé. Mais soudain la danse de Louise Lame prit une tournure inquiétante : des doigts qui semblaient saillis du cuir s'agrippèrent comme par jeu à la manche de son veston, une traction sèche le prit à contre-pied ; il perdit l'équilibre et leva le menton par réflexe au moment même où l'éventail, son grand arc soudain accéléré, vint frôler comme un éclair sa gorge offerte... avant d'aller trancher net un épais bouquet de glaïeuls qui dépassait d'un vase. L'effet était celui de la guillotine. Les fleurs s'éparpillèrent sur la moquette. D'un signe de Louise Lame, Célestine les ramassa discrètement. Lord N... mit quelques longues secondes pour retrouver ses esprits : cette femme avait failli lui ouvrir la gorge... À l'heure qu'il était, sa vie pourrait s'écouler par une plaie béante. L'éventail dont elle jouait avec tant d'adresse était acéré comme un rasoir ! Louise Lame se rapprocha de lui en « dansant », enjouée, exaltée, un peu grise peut-être : « Allez viens, danse avec moi, n'aie aucune crainte, je ne te ferais pas mal, mais je veux te faire peur ! Tu verras combien c'est excitant, la peur ... Surtout qu'on ne sait jamais... Je suis habile avec ça, mais... » Elle rit. « Allez, tu viens ? » Elle s'éloigna de nouveau avec un sourire ambigu, ses formes un peu angulaires ondulant dans leur gaine de cuir, et il la suivait maintenant, se dandinant du mieux qu'il put, au comble de l'excitation lui aussi : le danger du jeu, la proximité de ce corps fétichisé, avaient enfin libéré ses pulsions. Dès qu'elle devina son acquiescement, les manœuvres de Louise Lame devinrent encore plus voluptueusement agressives, plus amples et plus sauvages, plus inattendues et trompeuses surtout. Ses mains, ses hanches, ses coudes, ses genoux lui frôlaient sans cesse le corps, tantôt pour l'encourager, le guider dans sa danse, tantôt pour le bousculer, crocheter savamment une cheville, et lui alors de se raidir dans la crainte d'une attaque qui le plus souvent ne venait pas. Elle ne « frappait » pour de bon qu'après plusieurs de ces feintes, et sans avertir : les lamelles meurtrières filèrent alors à des millimètres de sa joue, de sa poitrine, de sa gorge, qu'elles eussent pu ouvrir comme un morceau de viande sur le billot du boucher... Au terme d'une série de mouvements si rapides et si complexes qu'il eut le vertige à les suivre, elle lança l'arme tout droit vers son visage, écartant du tranchant de l'autre main son bras par réflexe levé: il entendit comme un déclic et des pointes effrayantes, apparues soudain comme par enchantement, s'arrêtèrent si près de ses yeux qu'il ne les vit plus. Cette fois, il n'avait pu s'empêcher de pousser un cri de terreur, ce qui avait tiré de Louise Lame un sourire affectueux et même un petit baiser. Puis l'éventail disparut comme il était apparu et Lord N. reçut de Louise Lame son premier vrai baiser, violent et savant à la fois – comment faisait-elle pour lui chatouiller ainsi la glotte ? Mais ce baiser, elle l'interrompit « trop tôt » ... à dessein, comprit-il. Car Lord N... commençait à se sentir obscurément en harmonie avec cette perpétuelle douche écossaise que Louise Lame plaçait au cœur de l'érotisme « À genoux ! » C'était à nouveau la voix sèche, froide, inquiétante. Devant ses yeux, elle palpa le cuir autour de ses hanches et d'un geste ample et unique qui s'accompagnait d'un bruit de glissoire, dénuda tout le bas-ventre et l'entrejambe de son corps gracile : à dix centimètres de son visage, Lord N... vit frémir le sexe de Louise Lame, méticuleusement épilé et subtilement maquillé ... La moiteur visqueuse des lèvres enflées attestant que, contrairement aux apparences, elle n'était pas restée de glace pendant sa terrifiante danse martiale. « Vous allez me faire jouir avec la langue. Si vous êtes à la hauteur de la tache, vous serez récompensée. Dans le cas contraire, vous aurez à suivre un apprentissage... » Le Lord se pencha en avant et avec une grande circonspection, tira la langue. Louise Lame dût bientôt convenir en elle-même de l'habileté de son Lord sur ce chapitre, laquelle était tout à fait surprenante chez un Anglais. Il avait la délicatesse du toucher, le sens de l'imprévu et de la variété, la connaissance des endroits les plus sensibles, dont toute femme se régale mais qui ne se rencontrent généralement que chez les Latins, les Asiatiques, certaines lesbiennes. Qui avait bien pu le former ainsi ? Aucun Anglais ne pouvait apprendre cela seul... Elle avait même déjà une fois joui par ses soins, mais n'en laissait rien apparaître... Car elle avait d'autres projets pour la soirée. « Non, non arrêtez, ça ne va pas du tout. Vous êtes nul, Milord, nul ! » Le Lord se retira contrit, perplexe. Louise Lame se tourna vers Célestine et dit encore un mot de chinois. Célestine ouvrit les yeux et se dirigea, obéissante, vers le couple. « Vous allez vous exercer sur Célestine ! » « Mais Célestine est un homme ! » « Ah, vous avez fini par vous en apercevoir ! Et évidemment, tout de suite vous regimbez ? Vous vous opposez au désir de votre maîtresse que vous aimez tant ! » Les sarcasmes se muèrent en reproches sentis, mais où perçait les rites de la domination : « Oh, là là, les masos ! Vous n'êtes jamais prêts à reconnaître votre bisexualité, vos pulsions homo profondes ! Nous autres maîtresses sommes toujours obligées de vous y contraindre... Évidemment ! Puisque la contrainte, vous adorez, n'est-ce pas ! Alors soit. Célestine, enlève ce tablier. » Le Lord recula vivement en voyant que sous le tablier il n'y avait rien... rien qu'un énorme braquemart qui pendait mollement entre des jambes poilues. « Vas-y, lèche ça, prends-la dans ta bouche, tu sais faire ça, au fond d'eux-mêmes tous les hommes savent le faire, fais-le bander, fais-le jouir dans ta bouche ! » Le Lord hésita...trop longtemps. Et alors il se mit à hurler : car Louise Lame, debout juste derrière lui, avait saisi de ses dix doigts les muscles de part et d'autre de la gorge ... Toutes ses forces se dissolvèrent alors dans le feu d'une douleur qui lui bloqua le sang et le souffle, et il ne put que laisser guider sa bouche vers la pine énorme, tout en suppliant honteusement... La pression se relâcha de manière subtile, mais les doigts fermes fouillaient encore dangereusement sa chair. « Je vais te faire part d'un secret – un de mes secrets dont il te coûterait la vie de la divulguer, tu m'entends, Milord ? Cette créature-là est en transe hypnotique profonde par mes soins, elle n'a pour l'heure, et pour aussi longtemps que je le voudrais, peut-être pour le restant de ses jours, qu'une conscience végétative, c'est une légume ... Alors, vas-y ou je te fais encore mal... Dis-toi que c'est comme si tu suçais la queue d'un singe... et encore... » Alors Lord N... s'exécuta, malgré son dégoût à vomir. Et bientôt, à son grand étonnement, il découvrit qu'il était possible de surmonter sa nausée en imaginant qu'il suçait... sa propre queue, comme il l'avait vu faire par un contorsionniste professionnel dans une partouze exclusive à Hampton Court. Et pourtant Louise Lame n'était pas contente. Cet homme s'exécutait à la lettre, machinalement, mais ne jouissait ni ne souffrait. Alors à quoi bon ? Elle aurait eu beau priver le cerveau de son sang, les poumons de leur air jusqu'à la syncope, il était enfermé dans la bulle de son dégoût et de son détachement. Elle en était à regretter de ne pas s'être assujetti le godemiché en cuir noir assorti à sa tenue... quand une idée lui vint. De ces doigts fuselés, elle entortilla quelques cheveux sur la nuque de l'homme pour en faire une courte touffe qui allait lui permettre de contrôler toujours parfaitement sa tête, puis de sa main libre sortit le yawara de son étui. Elle porta d'abord le bâton noir à son sexe humide et frotta en tous sens dans un double but d'excitation pour elle-même et de lubrification pour son amant-victime. Mettant ensuite le bâton entre ses dents, elle se pencha sur l'Anglais à genoux, encore tout à sa répugnante besogne, défit adroitement sa ceinture puis, d'un geste brusque, lui dénuda les fesses. Reprenant le yawara, elle se mit à caresser le pourtour de l'anus avec l'embout meurtrier. L'esprit de Lord N... chavira quant il sentit violer son intimité rectale... Il eut pour premier réflexe de se relever, mais une dure semelle de caoutchouc, plantée comme par hasard sur un endroit très sensible au centre de son mollet, lui tira un nouveau cri de douleur et le cloua sur place, tandis qu'il avait l'impression qu'un morceau de son cuir chevelu allait se détacher de son crâne ! Il gémissait, mais d'un mélange de souffrance et d'excitation sexuelle qu'il n'avait jamais connue. « Alors... tranquille ? » demanda une voix presque douce. Il ne put que capituler et reprendre l'odieuse activité, conscient que cet objet étranger recommençait à bouger au fond de ces entrailles, s'avançant peu à peu, écartant le sphincter de façon à la fois pénible et... stimulante... Louise Lame se mit à remuer doucement la yawara, fouinant selon une certaine technique dont elle possédait le secret, chatouillant au passage la prostate... La respiration de son « patient » s'accéléra, s'amplifia... « Tu vois comme c'est bon. J'adore enculer un homme... Mais je sais aussi faire mal... Juste là... si j'appuie... » Elle n'appuya pas fort du tout : il cria surtout par peur... « C'est une torture chinoise, je t'attacherai sur le ventre, les jambes écartées et attachées en bas, ton cul serait grand ouvert... Je porterais une robe de cérémonial et j'aurais une longue tige en ivoire avec une petite boule au bout...On dit qu'après quelques heures, ça rend impuissant... Et fou en tout état de cause... » À ce moment précis, cette légume de Samuel émit un gargouillis étrange et jouit dans la bouche du « captif amoureux » de Louise Lame... Elle retira de son mollet le pied qui maintint le Lord à genoux, mais s'emparant de deux doigts de sa main gauche, elle ramena son bras dans le dos et sans lâcher la petite touffe de cheveux qu'elle tordait méchamment, le mit debout. Il voulut débarrasser ses lèvres du sperme qui en dégoulinait, mais d'un coup de genou bien ajusté à la pointe du bassin elle fit parcourir à tout son corps une sorte de choc électrique ... Il renonça à son geste. « Maintenant tu vas toi-même enlever ce bâton de ton cul et tu vas me le lécher jusqu'à ce qu'il soit propre » Elle éprouvait une mauvaise joie à la révulsion qu'elle sentit palpable chez l'homme. « Tu veux que je te casse les doigts, dis ? » et elle accentua sa prise tout en s'écartant de ce mignon derrière d'où le bâton de combat dépassait à peine. De sa main libre l'homme retira le bâton merdeux, puis avec force hauts-le-cœur se mit à le lécher. « Et si tu vomis sur ma moquette, gare à toi ! » Les bruits de succion cessèrent enfin. « C'est bien propre ? Montre ... Eh bien, tu vois ? Quand tu veux faire l'effort... Si tu me fais plaisir tout à l'heure, je te mettrais ça dans le cul encore, tu verras, je peux te faire jouir très bien avec ça, si je veux... Mais c'est encore trop tôt... » Elle rangea le bâton le long de sa jambe. Il lui fit face, pitoyable mais amoureuse. Mue par une impulsion affectueusement sadique, Louise Lame lui crocheta sèchement la cheville d'un fauchage de tui shoo et il s'étala sur le dos de tout son long. « Baisse ton slip mieux que ça, qu'on voie ta queue... » Il s'arc-bouta pour obéir. « Hmm, pas mal... Mais un peu molle à l'heure qu'il est, tu ne crois pas ? Qu'est-ce que je vais faire avec ça ? ... La punir un peu, je crois...» Elle se pencha et saisit prestement ses chevilles, se dressa en les calant sous ses aisselles, les emprisonna en joignant devant elle ses mains crochues... et une semelle de caoutchouc vint exercer une ferme pesée sur les parties génitales de l'Anglais. « My God ! » s'exclama-t-il à la fois terrorisée et ravie... « Essaie donc de sortir de celle-là ! C'est du jiu-jitsu... Tout simple mais imparable, aucun homme n'en réchappe. Mais toi, tu verras, ça va te faire bander dru ! Regarde-moi et pense à ce que je te fais avec mes airs de ne pas y toucher ! Sais-tu que si on sait s'y prendre, on peut faire remonter les couilles à l'intérieur du corps comme ça ? Il paraît que c'est très désagréable ! » Elle rit joyeusement et appuya du pied. Lord N... vivait là un instant d'extase comme il n'en avait jamais connu, où douleur et volupté, peur et désir se fondaient réellement en un. La douleur était déjà insupportable et pourtant la sensation délicieuse de son impuissance de bébé sous le pied de cette femme fluette en tenue de rêve, qui lui rendait bien vingt kilos et qui pourtant le subjuguait comme et quand elle le voulait, avec une sorte de nonchalance, tout cela faisait effectivement gonfler son sexe meurtri, lequel semblait vouloir aller à la rencontre de la pression inexorable. Ce dont il « souffrait » le plus, d'ailleurs, était de ne pouvoir seulement toucher le cuir qui sanglait ses jambes. Mais la prise mettait précisément ces jambes hors de portée du « patient », et toute tentative de relever le buste, de tendre la main vers le cuir adoré était saluée d'une forte pesée qui le recoucha en hurlant. Puis soudain elle le relâcha d'un rire, et le membre se redressa comme mû par un ressort. Elle s'accroupit et d'un mouvement souple et continu s'y empala infailliblement. Le torse gainé de cuir se livrait maintenant à une nouvelle danse, lente et puissante. Cela dura longtemps et c'était essentiellement par ses propres moyens – elle le préférait ainsi lorsqu'elle venait de s'acharner sur un amant – qu'elle se donna cinq orgasmes successifs... tout en exerçant une certaine pression du pouce au bas du pubis de son étalon pour qu'il ne pût ni jouir ni perdre son érection. Lord N... était dans tous ses états grâce à ce traitement exotique et lorsque sa maîtresse voulut bien libérer son orgasme, celui-ci fut long et bruyant. Leurs ébats durèrent jusqu'à tard dans la nuit. En dépit de quelques défaillances passagères, Louise Lame ne regrettera à aucun moment le choix de ce nouveau fiancé, dont elle put à loisir ranimer les ardeurs et qui montra une réelle capacité d'apprendre lorsque ses connaissances du corps de la femme vinrent à faire défaut. Si la « bourlin-gueuse » qu'elle était devait enfin se ranger, cet homme riche lui offrait, de toute évidence et à tous égards, un havre sans pareil. Et quant au Lord N... lui-même, il vécut cette nuit les heures les plus inoubliables de sa vie. Hélas pour nos deux amants, jamais plus ils ne connaîtraient cette extase. 6 Your beauty can leave among us Vague memories, nothing but memories W.B. Yeats Louise Lame se réveilla vers quatre heures du matin. Elle s'était endormie sur la moquette, toujours revêtue de sa combinaison de cuir. Non loin d'elle, Lord N... cuvait à la fois le Champagne et leurs violents ébats. À la joue il portait une marque rouge vif où sa dangereuse partenaire, en plein partage d'orgasme, lui avait pincé le nerf trijumeau - un suçon amoureux, façon Louise Lame. Elle sourit au souvenir de son long hurlement, fusion ultime d'agonie et d'extase... Elle profita de l'ouverture « coïtale » de sa tenue pour répondre à un besoin urgent, puis, songeant à se changer, voulut gagner sa chambre en passant par l'entresol, dont la grande baie vitrée donnait sur le lac. À tout hasard, elle regarda au-dehors... et vit une activité insolite : à une vingtaine de mètres du rivage, deux vedettes de la police flottaient côte à côte, immobiles, et des hommes en uniforme, d'autres en civile, se parlaient d'une embarcation à l'autre. Elle se souvint de la visite du policier... Ses « horribles forfaits » l'auraient-ils rattrapée déjà ? Elle courut dans la pénombre, regarda par la fenêtre qui donnait sur le petit parc et sa grille. Trois voitures de police, une dizaine d'hommes... et la lueur d'une torche d'acétylène : un ouvrier était occupé à découper la lourde serrure ! Louise Lame n'était pas femme à paniquer dans quelque circonstance que ce soit... Mais là, pendant une longue minute, elle était comme jamais auparavant prise au dépourvu. Elle songea au Lord N... , à l'avenir auprès de lui dont elle rêvait il y a quelques heures à peine, et vit aussi dans un éclair l'absurdité de ce rêve de tranquillité pour un destin comme le sien. On était à ce moment d'avant la pointe du jour où la nuit est la plus noire. C'était l'aube qu' « ils » attendaient sans doute, comme en France.... Sans perdre une seconde elle gagna aussi vite qu'elle put l'office du rez-de-chaussée, tout en refermant « l'orifice de plaisir » de sa combinaison. Elle se sentit vaguement ridicule dans cette tenue, tout en se disant qu'elle était pratique... et qu'elle n'avait pas le temps de se changer. Elle eut une pensée pour le Lord et son triste réveil, seul dans une maison pleine de policiers. Elle en eut même une pour cette gourde de Célestine, qui n'aurait maintenant plus aucun espoir de redevenir l'apprenti Samuel, et passerait sans doute le restant de ses jours en hôpital psychiatrique, car nul autre que Louise Lame ne saurait « la » délivrer de sa transe... Tout cela parce qu'un jour on l'avait envoyé réparer le robinet d'une Erzebet Batory qui s'ennuyait... Elle sortit par une porte latérale. Personne en vue... Mais, ayant contourné la villa par derrière, elle se cacha vivement dans la remise à poubelles. À l'orée des arbres, en bordure d'un petit bois, il y avait une troisième voiture de police, garée sur un chemin qui rejoignait la route principale quelques kilomètres plus loin et qu'elle avait souvent choisi pour son jogging matinal. Un policier était resté dans la voiture, un autre fumait une cigarette tout près de celle-ci, et un troisième se tenait un peu plus loin, buvant son café dans un gobelet en plastique. Celui-ci - un Noir, ce qui était rare en Suisse, observa-t-elle machinalement – semblait surtout occupé à écouter la musique de son walkman. De temps à autre elle entendait le faible crachotement d'une radio à l'intérieur de la voiture. Ces hommes n'avaient pas l'air spécialement sur leur garde et Louise Lame pensa tenir dans cette voiture de police le moyen de sa fuite. Elle déploya le col de sa combinaison et le transforma en cagoule, un simple mouvement de glissoire assurant l'adhésion parfaite du cuir souple, qui enveloppait étroitement le crâne à présent, cachait les trois quarts du visage, et la rendait pratiquement invisible dans la pénombre d'avant l'aube. Elle se mit à courir sans bruit, comme elle en avait appris le secret en Chine, recourbée derrière une haie d'ifs qui allait la mener jusqu'à sa première proie. Elle mit la main au dos de sa combinaison... Le policier noir jeta son gobelet et ressentit alors un besoin d'uriner. Il s'approcha d'un gros chêne, centenaire au moins pensa-t-il, fit glisser son zip... La queue émergea du tissu ... en même temps qu'émergea, de derrière l'arbre, une silhouette si inattendue qu'il en resta figé, le sexe à la main : c'était une silhouette de femme, incontestablement, mais comme coulé dans une combinaison de cuir noir, comme une super-héroïne masquée des bandes dessinées américaines, qu'il feuilletait encore distraitement. De son visage, il ne voyait que les yeux qui brillaient par les trous ovales du masque, car devant sa bouche était coquettement déployé un éventail ... « Bon soir, » fit la voix grave et sexy, de derrière l'éventail... La femme leva lentement l'autre main, tortillant ses doigts à demi-gantés comme une danseuse orientale à la télévision. Il suivit machinalement la main des yeux, tout en se disant qu'il fallait alerter les collègues de cette visite inattendue... Mais quand il ouvrit la bouche, il était déjà trop tard : un geste qu'il n'avait pu voir lui avait sectionné les cordes vocales et la trachée.. Aucun son ne passa plus ses lèvres, mais avec ce qui lui restait de forces vitales, il cherchait à dégainer. D'une frappe sèche à la tempe de la pointe de son coude, Louise Lame écourta ses souffrances. Freinant la chute du moribond, elle cala son corps inerte contre la face caché de l'arbre pour le soustraire au regard de ses camarades. Par chance, ils n'avaient rien vu jusqu'ici... ce qui faisait d'eux des morts en sursis. Louise Lame étudia de nouveau la situation. Les deux policiers, l'un depuis la voiture, l'autre toujours debout, scrutaient à présent la maison et de ce fait lui tournaient le dos... Mais ils étaient encore deux, ils étaient ensemble, ils étaient armés. Et il fallait faire très vite, avant que l'autre équipe ne pénètre dans la villa Batory, et n'annonce à celle-ci par radio que l'oiseau s'était envolé. Grâce à sa parfaite maîtrise de l'équilibre des corps, elle parvint à faire faire à celui du Noir, qui n'était sans doute plus qu'un cadavre, le tour de ce vieux chêne. (Elle en avait souvent admiré l'envergure... sans se douter qu'il allait peut-être un jour lui sauver la vie.) Elle remisa l'éventail dans sa poche et se cachant le mieux qu'elle put, s'empara du bras du Noir à hauteur de l'épaule. Le policier qui finissait sa cigarette, entendit la voix de son camarade : « Viens voir ça ! » fit la voix, qu'il trouva un peu bizarre. Le policier se retourna et vit son collègue noir : celui-ci lui tournait le dos, appuyé contre un gros arbre, et lui faisait signe d'approcher. Interloqué, il s'avança, les bras ballants. Quand ce deuxième policier était à sa portée, Louise Lame lança sur lui de toutes ses forces le cadavre du Noir... L'homme parvint à l'éviter de justesse, mais l'écart qu'il fit offrit à cette maîtresse des arts martiaux qu'était Louise Lame le mince avantage qui lui suffit. Ses doigts raidis en pointe s'enfoncèrent dans le plexus solaire, prévenant tout appel au secours. Plié en deux, cherchant en vain l'air dont elle venait de le priver, il resta bouche bée devant ce spectacle ahurissant d'une femme sexy, étroitement gainée et cagoulée de cuir noir, qui venait de le réduire à l'impuissance et s'apprêtait à lui porter le coup de grâce. Et en effet, la femme se coula contre lui d'un mouvement presque sensuel – ce fut le dernier réconfort du malheureux - cala une paume gantée sous son menton, l'autre à la base du crâne... et lui disloqua les vertèbres cervicales d'une torsion brusque. La mort fut instantanée. « Et de deux » se disait in petto Louis Lame, tandis que ce deuxième cadavre allait rejoindre l'autre derrière le chêne bénit. Elle reconnut alors un frisson familier : il y avait quelque temps qu'elle n'avait pas tué, et cela lui avait manqué. Elle courut maintenant vers la voiture, il n'y avait plus de temps à perdre. Le troisième policier la vit sans doute dans le rétroviseur et commit l'erreur de sortir de son véhicule avant même d'avoir pu dégainer (il avait d'ailleurs quelque mal à le faire, observa Louise Lame, tout en calculant qu'il n'avait pas eu le temps de se servir de sa radio). Il leva l'arme. Elle était encore à trois mètres de lui, alors elle profita de son élan pour plonger au sol comme un gymnaste et exécuter un parfait roulé-boulé. Le coup partit mais la balle sifflait sans dommage au-dessus de son corps en mouvement. Puis elle étendit ses jambes juste au bon moment pour que ses talons joints vinssent frapper le policier au visage (elle sentit céder les cartilages nasaux) et il partit à la renverse en lâchant son arme. Ayant complété son acrobatie, Louise Lame se trouvait à présent couchée sur les jambes de l'homme, qu'elle emprisonna sous ses aisselles. Elle lui porta à la poitrine un nouveau coup de ces deux talons qui lui coupa le souffle et lui plaqua le dos au sol. Elle le tenait ainsi dans une immobilisation classique de jiu-jitsu et put facilement le faire rouler sur le ventre en même temps qu'elle. Se redressant enfin, elle lui porta une clef de pied et de jambe qui lui cloua la face au sol. Il surmonta maintenant la gêne qu'il avait à demander du secours contre une femme, mais dans la position qu'il occupait, la terre sablonneuse lui remplissait la bouche et il ne pouvait se faire entendre. Cherchant par quel moyen elle allait pouvoir achever cet homme, Louise Lame se souvint du yawara couché contre son mollet. Dès que son poing se fût refermé sur l'arme, elle en porta un coup vicieux au creux du rein de son adversaire qui se tordit de douleur et n'offrit plus aucune résistance. Abandonnant sa clé de jambe, elle s'agenouilla à la gauche du policier, s'empara de son poignet droit, releva le bras en l'écartant du corps et percuta sèchement un certain endroit au creux de l'aisselle. Les hoquets de sa victime, les spasmes qui secouèrent sa poitrine, lui apprirent que le jeune policier succombait à l'infarctus majeur provoqué presque infailliblement par ce coup de qin na. À l'improviste, elle renifla le petit bâton, qui sentait encore la merde de son amant : elle eut un petit sourire pour lui. En nage, essoufflée, Louise Lame n'osait pas cependant se permettre le moindre répit. Elle dédaigna le revolver tombé : elle haïssait les armes à feu. Elle s'empara en revanche du portefeuille de sa dernière victime – elle n'avait pas pensé à ceux des autres mais c'était maintenant trop tard – et s'engouffra dans la voiture, soulagée de constater que pour l'instant la radio restait muette. Les clés étaient demeurées sur le contact, et la voiture démarra sans difficulté. Elle s'engagea sur l'étroit chemin en première : à cette vitesse, la BMW ne faisait pratiquement aucun bruit. Alors que Louise Lame s'approchait à faible allure de la nationale, la radio se réveilla : les autres flics allaient pénétrer dans la villa Batory – elle versa une petite larme pour sa belle demeure – et voulaient établir le contact avec l'équipe occise par ses soins. Elle appuya sur le champignon : il fallait gagner le centre de Lausanne avant que les barrages ne se mettent en place. De cela dépendait maintenant son salut. 7 Et, tandis que sur l'humble rive Je semble retenue encore Je cours, frustrant les cœurs qui vivent Vers l'allégresse de la mort! Anna de Noailles Il était à peine six heures du matin quand Louise Lame passa devant les villas cossues d'Ouchy sur le bord du lac Leman et gravit rapidement les rues en pentes menant vers la cathédrale. Dans une ruelle étroite à l'ombre de celle-ci elle gara la voiture de police et l'abandonna. Sans hésitation, elle s'engouffra dans la cathédrale déserte et trouva rapidement une cachette derrière l'autel. Elle ne pouvait aborder l'étape suivante de sa cavale que la nuit venue. Mais elle avait besoin de temps pour réfléchir et d'abord pour dormir. Le yoga lui permit de vaincre la tension nerveuse et de sombrer dans un sommeil réparateur. Elle fut réveillée par la cloche des vêpres. Elle avait dormi onze heures et avait repris des forces. Elle avait faim, mais ce n'était pas son principal souci. Elle passa précautionneusement la tête et vit quelques vieilles par-ci par-là absorbées par leurs bondieuseries. Elle se dit qu'il lui fallait trouver au moins un manteau long, mais aucune de ces croyantes n'en portait. Elle se glissa vers le presbytère et se trouva soudain face à face avec un jeune curé, évidemment étonné du spectacle scandaleux, surréaliste au propre, de ce corps fétichisé, masqué dans une église. Louise Lame n'aimait pas du tout les curés et ce fut sans la moindre componction qu'elle saisit brutalement sa lèvre supérieure entre le pouce et l'index et le mit à genoux, comme on tient un taureau par l'anneau du nez. Le jeune homme tremblait de peur : « Où est le vestiaire », demanda-t-elle dans un souffla. « Vite ! » « Au bout du deuxième couloir à droite » articula-t-il avec difficulté. Louise Lame hésita une fraction de seconde. Depuis son enfance chez les jésuites, elle avait toujours eu envie de tuer un curé. Mais celui-ci était beau... Elle se contenta de se croiser les poignets et de lui porter un étranglement de judo, lui comprimant les carotides de ses poings jusqu'à la syncope indolore. Elle se précipita alors vers les vestiaires où elle trouva rapidement le vêtement idéal : un long manteau à capuchon, comme les curés en portent sur leur soutane en hiver et qui allait lui permettre de sortir dans la rue. Le capuchon lui tomba si bas sur le visage qu'elle n'aurait même pas besoin d'enlever sa cagoule, et sous le manteau, trop grand pour elle, on ne verrait que des bottes. Au sortir de la cathédrale, personne ne fit attention à elle. Louise gagna un petit parc qui surplombait le lac et passa quelques heures sur un banc. Une curieuse transformation s'était faite en elle. Depuis la rencontre avec ces flics, qui avait si mal tourné pour eux, elle avait senti sourdre du tréfonds de son âme ses instincts les plus sauvages. Elle avait de nouveau goûté au sang, à la mort, ils avaient une saveur exquise. Elle avait déjà abandonné l'idée de se trouver des vêtements civils, elle voulait aller jusqu'au bout le corps coulé dans cette peau de bête... « Le Chat aux neuf queues » était un bar situé non loin de la cathédrale, juste derrière le restaurant Nieffenegger, où toute la bourgeoisie lausannoise venaient rituellement souper après le théâtre, ou prendre le thé le dimanche après la promenade sur le front du Lac. La clientèle du « Chat » était toute différente de celle du grand restaurant : il s'agissait de l'unique bar « S-M fétichiste » de la ville et du canton. C'était une soirée de semaine et il y avait peu de monde : accoudées au bar, quelques dominatrices flétries et peu appétissantes (mais on sait que masos et soumis sont moins difficiles sur ce chapitre que le miché courant) ; quelques timides amateurs aussi, qui consommaient seuls à leur table sans trop regarder les femmes qui exhibaient leurs accoutrements fétichistes, leurs menottes et leurs fouets. Mais tous – ils – n'étaient que trois, en fait – jetaient de temps en temps un œil sournois vers une autre femme qui, elle, se tenait assise dans le coin le plus sombre de l'établissement. Elle portait un volumineux manteau à capuchon, mais celui-ci était entrouvert et on put deviner que son visage était masqué et son corps revêtu entièrement de cuir noir. Manifestement elle faisait rêver, mais jusqu'ici, aucun des hommes présents n'avaient osé l'aborder. A ce moment-là, la porte s'ouvrit et il entra un jeune homme un peu malingre d'une vingtaine d'années. Il alla directement au bar, commanda une bière et bientôt lui non plus ne pouvait détacher ses yeux de la femme assise dans la pénombre. Ce jeune homme s'appelait Leon, c'était un Nord-Américain, réfugié en Suisse pour d'obscures raisons politiques, et qui actuellement travaillait comme plongeur chez Nieffeneggers. Il venait de terminer son service, il était éreinté... Mais il était là parce que soumis en herbe et parce qu'après une journée de travail éreintant, il avait décidé de s'éclater. Une deuxième bière aida à dissiper ses dernières inhibitions. Il descendit de son tabouret, s'approcha de la femme mystérieuse et demanda poliment permission de s'asseoir à sa table. Elle ne répondit qu'en désignant d'une main curieusement gantée la chaise en face d'elle. Louise Lame n'était venue qu'une seule fois dans ce bar au début de son séjour en Suisse, et s'y était vite ennuyée. Si, dès son départ en catastrophe de Montreux, elle avait tout de suite songé à se rendre ici, c'est que ce lieu était tout indiqué pour elle. D'abord en raison de la tenue qu'elle portait, qui non seulement n'y détonnerait pas mais lui serait utile. Et ensuite parce que pour une fois dans sa vie elle avait besoin d'aide, et savait qu'en pareil lieu elle s'en procurerait, de gré ou de force... Le barman, qui s'ennuyait aussi ferme que ses clients, alluma la télé : c'était l'heure des dernières informations. Et Louise vit, pour la première fois, son propre visage sur le petit écran. C'était une photo un peu ancienne, plutôt flatteuse, mais ressemblante. Elle se félicitait de son masque. Comme les autres clients du bar, le jeune homme réagit quand la speakerine mentionna que cette femme, recherchée activement en Suisse pour au moins sept meurtres, avait été pendant longtemps dominatrice professionnelle à Paris. « Et attention : cette femme est dangereuse, elle tue de ses mains. Si vous l'apercevez, ne prenez aucune initiative, appelez la police. » Voilà qui dégelait l'atmosphère. Les « dominas » commencèrent à discuter avec le barman, un homme se leva pour se mêler à l'échange de lieux communs. Louise Lame toucha la main du jeune homme, le regarda dans les yeux... Elle alla droit au but : « Vous avez déjà pratiqué ? » demanda-t-elle. « Euh, oui, enfin... un peu, avec une petite amie... » « Je pourrais vous initier à des plaisirs que vous ne soupçonnez pas... » « C'est que... je n'ai pas beaucoup d'argent sur moi... » Louise Lame n'était pas pressée. Elle ne voulait pas perdre ce poisson qu'elle avait ferré, mais il fallait que la chose soit crédible... « Combien ? » « Euh ... il consultait discrètement son portefeuille. « Trois cent francs ». Elle fit la moue pour la forme, laissa tomber du bout des lèvres : « D'accord ». Puis, au bout d'un moment d'hésitation... « ... Alors, vous m'emmenez ? » Le petit Américain avait l'air gêné. « Chez moi ? Mais j'habite une chambre de bonne, c'est minuscule... Il n'y a pas assez place... Un hôtel, peut-être ? J'ai aussi une carte de crédit... » Louise Lame en prit bonne note, mais un hôtel ne l'arrangeait pas... « On va chez toi » dit-elle, une note de finalité dans sa voix. Leon logeait sous les combles d'un immeuble bourgeois avenue d'Ouchy. C'était effectivement très petit chez lui. Quand l'inconnue quitta son long manteau, il crut défaillir. Jamais il n'avait vu combinaison pareille, sauf dans les magazines spécialisés et encore. Et quand il vit que sa tenue était tout d'une pièce, il ne put retenir son enthousiasme. « Que vous êtes belle ! » « Merci... Vous aimez cette tenue ? Tant mieux... On va commencer... Enlevez vos chaussures et vos chaussettes. » Il obéit avec empressement. Il ne s'attendait visiblement qu'à cela : une femme pour le commander. Il était debout, le dos au lit. Elle sortit d'une poche invisible un petit lacet curieusement noué et lui fit une bourrade à la poitrine du plat de la main, placée juste où il faut, dosée juste assez fort pour qu'il s'étale sur le lit. Dans ce simple geste se devina un pouvoir et un savoir hors de l'ordinaire. Avant même qu'il ne se rendît compte de ce qui lui arrivait, elle l'avait retourné sur le ventre et au bout de quelques secondes à peine attaché derrière son dos le pouce droit à l'orteil gauche. « Vous êtes un spécialiste du bondage, je vois, » dit-il, terriblement excité mais voulant rester cool, voulant montrer qu'il avait l'habitude (alors que bien entendu aucune femme ne lui avait jamais fait une chose pareille). « Entre autres, » fit-elle laconique. Il roula sur le côté pour la contempler à nouveau. « Vous... vous gardez toujours votre masque ? » « Toujours » dit-elle sèchement, puis alla ouvrir la fenêtre qui donnait sur les toits, jeta un œil au balcon voisin, sembla satisfaite, revint vers lui. « Bon, je ne vois plus aucune raison de te le cacher. Je m'appelle Louise Lame et je suis la femme que l'on recherche à la télévision. J'ai effectivement tué sept personnes dont trois policiers cette nuit et tu comprendras donc que je n'hésiterais pas une seconde à te tuer toi aussi si tu ne fais pas exactement ce que je te dirais. Et il est également exact que j'ai tué plusieurs de mes victimes des mains que tu vois là, je suis rompue à l'exercice de plusieurs arts martiaux » Leon crut à une blague. « Si cela fait partie de votre numéro de domination, c'est assez joliment joué, mais le problème est que je ne vous crois pas et que vous ne me faites donc absolument pas peur... Vous êtes trop fine, trop féminine pour avoir fait tout ça... » « Ah bon ? » fit-elle. « Tu as besoin d'une preuve... » Elle lui prit gentiment la main libre, palpa un instant du pouce entre la base du petit droit et l'annulaire... et alors Leon fit connaissance avec le qin na : son cri de douleur était à peine un soupir car il s'était évanoui. Lorsqu'il revint à lui la femme fouillait dans ses affaires. « Il n'y a pas de téléphone ici ? » Encore dans les vaps, il répondit : « Non ... Que m'avez-vous fait ? » Sans même le regarder elle répondit : « J'ai comprimé la cavité Zongshu, situé sur le méridien dit du Triple Réchauffeur... c'est joli, non ? » et elle lui sourit pour la première fois. « Celle-là est une pointe plutôt anodine, d'autres sont fatales... Tu me crois maintenant ? Tu as peur de moi ? Cela vaudrait mieux pour toi... » Elle prit le silence de Leon pour de l'acquiescement. « Je suppose que tu n'as pas de voiture. Naturellement... Combien d'argent en compte ? Et ne mens pas, je le saurais si tu mens et j'ai bien entendu les moyens de connaître la vérité...Alors ? » « Pas beaucoup, peut-être deux mille francs... Mais j'en ai besoin pour... » Il s'interrompit, sachant qu'il disait une bêtise. « De toute façon, la question n'est sans doute pas là... Bien, nous allons dormir...Le lit sera pour moi.» Elle prit quelques couvertures, les étendit par terre, l'aida à se coucher sur le côté, s'étendit sur le lit. Et éteignit la lampe. Au bout de trois minutes, Leon se plaignit : « Attaché comme ça, je ne peux pas dormir, J'ai mal. » « Tu as raison, ça ce va pas du tout comme ça, il est temps d'aller de l'avant avec toi. » Elle ralluma la lampe de chevet et la plaça au sol, derrière lui, puis se mit à genoux et, soulevant sa tête dans ses mains, approcha son visage du sien. « Regarde-moi au fond des yeux, je veux savoir si je peux te faire confiance ... Peut-être alors je te détacherais... Regarde-moi bien, c'est ça, regarde toujours... je vais bientôt savoir à quoi m'en tenir avec toi ... » Vivement éclairés par les trous du masque de cuir, les yeux de Louise Lame apparurent au jeune garçon comme deux puits verts et infiniment profonds. Ils n'en avaient jamais vu d'aussi beaux. Leon était déjà follement amoureux de ce personnage de roman feuilleton tombé dans sa vie et peu lui importait ce qu'elle avait fait ou pourquoi. Pour lui, ce jeu de regards où il se faisait piéger était d'un érotisme exquis et rien d'autre ne comptait... Il lui passa même par la tête qu'elle était en train de l'hypnotiser - et alors ? ... Il entendit à peine les paroles qu'elle prononçait d'une voix douce et monotone... ses muscles se détendirent... la douleur du lien diabolique disparut... il se sentait merveilleusement bien... « ... c'est ça, laisse-toi aller, tu es si fatigué, laisse-toi aller dans mes bras, je te soutiens, relaxe-toi, voilà...c'est ça... » Il ne fallut pas plus de quarante secondes pour que le regard du garçon devînt vitreux. Elle lui souleva une paupière, inspecta l'œil, puis releva délicatement son bras, qui retomba avec toute la mollesse voulue : il était en transe profonde. « Le parfait sujet, » chuchota-t-elle, « j'en ferais ce que je veux. » Elle le soulagea du lacet et passa cinq minutes à inculquer dans son esprit soumis quelques commandements post-hypnotiques. Enfin, elle lui ordonna le sommeil. Et alors Louise Lame s'endormit elle-même, confiant en le lendemain. Mais au milieu de la nuit, elle se réveilla en manque : elle appela son hôte d'un mot de chinois, qui le tira aussitôt de son sommeil et au bout de quelques secondes elle sentit le visage du petit Américain contre son sexe. Sa langue était inexpérimentée, mais les sens de Louise Lame étaient à fleur de peau et il ne lui fallut pas longtemps pour atteindre un orgasme passable. Elle renvoya le garçon à son sommeil hypnotique et retrouva le sien. Leon se réveilla le lendemain, merveilleusement frais et dispos. Louise Lame dévora un paquet de biscuits en écoutant les informations à un minuscule transistor : « La tueuse au karaté court encore ». « Tu n'as rien d'autre à manger ? » s'enquit la femme masquée, dont le corps gracile trônait au pied de son lit, comme Musidora sur les affiches des « Vampires » de Louis Feuillade (le jeune homme était un peu cinéphile). « Non... attendez, peut-être une pomme » et il en tira une de son sac à dos. « Il y a aussi un bout de pain ». Elle avala le tout, puis lui intima l'ordre de s'habiller en vitesse. Elle était sur le point de l'entraîner au-dehors quand elle se révisa. « Non, attends... on a besoin d'une autre démonstration pour que tu ne fasses pas de bêtises. Hier soir, tu ne t'en souviens pas, mais je t'ai fait subir un traitement d'hypnose, tu es extraordinairement susceptible, et à présent tu es totalement en mon pouvoir. Je sais, tu vas me dire que je bluffe et je n'ai pas de temps à perdre à discuter, donc je veux que tu comprennes tout de suite. Elle prononça un mot dans une langue qu'il ne reconnut pas et soudain il se trouva incapable de respirer. La panique s'empara de lui, il s'accrocha à un meuble, faillit tomber... Il avait l'impression de mourir... Elle prononça un autre mot et il respira à nouveau normalement. « Tu as compris ? C'est un commandement post-hypnotique, si je dis un certain mot de chinois, tu ne peux t'empêcher de retenir ton souffle, jusqu'à ce que mort s'ensuive si je n'interviens plus. Ainsi, je n'aurais pas besoin de te brutaliser en public, le cas échéant, pas non plus besoin de te garder sous hypnose. Tant que je suis auprès de toi, tu devras m'obéir... Et il y a d'autres commandements pour quand je ne serais plus là, mais ceux-là tu les découvriras tout seul plus tard... » Pour la première fois depuis qu'il était tombé amoureux de cette déesse en cuir noir, Leon prit la mesure du danger qui le guettait et il commençait enfin à avoir peur pour de bon... Une heure plus tard, Leon retira toutes ses maigres économies, et devant la banque même les remit à Louise Lame qui l'attendait dans la rue. Avec ce grand manteau ecclésiastique et le grand capuchon qui cachait son visage elle n'attira pas l'attention, sa silhouette avait quelque chose de vaguement religieux qui rassurait... Elle fourra les billets sans les compter dans une des nombreuses poches cachées de sa tenue de cuir, qu'elle portait toujours sous le manteau de cureton et n'avait pas quitté depuis 36 heures. Elle commençait à sortir une forte odeur de cuir et de sueur mélangés, atténué à peine par l'eau de Cologne trouvée dans la chambre du garçon. Mais cette odeur qui assaillit les narines de Louise Lame allait à merveille avec le sentiment de sa propre bestialité qui la submergeait davantage avec chaque heure qui passait. Le même mélange excitait aussi énormément le garçon, chaque fois qu'il frôlait de près sa terrifiante campagne. « Il me faudra plus d'argent » songea-t-elle à mi-voix, en voyant sortir de la banque un homme aux airs timorés dont quelque chose lui disait qu'il venait de retirer une grosse somme. « Attends-moi là. » Et elle partit à la poursuite de l'homme, qui marchait d'un bon pas. Apparemment aucun commandement post-hypnotique n'interdisait à Leon de passer outre à cette recommandation et il se mit à suivre celle qui se disait appeler Louis Lame, par simple curiosité, pour voir cette « terreur » à l'œuvre : « in for a penny, in for a pound » disait-on dans sa langue. Mais c'était aussi parce que quelque part tout cela lui semblait un jeu, malgré les preuves si terriblement convaincantes que cette femme lui avait donné de ses pouvoirs. Deux rues plus loin, l'homme de la banque se mit à attendre un bus. Louise Lame en fit autant. Mais ce ne fut que lorsqu'elle se retourna pour voir Leon monter dans le même bus qu'elle-même et sa proie que Louise Lame comprit que son admirateur l'avait suivi. Elle ne put que froncer les sourcils derrière son masque et se concentrer sur ce qu'elle avait à faire. Il s'agissait de se rapprocher d'abord de cet homme, qui était passé à l'arrière pour s'asseoir au dernier rang, contre la fenêtre. Manifestement il avait un long trajet devant lui. Tant mieux, se disait-elle. Soit que la place dont elle avait besoin allait se libérer à temps, soit elle l'attaquerait dans les rues plus calmes de la périphérie. Elle guetta ... Bientôt en effet la place à gauche de l'homme se libéra. Louise Lame la prit. Elle vit un peu plus loin Leon en train de l'observer, aussi discrètement qu'il le put mais manifestement passionné par le spectacle. Au bout de quelques arrêts, elle se pencha vers l'homme et commença à lui parler à l'oreille ; il ne répondit pas et parut même irrité. Louise Lame comprit rapidement que c'était un mauvais sujet et que cette tentative d'hypnose orale avait échoué. Alors elle utilisa les grand moyens : prenant l'homme par le coude, elle se pencha tout à fait et l'embrassa sur la bouche - quelques passagers sourirent, d'autres détournèrent leurs yeux. Mais ce baiser de Louise Lame était un bâillon, car aussitôt ces lèvres collées aux siennes, l'homme ressentit une intense douleur au coude comme lorsqu'on cogne par hasard sur le petit juif, mais mille fois plus intense. Son cœur sembla véritablement se décrocher et une crise cardiaque lui coupa la voix et le souffle. Le pouce de Louise Lame cessa de fouiller le coude de l'homme, elle le soulagea adroitement de sa portefeuille et se leva. Personne n'avait rien vu... sauf sans doute Leon, qui descendit derrière elle et la suivait à distance. Elle l'attendit. « Tu cherches la punition, c'est ça ? Pourquoi n'as-tu pas attendu comme je te l'ai dit ? » « J'avais peur que vous ne reveniez pas... Et puis je voulais vous voir faire. » « Faire quoi ? » « Je ne sais pas, voler... » « Eh ben oui, j'ai volé et j'ai aussi tué, sans doute ! Ce type vient d'avoir une crise cardiaque qui aura l'air tout naturel à l'autopsie mais que j'ai provoqué. » Elle lui saisit le coude : « Tu veux voir comment ? » Il n'essaya pas de se dégager, mais chercha à rencontrer son regard au fond du capuchon. « Là, tout de suite, là... Tu as fait ça ? Pendant que je te regardais ? » Il entendit dans sa propre voix un mélange d'horreur et d'admiration dont il ne sut que penser. « Tu oses me tutoyer maintenant ? Oui, j'ai fait ça... » Elle l'entraînait dans une porte cochère et compta les billets. « J'avais raison : 30 000 francs. Et maintenant, une voiture... » « Tu ne pouvais pas juste... l'endormir » Elle se retourna vers lui et rejeta à moitié le capuchon pour qu'il voie bien ses yeux derrière le masque. Et la réponse revint dure et claire : « Oui, sans doute, mais c'était plus sur comme ça et puis j'avais envie de tuer. Tu comprends, je suis comme une chienne qui a goûté au sang et qui tue tous les moutons qu'elle rencontre. Les bergers tirent à vue sur ces chiens là, tu me comprends ? » Et elle le regarda au fond des yeux. Il se sentit gagner par un vertige familier. Elle libéra son regard, remit le capuchon et l'entraîna plus loin dans cette rue résidentielle des faubourgs cossus. Quelques minutes plus tard, Louise Lame accosta un homme qui sortit de sa voiture, l'estourbit d'un geste discret qui ne lui serait sans doute pas fatal – Leon l'en avait supplié - et ils étaient bientôt sur l'autoroute dans une confortable Mercedes. Louise Lame conduisait vite et bien. « Sache mon petit Leon que si je t'emmène avec moi encore un peu, c'est pour que tu sois mon témoin en quelque sorte, pour que tu sois le dernier à se souvenir de moi si je ne réussis pas mon coup. Je pourrais faire en sorte que tout cet épisode de ta vie soit effacé de ta mémoire, mais je ne le ferais pas, je veux que tu te souviennes... » Leur destination était un petit aéroclub au bord du lac, non loin de Montreux. Elle quitta l'autoroute bien avant la sortie normale et approcha le site par des petits chemins détournés. Elle ne rencontra aucun barrage et s'étonnait de sa chance : la police suisse semblait moins futée qu'elle ne l'avait supposé. Parvenus à l'aéroclub, elle rejeta le capuchon et défit la cagoule, montrant enfin, sans préambule, son visage à Leone. Il la trouvait belle mais beaucoup plus âgé qu'il ne l'avait cru de par la sveltesse de son corps agile et puissant. Elle rit : « Alors Leone, je suis trop vieille pour toi ? » « Oh non, » dit-il d'une voix d'adoration. « Oh, mon petit maso, tu es comme tous les autres, tu attends la mère idéale ! Et c'est moi ! Oui, c'est bien moi ! Louise Lame ! la méchante mère et la mère hétaïrique en un seul corps et une seule âme ! Mother Gin-Sling et Lola Lola tout à la fois ! Tu ne sais pas de quoi je parle et ce n'est pas grave. » Elle lui fit un baiser intense dont il allait se souvenir effectivement toute sa vie et quitta la voiture. Elle s'en fut au bar de l'aéroclub où elle rencontra un pilote, propriétaire d'un Cesna 39 et qui donnait des baptêmes de l'air. Après une longue discussion au cours de laquelle Louise Lame lui regardait beaucoup dans les yeux mais lui donna aussi une liasse de billets, ils tombèrent d'accord. Louise rejoignit Leon dans la Mercedes volée. « Tout est réglé... et sans aucune mort pour changer. T'es content ? Voilà, dès que le plein est fait, je m'envole dans ce zingue que tu vois là-bas. » Il regarda l'avion. « Mais c'est pour une personne ! Tu sais piloter ? » « Depuis des années. Quand j'étais jeune, je convoyais des trafiquants de drogue dans les Andes... » Et Leon entendit la nostalgie dans sa voix. En montant dans l'avion, elle se débarrassa du manteau et remit la cagoule en place : quelle que fusse la suite des évènements, elle voulait être dans son rôle. Quelques minutes plus tard, les larmes aux yeux, Leon regardait le Cesna s'élever dans les airs. Mais quelques minutes à peine après la disparition du coucou, la police débarqua en force à l'aéroclub, toutes sirènes hurlantes. On arrêta immédiatement Leon, mais jamais il ne dira un seul mot des vingt-quatre heures de rêve qu'il venait de passer, et ce en dépit des menaces d'expulsion. Louise Lame était au-dessus du lac Leman quand elle était rejointe par trois hélicoptères rapides appuyés par deux avions de chasse. « Décidément », se dit-elle « c'est la grosse artillerie pour une petite bonne femme de rien du tout ! » Et elle rit. La radio la prévint : on l'accompagnerait jusqu'à l'aéroport de Genève... ou jusqu'à l'épuisement de ses réserves d'essence. Louise Lame aurait voulu qu'ils tirent sur elle avec des roquettes, c'était une mort qui lui aurait plu. Elle gagna de l'altitude, les accompagnateurs aussi. Quand l'appareil était parvenu à son plafond maximum, elle piqua du nez. Une grande exaltation lui parcourut le corps. « Ainsi s'achève le destin tragique de Louise Lame » se disait-elle avec un brin de grandiloquence. « C'est comme un film de la belle époque, c'est le grand pied final ! » Et l'eau du Lac vint à sa rencontre... 8 Why should not old men be mad ? W.B. Yeats Louise Lame nageait lentement entre deux eaux. La lumière tamisée baignait la gaine de cuir noir qui la rendait toujours invulnérable. Il y avait une drôle de musique dans ses oreilles... Elle leva la tête et vit le fond d'une barque, une vieille barque en bois qui se détachait contre la lumière du ciel et d'où la silhouette d'un homme l'appelait, tendait vers elle un long aviron... Elle s'en empara aisément et gisait bientôt au fond de la barque... Elle était sauvée... L'homme - c'était un petit vieux étrangement familier - se pencha sur elle... « Oh, ma Louise ! » « Mais tu es Léopold, tu es mon vieux Léopold, que fais-tu là, tu es mort au fond d'un puits par mes soins... » « Ah oui, ma Louise, tu m'as tué et bien tué, et ce fut la joie de ma vie, mais tu oublies que c'est moi qui ai manigancé tout ceci, et donc moi maintenant qui suis là pour te sauver, pour que tu sois à moi pour toujours... » Il se pencha sur elle, lui toucha délicatement la pointe du sein, et Louise Lame, souriante, vit à quel point Leon ressemblait au vieux Léopold. « Oh, Léopold, c'est vraiment ça que tu veux ? Mais mon pauvre vieux Léopold, tu le sais bien : personne ne peut avoir Louise Lame pour lui tout seul, car Louise Lame n'appartient à personne... » « Ah, Louise je le sais... Mais que veux-tu, nobody's perfect !» lui rappela son ancien homme de ménage, et il se mit à ramer puissamment vers le lointain rivage. Au-dessus, les hélicoptères de la police tournèrent encore, mais les hommes qui scrutaient la surface du Lac ne virent pas la petite embarcation... seulement les débris d'un avion de tourisme qui se dispersaient au fil de l'eau. Louise Lame morte vint me rejoindre et nul parmi ceux que nous rencontrâmes ne put remarquer le changement qui s'était effectué en elle. Robert Desnos : La Liberté ou l'amour FIN 49 Monsieur Loyal Retrouvé