<LA PUNITION

<de Noël Burch nburch@wanadoo

<Une jeune handicapée experte en aïkido donne une leçon cinglante à un malappris

Elle n'avait guère plus de quinze ans, mais semblait avoir vécu beaucoup plus. C'était peut-être la souffrance qui l'avait prématurément mûrie, car lorsqu'elle avançait vers moi sur ce chemin des Jardins du Luxembourg, je vis qu'elle boîtait bas. La jambe droite semblait plus courte que la gauche, et à chaque pas, le pied handicapé se tourna vers l'extérieur, presque à angle droit. Par moments, elle repoussa la mèche noire qui lui tombait sur les yeux au fur et à mesure qu'elle avançait cahin-caha, et bientôt je vis qu'elle était fort jolie.

Elle était entourée d'un groupe de garçons de son âge - ou plutôt par deux groupes. A ses côtés cheminaient trois lycéens aux allures studieuses et plutôt chétifs de corps; chaque fois qu'ils se tournèrent vers la jeune fille, il y avait dans leurs yeux une chaleur et une admiration que des adolescents de cet âge expriment rarement avec une telle candeur. En culottes courtes, portant leur cartables sur le dos, ils avaient effectivement l'air d'être presque encore des enfants aux côtés de cette fille aux yeux si étrangement solennels.

Comme c'est souvent le cas des jeunes handicapées, elle ne portait pas une jupe mais un jeans serré qui moulait de façon avantageuse ses jambes, et des baskets montants qui lui assurait un maximum d'agilité.

Mais la jeune infirme et sa "coterie" d'admirateurs était suivie par deux garçons plus âgés - ils devaient avoir 17 ou 18 ans - qui, je m'en rendais compte à mesure que la procession s'approchait du banc où j'étais assis, se moquaient cruellement de la jeune boiteuse et surtout de ses compagnons, qui se ridiculisaient à leurs yeux en compagnie d'un être aussi anormal.

Lorsque le groupe arriva à ma hauteur, l'un des garçons plus âgés montra encore davantage "d'audace": rattrapant la jeune fille qui continuait à ne faire aucune attention à lui, il lui fit un croche-pied par derrière. Elle tomba très gracieusement, me sembla-t-il, roulant sur le sol de sorte qu'elle put se remettre presque aussitôt debout avec un minimum d'effort, compte tenu de son handicap.

Sans un mot, elle fit face à ses tortionnaires, les bras croisés sous ses seins naissants.

L'un de ses amis, bien que beaucoup plus mince que celui qui avait exécuté cette vilénie, se jeta sur le coupable. D'un coup de poing sur l'oreille, l'autre l'envoya valdinguer. Il se remit debout aussi vite qu'il put mais resta sur place, frottant son genou meutri par le gravier et renonçant de mauvaise grâce à venger son amie.

Jusqu'à présent, personne n'avait parlé, mais à présent la jeune infirme alla clopine clopant vers le bravache et lui dit: "Tu te crois un vrai dur à cuire, eh? Je parie que tu oserais même pas te battre avec une infirme de face!"

Son aîné était d'abord déconcerté, puis fit un geste magnanime et méprisant: "Je ne me bats pas avec les filles."

"Non," vint la réplique cinglante, "tu les fais juste tomber d'un croche-pied dans le dos:!"

Le bravache baissa les yeux. Son ami lui chuchota à l'oreille et il rougit. Les autres garçons se mirent à se moquer de lui.

"Lâche, poule mouillée, t'as peur d'une fille!"

J'étais interloqué par cette attitude de la part de ces garçons qui étaient manifestement dévoués corps et âmes à la jeune fille. Pourquoi poussaient-ils à ce combat ridiculement inégal contre un adversaire qu'eux-mêmes n'osaient affronter? La jeune fille renouvela son défi:

"Je vous mets au défi tous les deux!"

Les garçons plus âgés se mirent à rire, et finalement celui qui avait fait le crochce-pied fit un clin d'eil à son ami - qui était le plus petit des deux - et le poussa en avant.

"Vas-y, Jacques, t'es plus près de sa taille... Mais vas-y mollo quand même."

Le garçon sourit, visiblement mal à l'aise, haussa les épaules, puis leva les poings, parodiant une position de boxeur.

La fille enleva son léger veston de daim et dit, d'un ton très doux:

"Ce n'est pas un très bon conseil à donner à un ami, mon vieux, parce que moi je me bats pour gagner."

Il y avait une telle sincérité, une telle détermination dans sa voix, une telle assurance détendue dans la posture asymétrique qu'elle prit en tendant à l'un de ses amis sa veste pour apparaître en chemise denim, que son adversaire tout à coup la prit au sérieux; fléchissant les genoux, il se tassa, les bras ballants et s'avança précautionneusement vers la jeune fille.

J'estimai que l'incident était allé assez loin comme ça: cette jeune fille au courage insensé allait être maltraitée si je n'usais pas de mon autorité d'adulte pour mettre un terme à cette confrontation. Mais au moment de me lever, je trouvai soudain l'un des alliés de la jeune fille à mes côtés:

"N'intervenez pas, Monsieur, Liliane sait se défendre. Vous allez voir."

J'hésitai. Que voulait-il dire? Comment cette jeune infirme, qui devait céder au moins 10 kilos et trois centimètres à son adversaire pouvait-elle "se défendre" dans une telle situation? J'allais bientôt le savoir.

Pendant ce temps, le garçon, Jacques tournait autour de Liliane, cherchant une position favorable; elle se contentait de pivoter sur sa jambe valide afin de le maintenir dans son champ de vision. Puis subitement il s'élança, avec tant de vigueur et de vélocité que je ne pus retenir un cri de frayeur. Mais la jeune fille fit face, apparemment sans la moindre crainte et ce ne fut qu'au tout dernier instant qu'elle s'effaça avec une rapidité incroyable, de telle sorte que le garçon, ne rencontrant que le vide continua sa course en déséquilibre. Mais au passage de ce corps-bolide, Lilian serra le poing de la main droite et lui décocha entre les omoplates un coup sec mais guère violent me sembla-t-il, non du poing mais de la pointe du coude. Le garçon poussa un cri de surprise et de douleur et tomba à genoux, se tenant le dos là où Liliane avait dû atteindre quelque point sensible, car sa souffrance me semblait disproportionnée au peu vigueur du coup qu'elle lui avait porté.

Elle tourna rapidement autour de lui en boitant bas, et attendit patiemment qu'il se relève. La voyant au-dessus de lui, une lueur de haine lui passa dans les yeux et sans crier gare, il s'élança depuis sa position à genoux. Prise au dépourvu, Liliane tomba sous le poids supérieur du garçon qui cherchait désespérément à immobiliser le corps frêle et souple. Étrangement, la fille ne chercha guère à desserrer l'étreinte de son adversaire mais sembla concentrer tous ses efforts à glisser une petite main entre leurs corps.

Puis soudain le garçon poussa un nouveau cri, lâcha son adversaire et chercha à se relever. A ce moment, je vis que la petite Liliane lui pinçait avec ténacité un tendon sous l'aisselle. Le garçon gigota des pieds et du torse mais sans qu'elle lâchât prise. Dès qu'elle put dégager l'autre main, Liliane lui lança le bout des doigts au creux de la gorge. S'arrachant enfin au pincement sous le bras, il sauta sur ses pieds, toussant et maudissant son adversaire; la fille en fit autant. Mais à présent le garçon était sur la défensive: éludant habilement les bras qui battaient l'air pour se saisir d'elle, elle lui porta un nouveau coup du coude, cette fois au plexus solaire, qui lui coupa le souffle. Profitant de son désarroi physique, elle s'empara de son bras droit et avec des gestes dont la lenteur surprenante fit contraste avec la rapidité de ses mouvements antérieurs, elle le tordit en ce que je supposai être une prise de jiu-jitsu. La puissance de levier qu'elle exerça alors était telle que ce fut pratiquement sans effort qu’elle obligea ce grand garçon, complètement à sa merci maintenant, à se pencher en avant jusqu'il soit complètement en déséquilibre et puis, d'une secousse subite, elle lui fit faire un spectaculaire saut périlleux.

Tandis qu'il se tordait de douleur sur le dos, Lilian s'approcha et se tient au-dessus lui:

"Ca te suffit?" demanda-t-elle avec un petit sourire tendu.

Morose, le garçon fit oui de la tête.

Mais soudain un des autres garçons poussa un cri avertisseur. Car le copain de Jacques se précipita à présent sur Liliane par derrière, brandissant un bout de branche d'arbre transformé en gourdin.

Mais la jeune fille fit rapidement justice de cette nouvelle attaque, brutale et traîtresse. Une parade experte de l'avant-bras écarta le coup et un léger chiquenaude des doigts de l'autre atteignit - à peine, me semblait-il - les yeux du bravache, qui pourtant fit une exclamation de surprise et de douleur et porta la main aux organes atteints. Puis, aussi méthodiquement qu'auparavant, presque lentement encore, elle s'empara des revers de son veston, pivota avec une certaine maladresse mais contrôlant parfaitement le corps de l'autre, qu’elle projeta par-dessus sa hanche.

A peine avait-il pris brutalement contact avec le sol qu'elle lui saisit le pied, le lui tordit savamment pour qu'il fût contraint de se rouler sur le ventre. Elle releva le pied captif, replia la jambe et cogna avec une vigueur contrôlée le genou contre le sol. Nouvel cri de douleur de celui qui était devenu sa victime. Enfin, rabattant la cheville qu'elle tenait au creux du genou de l'autre jambe, elle replia celle-ci vers la tête du garçon et s'assit dessus. Le garçon était cloué au sol, incapable de bouger et sa douleur était manifestement grande.

"Bon," dit-elle de cette voix tranquille et étrangement mûre, "répète après moi: jamais plus je ne me moquerais d'une infirme."

Comme le garçon resta muet, elle se pencha plus avant, augmentant la pesée qu'elle exerçait sur la jambe captive. Le garçon cria et s'exécuta aussitôt:

"Jamais... je ne me moquerais plus... d'une infirme."

"Et si je le fais, que Liliane me casse la jambe!"

Totalement soumis à présent, le garçon répéta ces paroles aussi. Les amis de Liliane étaient, bien entendu, au septième ciel; le copain meurtri du bravache ne put guère croire le témoignage de ses yeux.

Lorsque le garçon à terre avait fini de répéter sa leçon, Liliane fit une dernière pesée sur la jambe de sa victime et se releva. Gémissant, le garçon étendit avec difficulté ses membres meurtries.

"Tu m'as cassé les jambes!" se plaignit-il.

Liliane sourit et lui répondit d'un air supérieur:

"Ca ira mieux dans quelques jours. Jusqu'alors, tu auras de quoi te souvenir de moi."

Et sans un mot de plus elle s'éloigna en boitant rejoindre ses amis qui lui tapotaient le dos, sautant de joie. Elle accepta avec une modestie gracieuse leurs hommages, mais tandis que le petit groupe s'éloigna elle se retourna vers le banc où j'étais assis et je crus voir une expression de satisfaction traverser ce visage tranquille devant la mine étonnée que j'affichais sans doute encore. J'ai failli me lever pour la rattraper: je voulais lui poser des questions, savoir comment se faisait-il qu'une petite infirme soit devenue experte dans l'art du close-combat, savoir qui lui avait appris tous ces tours dévastateurs, savoir surtout d'où venait cette étrange auréole de maturité et d'autorité émanant de cette jolie fille si jeune. Mais déjà le groupe s'était éloigné et la dernière image que j'eus d'elle fut celle d'une jolie tête brune dansant au milieu de son petit groupe d'admirateurs.

"