Martine en vacances

Noël Burch (nburch@wanadoo.fr)

L’infirmière judokate, rencontre un viragophile et une méchante allemande…

 

Entre Saint Maxim et Saint Tropez, la plage de la Croix Valmer, moins connue que ses prestigieuses voisines est, de ce fait et même en juillet, moins fréquentée aussi... surtout à sept heures du soir, lorsque le soleil est déjà bas et que la plupart des vacanciers se sont repliés, qui vers sa caravane, qui vers sa villa, qui vers son hôtel.

Assis dans un transatlantique en bordure du petit carré de sable réservé aux clients de ce palace où depuis dix ans il passe rituellement ses vacances de célibataire endurci, Léon Schrub, l'auteur bien connu de romans policiers, observe les derniers baigneurs. On commence à sentir la fraîcheur du soir et il songe à regagner sa chambre pour se changer avant le dîner qu'il doit prendre en compagnie d'un vieux couple d'amis.

Pataugeant dans l'écume du calme ressac Méditerranée, trois jeunes hommes s'amusent à envoyer de l'eau à grands coups de pieds sur un groupe de quatre jeunes filles, espérant sans doute lier ainsi connaissance. Mais ces demoiselles sont manifestement agacées par ce manège et bientôt ramassent leurs serviettes et s'éloignent sous les quolibets des chenapans. Pour la énième fois Léon Schrub s'interroge sur l'agressivité viscérale du jeune mâle.

Bientôt, une nouvelle proie vient s'offrir à la bande, car voilà qu’émerge de l'eau une jeune femme d'une trentaine d'années: le corps sportif, bronzé, est moulé par un maillot une pièce très décolleté mais qui s'achève en manches courtes et en "culotte cycliste".

Léon a déjà remarqué les attraits de cette femme qui séjourne apparemment seule à la Croix Valmer et qui à l'heure qu'il est rentre d'une baignade qui l'a emmenée loin au large. Léon avait également remarqué cette figure solitaire nageant bien au-delà des limites permises, mais sans l'associer à la séduisante estivante.

La bande de "dragueurs" s'est maintenant disposée pour barrer à la nageuse le chemin de la plage et se prépare à l'entreprendre selon sa manière inimitable.

Léon regarde distraitement la scène tout en se préparant à partir, se demandant vaguement comment la pauvre femme va se tirer d'affaire.

L'un des jeunes hommes se plante devant elle et lui passe familièrement la main autour de la taille.

Et c'est alors que Léon va ressentir comme une décharge électrique lui traverser tout le corps.

Car le dragueur se trouve soudain couché dans l'eau aux pieds de la belle, qui vient de le terrasser d'un mouvement de judo! Un de ses amis, indigné par ce traitement, tend imprudemment la main vers la femme pour la bousculer et s'en va aussitôt valdinguer par-dessus une jolie épaule pour atterrir dans l'eau avec de grandes éclaboussures. Les autres garçons prennent des airs intimidés et reculent pour laisser passer cette femme dangereuse, qui se dirige à présent vers les cabines de bain comme si de rien n'était.

Léon la suit des yeux comme hypnotisé. Passant à trois mètres de lui, elle semble soudain prendre conscience de ce regard insistant et le lui renvoie droit dans les yeux. Aveuglé par cet éclat de ce regard si franc, l'homme détourne le sien.

*

* *

 

Si Martine est seule à la Croix Valmer, c'est que ses rapports avec son compagnon Max ont commencé à se détériorer. Vivre avec une femme capable de le dominer physiquement eut sur lui dans les premiers temps un effet stimulant et curatif, compte tenu des graves problèmes sexuels qu'il avait connu. Mais à la longue cette domination, où Martine, elle, prend toujours plus de plaisir, a fini par l'agacer dans "son petit ego de mec" comme elle a coutume de le lui dire au cours de leurs disputes, de plus en plus nombreuses. Elle l'aime encore son Max, mais elle sent le besoin de temps en temps d'un peu d'air. C'est pourquoi, cette année, elle s’est arrangée pour prendre ses vacances au mois de juillet, alors que Max ne peut prendre les siennes qu'au mois d'août.

L'épisode banal des dragueurs sur la plage - elle en a connu tant et tant de pareils depuis qu'elle fait du judo, et jusqu'ici, l'effet de surprise jouant, elle a toujours eu le dessus - sera surtout marqué pour elle par le regard étonnamment insistant, à la fois admiratif et concupiscent, posé sur elle par un homme entre deux âges assis dans un transat et qu'elle a croisé en retournant aux cabines: rarement elle ne s'est sentie l'objet d'un désir aussi intense. Assurément, cet homme n'est pas son type: trop vieux même s'il semble bien conservé, et plutôt chétif... Martine aime les beaux jeunes gars biens faits dans le genre de Max. Mais enfin, il n'est pas vraiment laid... et puis il a eu ce regard...

Dans la cabine, elle se sèche, passe un caleçon en coton noir, des tennis et un long T-shirt blanc, met son maillot et sa serviette dans un sac en plastique et ressort.

Elle revoit l'homme qui l'avait dévisagé ainsi. Il guette manifestement sa sortie mais à nouveau détourne le regard quand elle le dévisage.

En regagnant son petit hôtel du centre ville, Martine

ne pense déjà plus à lui - c'est une femme qu'on regarde beaucoup. Mais au moment de pousser la porte-tambour, elle tourne la tête et, voit, à vingt mètres sur le même trottoir, l'homme au transat qui regarde dans une vitrine... ou qui fait semblant. Elle hausse les épaules et pénètre dans son hôtel.

*

* *

 

Pendant quatre jours, Léon guette sur la plage chaque apparition de celle qui a bouleversé sa quiétude. La plage est un lieu d'exhibition des corps, de cela chacun et chacune a conscience. Et pendant ces quatre jours, Léon prendra un plaisir indescriptible à observer discrètement ce beau corps dont il connaît à présent les possibilités si excitantes pour lui.

Depuis sa plus tendre enfance, Léon Schrub a été fasciné par les sportives et surtout par celles qui pratiquent les sports de combat. Ca pouvait remonter au jour, quand il avait six ou sept ans, quand une fille plus âgée, sur qui ses petits copains jetaient des graviers, lui avait tordu le bras dans le dos pour qu'il leur dise de s'arrêter. Mais allez donc savoir...

Il avait eu quelques liaisons avec des karatékas, des aikidistes rencontrées à l'université, puis dans des cocktails littéraires qu'il ne fréquentait plus guère que dans l'espoir de rencontres de ce type. Mais même lorsqu'une liaison avait duré quelque temps, il n'avait jamais osé parler à ces femmes de ses fantasmes: et si leurs corps l'excitaient profondément en raison précisément de leurs possibilités de domination absolue (c'est du moins ainsi qu'il voit les choses), ces rapports ont toujours été terriblement frustrants car il comprit rapidement qu'aucune d'elles ne semblait pouvoir ni ne vouloir considérer sa pratique sportive à la lumière de son désir de femme.

Ce que Léon trouvait tout à fait normal, d'ailleurs, ayant depuis longtemps accepté de se considérer comme sexuellement hors norme.

Au bout de tant d'années, Léon était même parvenu à la conclusion qu'il y avait entre sport et éros une contradiction insurmontable et que son rêve de connaître un jour une femme qui partage son goût était totalement irréaliste.

A présent donc, et malgré les efforts qu'il fit pendant plusieurs jours pour observer la femme judoka qu'il avait tant admiré dans ses oeuvres - espérant sans doute être témoin d'une nouvelle scène du même genre - c'était sans illusion aucune: il avait le curieux sentiment de rejouer La Mort à Venise, de se retrouver dans le rôle de ce vieux professeur admirant de loin sur la plage un bel éphèbe totalement hors de portée... même si lui, Léon, eut malgré tout sur le personnage de Thomas Mann l'avantage d'avoir pleinement assumé son désir "contre nature."

Mais au soir du quatrième jour, l'inconnue lui causera un choc au moins aussi grand que celui qu'il a ressenti en apercevant de loin ses talents de judoka.

Ce soir-là, l'ayant perdue de vue depuis plusieurs heures, il s'est installé à la terrasse de son hôtel, en attendant l'heure du dîner.

Attablé devant un Casanis, il relit la nouvelle de Mann, trouvée en Livre de poche chez son marchand de journaux. Soudain, sans un mot d'excuse, quelqu'un s'assoit à sa table. Il lève les yeux, vexé, une observation sarcastique sur les lèvres... Mais quelle n'est pas stupéfaction de voir, assise à moins d'un mètre de lui, celle qui depuis quatre jours est l'objet de toutes ses attentions de voyeur - sans qu'il ait pu encore imaginer un prétexte pour l'aborder. D'ailleurs, Léon, pour toute son assurance intellectuelle et sexuelle, a horreur de la drague, qu'il associe aux comportements machistes qui lui répugnent, tel celui des jeunes gens punis par cette inconnue quelques jours auparavant.

Devant cette apparition si inattendue, le romancier, volontiers prolixe en toute autre circonstance, reste interdit.

La femme vient juste de sortir de l'eau: maillot et cheveux ruissellent encore. "Alors, "dites-moi pourquoi vous me suivez depuis quatre jours, s'il vous plaît."

"Mais vous êtes jolie femme, n'est-ce pas, et moi..." bougonna-t-il.

"Il y en a beaucoup ici qui sont plus jolies que moi," le coupe-t-elle, sèchement.

Léon pressent soudain qu'il faut frapper un grand coup du côté de la franchise, sinon cette femme va repartir comme elle est venue : "J'ai vu ce que vous avez fait aux dragueurs de l'autre jour... j'ai toujours été fasciné par les femmes judokas..."

"Judokates."

"Pardon?"

"On dit judokates, maintenant."

"Ah, excusez-moi, je ne le savais pas..."

Il s'ensuit un silence embarrassé que la femme finit par rompre.

"Alors, ça vous excite de voir une femme battre des hommes."

Léon baisse les yeux: cela va un peu vite pour lui.

"Oui... c'est ça", convient-il.

Un nouveau silence s'instaure.

Léon sait que cette fois c'est à lui de parler.

"Vous êtes ceinture noire?"

"Deuxième dan..."

Il soupire: "Mon Dieu..."

"C'est tout?"

"Ca vous dégoûte sans doute, mon aveu..."

"Pas du tout... je comprends très bien ça... J'ai connu d'autres hommes comme vous, plus ou moins, ça n'a rien de dégoûtant. Qu'est-ce que je peux faire pour vous?"

Alors Léon éclate de rire et fait signe au garçon. "Qu'est-ce que vous buvez?"

"Pourquoi riez-vous" demande la femme, visiblement un peu vexée.

"Je vous expliquerai, mais d'abord que prenez-vous?"

"Un Mauresque".

Léon approuve du chef et commande deux Mauresques au garçon... qui ne sait pas ce que c'est. Il faut lui expliquer.

Le garçon reparti, Léon respire profondément, puis se lance.

"Je riais parce que le moment était venu où je devais vous demander une petite démonstration, une clef au poignet, quelque chose qui me fasse sentir votre pouvoir. C'est comme ça qu'on procède, n'est-ce pas? Vous avez dû connaître déjà ça... Mais en même temps, je sais que si vous me faisiez cela ici, je serais horriblement gêné, car telle est la nature de l’orgueil masculin... C'est une gêne que j'affectionne d'avance (et peut-être aussi en rétrospective) mais je sais que si cela m'arrivait, je réagirais autrement sur le moment... Ce sont en quelque sorte, les contradictions de mon désir..."

La femme sourit: "Qu'est-ce que vous êtes compliqué!"

Léon, qui a voulu impressionner la femme de sa subtilité, de sa lucidité, sent qu'il a fait une gaffe... réparable, peut-être.

"Moi," continue Martine tout simplement, "je veux bien vous faire une démonstration... Essayez de me toucher le sein, par exemple..."

Léon ferme les yeux... Qu'est-ce qui se passe ici? Est-ce qu'il est en train de faire un rêve, tout éveillé? Il ouvre les yeux, hésite un long moment. La femme le nargue un peu des yeux, penchée vers lui pour que les beaux seins sous le maillot luisant soient à portée de sa main...

Finalement il tend la main droite et touche délicatement le bout du sein.

Avant qu'il ne comprenne seulement ce qui lui arrive et bien qu'il s'attende à une riposte, il est stupéfait par la rapidité avec laquelle il se retrouve à genoux sous la table, sous l'effet d'une clef au poignet étonnamment efficace.

Il est à la fois très excité et, comme il l'avait prévu, si gêné que cela lui coupe son plaisir.

"Vous êtes très forte, vraiment très forte, mais laissez-moi me lever maintenant." Il entend des rires discrets des tables alentours, surtout des rires de femmes.

Martine se penche vers son captif.

"Non, je ne vous relâcherais pas, moi aussi ça m'excite, mais ça m'excite surtout quand l'autre ne veut pas!" et assurant sa prise d'une seule main, elle pose discrètement l'autre sur son bas-ventre: sous la table Léon a la surprise de voir qu'elle se caresse brièvement.

"Ca te fait bander quand même, ce que je te fais, non?"

La question embarrasse tellement Léon, habitué à une plus grande pudeur de langage chez les femmes qu'il rencontre pour la première fois, qu'il ne répond pas... mais il sait que sa réponse aurait été résolument affirmative.

Soudain, le saisissant au coude et appuyant le pouce comme par hasard sur le petit juif - mais ça doit être exprès, se dit-il - elle peut faire ce qu'elle veut du membre provisoirement paralysé. Transformant sa prise en clef de bras, elle l'oblige à se mettre debout et le fait avancer devant elle parmi les tables vers la sortie de la terrasse. Les rires des spectatrices s'accentuent. Deux ou trois femmes vont jusqu'à applaudir ce qu'elles prennent pour la punition d'un peloteur...

Léon ressent des sensations très contradictoires mais son excitation est grande.

Ayant quitté la terrasse, elle le relâche enfin, jette un oeil sur la braguette de son short et dit:

"Oui, ça m'excite aussi mais tu n'es pas mon type..." et elle part se mêler à la foule du soir.

Léon s'apprête à se lancer à sa poursuite quand il entend le garçon à son épaule...

"Ca fait 80 francs, Monsieur."

Le garçon est en train de le regarder avec un drôle d'air.

Gêné, Léon règle aussi vite qu'il peut, laissant un pourboire trop important, et veut enfin s'élancer à la poursuite de la femme. Mais il est déjà trop tard, elle a disparu dans la foule: Léon songe avec angoisse à la fin des Enfants du paradis puis se ressaisit: il la retrouvera demain, sa "Garance"... en tout cas, il connaît son hôtel.

En se dirigeant vers les ascenseurs du palace où il loge, Léon réfléchit à ce tutoiement soudain et se demande s'il s'agit là d'une promesse d'intimité quand même ou d'un signe de mépris.

*

* *

Le lendemain matin, descendant à la plage, Léon voit tout de suite la femme étendue sur le ventre en train de se bronzer. Elle porte un maillot deux pièces dont elle a défait la bretelle.

Elle le voit aussitôt et lui fait signe de venir prendre place à ses côtés, ce qu'il fait avec la joie qu'on imagine. Elle lui tend une tube.

"Passe-moi de la crème sur le dos, veux-tu?... Comment tu t'appelles? Moi c'est Martine, je suis infirmière dans le civil..."

Il rit et se nomme, tout en enduisant la main de la crème onctueuse.

"Et qu'est-ce que tu fais dans la vie?"

"J'écris."

Il est à la fois content et mécontent que Martine ne le connaisse pas de réputation. Parfois celle-ci l'aide dans ses conquêtes féminines, parfois aussi elle intimide. Il est difficile de savoir quel aurait été le cas ici.

"Maintenant, raconte-moi: pourquoi tu prends ton pied avec des femmes comme moi."

Complètement pris au dépourvu par la franchise de cette femme étonnante, Léon reste à nouveau interdit, passant la main doucement sur le dos musclé.

"C'est agréable ce que tu fais là, mais réponds-moi quand même, ça m'intéresse vraiment" murmure-t-elle.

"Eh bien, longtemps j'avais honte de ça, je me traitais de maso, j'ai même commencé une analyse pour m'en débarrasser. Mais au bout quelques mois, l'analyste m'a dit que j'étais amoureux de mon symptôme et qu'elle ne pouvait rien pour moi. Elle a ajouté que sauf accident, je n'en mourrais pas."

Martine rit de bon coeur.

"Et c'est vrai que j'étais amoureux de mon symptôme, j'y tenais, je trouvais quelque part que c'était une attitude juste. Et de plus en plus, d'ailleurs - surtout depuis que les féministes nous ont fait comprendre que les rapports entre les sexes sont plutôt mal faits."

Martine sourit.

"Aujourd'hui, je pense que ce goût n'est pas si honteux que ça. Une copine m'a dit un jour: 'Toi, ce que tu veux, c'est être dépassé par l’événement: en tant que femme, je comprends ça.' Et c'est là que j'ai compris qu'au fond ce que je revendiquais, c'était le droit d'être amoureux de la force physique - enfin force et science - d'une femme, comme les femmes sont toujours censées l'être de la force des hommes. Le problème était de trouver une femme qui partage ce point de vue, enfin qui a le même à l'envers, qui jouit du pouvoir qui lui donne le judo, par exemple."

"Et t'as trouvé?"

"Non, pas vraiment... En général les sportives érigent une cloison "entre sport et amour, si tu vois ce que je veux dire?"

"Très bien... ça suffit pour la crème... Je vois très bien, oui... Mais avec moi, c'est différent, ça m'excite de sentir mon pouvoir sur les mecs."

Elle tourne la tête vers lui, le regarde longuement.

"Léon tu es très intelligent et très sympathique, mais tu n'es vraiment pas mon type..."

"C'est un renvoi?"

"Pas du tout... On déjeune ensemble?"

"Volontiers..."

*

* *

 

Martine retrouve le romancier dans le restaurant de son hôtel, où ils prennent un déjeuner de qualité, arrosé d'un excellent petit vin de l'arrière pays. Martine, comme Léon, aime la bonne chère, dans la mesure où elle est compatible avec les exigences de la ligne.

Ayant demandé à Léon s'il n'a jamais rien écrit sur son fantasme, elle a la surprise d'apprendre qu'il est l'auteur de "Fantastique Brigitte"

"Ah, ça m'avait plus, ça! C'est vraiment toi qui as écrit ça?"

"Oui, sous un nom de plume."

"C'était un personnage formidable... Enfin, peut-être trop de boxe et pas assez de judo... Mais moi, j'ai souvent rêvé d'être videuse dans une boîte de nuit... Dans la réalité, je ne sais pas si je serais toujours à la hauteur... Il faudrait apprendre aussi le karaté et pour ça, je ne suis pas très chaude..."

"Ah bon?"

"Trop violent... J'aime maîtriser les mecs, mais sans les blesser..."

"Vous... je veux dire tu n'as jamais entendu parler du jiu-jitsu hakko-ryu?"

"Non, qu'est-ce que c'est que ça?"

"Hakko-ryu veut dire huitième lumière. C'est un système dérivé du jiu-jitsu traditionnel mais de conception non-violente: il s'agit uniquement de clefs et d'immobilisations, pas de coups, rien de méchant... J'en ai vu une démonstration une fois à la Salle Wagram par une classe de filles, c'était spectaculaire..."

Martine reste songeuse: "Ca m'intéresserait, ça... Remarque, je connais déjà quelques prises de jiu-jitsu... On s'en sert parfois à l'hôpital pour contrôler les agités..."

Elle darde soudain son regard au fond du sien:

"Ca t'excites quand je te dis des choses comme ça?"

Léon se plonge dans son pigeonneau: "Mais bien entendu..."

Un ange passe.

Puis Martine dit: "Tu m'emmènes danser ce soir?"

Léon la regarde, interloqué: "Bien sûr, si tu veux... Où veux-tu aller?"

Elle le regarde en souriant: "Je connais une boîte assez mal fréquentée, c'est plein de mecs qui draguent et font chier les filles... On pourrait y aller en faisant semblant de ne pas se connaître... Il pourrait y avoir des trucs marrants..."

"Tu veux dire... un type à corriger?"

"C'est pas impossible... Ca te plairait de voir ça?"

Léon ne répond pas, mais sur son visage se lit un sentiment proche de l'extase...

Elle pose gentiment sa main sur la sienne: "Te mets pas dans tous tes états, il se passera peut-être rien..."

"Peut-être, mais la simple possibilité de la chose..."

Elle claque la langue: "Quel cérébral tu fais! Passe me prendre vers 10 heures... Je sais que tu sais où... Tu m'attendras en bas, j'y serais..."

Il prend un peu cérémonieusement la main de sa nouvelle amie et l'embrasse délicatement. Elle s'éclipse avec un petit rire.

*

* *

Quand il la voit apparaître dans le foyer de son modeste hôtel, Léon est sûr que Martine s'est habillée spécialement pour lui, et il lui en sait gré: elle porte un splendide pantalon-collant noir en velours ciselé, une courte jaquette écrue en soie sauvage, lourde et rêche, dont la coupe suggère celle du judogi, avec une large ceinture en velours noir nouée sur le côté.

Elle chausse des bottines noires et souples qui lui moulent le pied, lacées jusqu'au bas du mollet, tandis qu'un large bandeau blanc, évocateur de celui des samouraïs, retient ses cheveux. Enfin, détail réellement assez pervers, elle porte des petits gants de conduite en peau noir, dont les doigts sont découpés à hauteur des premières phalanges.

Son aspect est à la fois adorable et - pour qui connaît ses possibilités - tout à fait redoutable.

Il la complimente pour sa tenue.

"Ca te plaît?"

Elle l'embrasse sur les deux joues et le remercie de la discrète orchidée qu'il lui offre et qu'il lui épingle à présent sur le revers de la jaquette.

"C'est une coutume plutôt américaine, mais qui me plaît", dit-il.

"A moi aussi... C'est la première fois." Elle semble réellement touchée.

*

* *

 

La clientèle du "Rock around the Clock" est étonnamment bigarrée: il y a là des vacanciers élégants venus des palaces, d'autres qui le sont moins et qui viennent des campings, mais aussi une bonne proportion de jeunes gens de la région, venus généralement par deux ou trois, sans femme, dans l'espoir de draguer de belles vacancières. Martine est venue une seule fois ici et n'a guère apprécié l'ambiance. Mais dans l'esprit pervers de la sortie de ce soir, c'est l'endroit idéal.

Léon et elle pénètrent séparément dans l'établissement: pour se donner toutes les chances d'un affrontement excitant, cela vaut mieux qu'elle ait l'air d'être une femme seule.

A vrai dire, Martine n'est jamais excitée par des affrontements où il faut se battre pour de bon... sauf peut-être longtemps après, en y réfléchissant. Mais ce soir, sachant qu'elle est en représentation pour un être aussi spécial que Léon - jamais elle n'a connu un homme dont les fantasmes semblent s'imbriquer aussi étroitement avec les siens et qui les assume aussi consciemment - sachant donc cela, elle pense pouvoir prendre pour une fois son plaisir si l'occasion se présente de corriger un homme ici.

*

* *

 

Léon a pris place à une table faisant face au bar, où bientôt Martine va se présenter, ayant choisi la position la plus exposée pour une femme "en chasse".

Sur une piste de danse étendue, une trentaine de couples dansent sur des vieux disques d'Elvis Presley, Buddy Holly, Chubby Checkers et autres pionniers du rock... musique que Léon n'apprécie que très modérément, tout en reconnaissant qu'elle est agréable pour danser.

Et justement un jeune vacancier vient inviter la belle judokate pour faire un tour de piste avec lui. Léon peut alors admirer la liberté et l’énergie du style de Martine, qui après quelques tours au bras de son cavalier le lâche pour danser seule... tout en regardant Léon droit dans les yeux, et il comprend avec un plaisir infini qu'elle danse pour lui.

Elle prend congé de son partenaire et retourne au bar.

La suivant des yeux, Léon remarque tout à coup un couple de femmes assis à une table au bord de la piste et dont l'une offre un spectacle assez stimulant pour ses appétits pervers, car elle est habille de pied en cape de cuir noir: vareuse boutonnée jusqu'au col, pantalon de cheval collant. Le visage est d'une beauté dramatique, les cheveux blonds sont coupés très courts et elle tient discrètement la main d'une jolie jeune fille aux cheveux longs assise à ses côtés... tout en suivant du regard la silhouette gracile de Martine qui vient de passer à côté de leur table.

Léon s'est toujours senti attiré par les lesbiennes, mais c'est un désir confus et trop difficile à concrétiser pour qu'il ait jamais fait autre chose que passer quelques soirée dans des endroits à la mode, comme la Montagne ou Elle et Lui.

Son regard revient vers Martine, à nouveau debout au bar.

 

 

*

* *

 

C'est alors que Martine voit entrer la bande de cinq jeunes hommes. Passablement éméchés déjà - mais pas encore assez pour justifier un refus de leur servir - il s'agglutinent au bar et inspectent les quelques femmes seules qui s'y trouvent accoudées ou assises sur des tabourets. Martine est d'ailleurs déjà parvenue à la conclusion que la plupart de ses voisines solitaires sont plus ou moins des prostituées, et elle se dit que c'est là un environnement propice à provoquer chez l'un de ces petits mâles présomptueux un quiproquo néfaste... pour lui.

Les jeunes se dispersent un peu le long du bar, verres en main et commencent à entreprendre les femmes qui se trouvent là. Les mains s'égarent rapidement; les femmes "honnêtes" protestent discrètement, les prostituées laissent plus ou moins faire, n'opposant de temps en temps qu'une résistance de principe à ses attouchements... Martine tourne le dos au bar et s'y appuie, faisant un discret sourire en direction de Léon, pour être sûr que son attention est en éveil.

L'un des jeunes hommes, le plus corpulent du groupe, s'est approché d'elle et commence à lui adresser des propos passablement obscènes: il la prend pour une pute aussi, Martine conclut. Elle ne fait rien pour le détromper, jusqu'à ce qu'il lui pose familièrement la main sur les fesses.

"Je te conseilles d'enlever la main de là." Mais le jeune homme rit et veut tirer la femme vers lui.

"Je t'aurais prévenu..."

*

* *

 

Cela se passe si vite que Léon voit à peine la chose. Il a vu l'imprudent dragueur poser sa main sur les fesses de Martine et la tirer à lui. Puis soudain le malotrus chute lourdement sur le sol, Martine l'ayant apparemment déséquilibré d'une prise au collet et fauché sa jambe d'appui d'un mouvement de son mignon pied. Elle contempla sa victime avec un petit sourire supérieur et prononce quelques mots que Léon n'entend pas. L'un des compagnons de l'infortuné s'approcha et bouscule Martine brutalement d'une rude bourrade à l'épaule. Elle se glisse derrière lui et lui portant une clef compliquée au bras qui le fait grimacer de douleur et l'immobilise effectivement. Mais à présent, videurs et serveurs interviennent, entourant la scène de l'action et Léon ne voit plus rien. Martine se dégage bientôt du groupe et vient vers lui. Au bar, il voit qu'on est en train de prier discrètement mais instamment les cinq jeunes gens, apparemment bien connus de la direction, de quitter les lieux.

"Tu danses avec moi?" demande Martine.

Ravi de l'invitation, Léon se lève sans un mot et l'accompagne sur la piste.

"Alors, ça t'a plu?"

Léon peut à peine parler, tant son émotion est grande: "Tu as été formidable, fantastique! J'ai adoré, adoré!"

Et ils se mirent à danser, face à face, sans se toucher, Léon gigotant aussi souplement qu'il peut, admirant la grâce et la liberté extraordinaires de sa partenaire, qui prend manifestement plaisir à danser pour lui, exhibant ses belles jambes et introduisant dans sa danse, il en prend subitement conscience, des discrètes allusions à certains katas de judo dont il a pu voir un jour la démonstration au Stade Coubertin.

Soudain il voit que Martine a un autre spectateur, ou plutôt spectatrice, au moins aussi avide que lui. Se rapprochant de sa partenaire, il attire son attention sur la lesbienne en cuir noir.

"Oui, je sais, tu trouves pas qu'elle est belle? Ca doit te faire bien bander ça, non? Moi, le cuir je m'en fiche un peu, mais la femme me plaît."

*

* *

 

Au bout d'une heure, voyant que Léon est épuisé et ayant elle-même suffisamment dansé pour ce soir-là, Martine propose d'aller souper dans une ambiance plus calme. Léon acquiesce, disant que de toute façon il a envie de lui parler et qu'ici, avec les décibels, ce n'est guère possible.

Ils se dirigent vers la sortie.

Quand la porte de la boîte se referme derrière eux, la rue semble tout à fait déserte.

"On va marcher un peu," dit Léon, on trouvera un taxi là-bas, sur la Grande Place."

Puis soudain, il prend le bras de sa compagne: "Attention, j'ai l'impression que tes petits copains cherchent la revanche."

"Oui, je les ai vus..."

"On rentre dans la boîte? Je peux téléphoner pour un taxi..."

"Non, marchons comme si de rien n'était... C'est des petits bluffeurs, ils feront rien... Mais écoute-moi bien, Léon, si jamais il y a de la bagarre, tu me laisses faire, compris?"

"Mais ils sont cinq!"

"Tu me laisses faire!"

Bientôt, sur le trottoir devant eux surgissent trois des garçons, y compris celui, grassouillet, que Martine a envoyé au sol d'une "première de hanche."

Ils s'arrêtent à dix pas.

Se retournant, Martine voient que les deux autres sont derrière eux.

Celui qui semble le chef annonce la couleur:

"On veut la revanche..."

Martine dit d'un ton de mépris: "A tous les cinq? Vous n'êtes pas très courageux..."

"Non, seulement lui... Il a fait du karaté, ça va être ta fête..." Il désigna le garçon à ses côtés, efflanqué et assez costaud.

"Martine sourit et écarte doucement Léon..."

"C'est bon..."

*

* *

 

Les deux adversaires s'avancent l'un vers l'autre dans des positions de garde spécifiques à leur art. Quand le jeune homme s'estime à portée, il lance un coup de pied tournant assez crédible mais un peu lent qui vise la tête de Martine. Elle esquive sans problème, et tente de saisir la cheville au passage, mais en vain. L'homme feint de reculer, puis porte un autre coup de pied qui touche Martine à l'épaule, mais elle est en mouvement d'esquive à nouveau, et ça la bouscule mais ne semble pas lui faire très mal.

Avant que le garçon n'ait pu réarmer son coup Martine attaque, d'une façon que Léon trouve fort insolite: elle plonge au sol et fait un roulé-boulé parfait, droit sur les jambes de son adversaire qui reçoit la semelle des deux bottines au ventre et tombe à la renverse. Martine est sur lui aussitôt et les deux corps roulent au sol. La judokate, qui semble si mince et si frêle dans son pantalon collant, lui rend au moins quinze kilos à ce garçon, et pendant un instant Léon, quoiqu'enthousiasmé par le succès du premier assaut de sa championne, a de nouveau peur pour elle.

Mais rapidement la supériorité de la judokate dans ce combat au sol devient évidente. Elle porte d'abord une clef de bras et un ciseau mais le garçon réussit à lui échapper, et tente de lui porter un coup de poing. C'est une grave erreur: les mains gantées de Martine se referment sur son poignet, elle fait un rétablissement acrobatique de sorte que sa belle jambe gainée de velours noir peut se rabattre sur la gorge de son adversaire: elle se couche de tout son long, le poignet tenu des deux mains, le coude tendu à se rompre sur son pubis.

Le garçon pousse un cri de douleur: "Elle va me casser le bras, les gars, aidez-moi..." Le garçon corpulent qui a un compte à régler avec Martine s'approche d'elle par derrière. Devant cette perfidie, Léon ne peut se retenir. Il se précipite, ceinture l'autre et essaie de l'entraîner au sol.

Au même moment il entend la voix de Martine: "Eh bien, puisque que c'est comme ça, les gars..." et le karateka malheureux pousse un cri déchirant: "Elle m'a cassé le bras, cette salope, elle me l'a cassé..."

Léon a juste le temps de voir Martine se mettre debout par un autre rétablissement acrobatique avant qu'il ne reçoive un coup de poing sur le côté de la tête porté par derrière. Il voit trente-six chandelles et doit lâcher prise: il se sent ceinturé à son tour et jeté à terre. De là, il peut voir Martine faire face à trois attaquants à la fois. Elle réussit une belle projection sur l'un de ses adversaires, mais son intention de faire chuter sa victime sur un deuxième assaillant échoue et elle semble sur le point de succomber sous le nombre. On lui porte une manchette par derrière qui la fait chanceler.

Et c'est alors qu'il va se passer quelque chose d'inouïe: une silhouette bardée de cuir noir surgit de l'ombre. C'est la lesbienne du bar. Elle s'avance vers la bande de voyous sur des larges bottines de peau souple, dans une de ces positions de garde propres au Kung Fu, et qui évoquent un animal où un oiseau de proie: genoux haut levés, bras pliés, mains recourbées en pointe vers l'adversaire. Ce n'est qu'à ce moment-là que Léon comprend l'extraordinaire beauté du corps puissant de cette femme.

"Hé messieurs, se mettre à cinq contre une femme, c'est pas bien!"

Deux des garçons se sont à peine tournés vers elle que la femme en noir pousse un cri rauque: l'un reçoit un coup de botte à la rotule et l'autre un coup de doigts en pointe à la gorge; ils s'écroulent aussitôt, lamentables, tout à fait hors de combat. Les autres attaquants hésitent.

Martine est déjà debout et les deux femmes, se calant dos à dos, tournent lentement en ronde, chacune se gardant à sa façon, attendant pour voir ce que vont faire les deux adversaires qui leur restent et qui tournent autour d'elles à bonne distance.

"Bon, ça va on a compris," murmure l'un des deux.

Celui qui a reçu le coup à la rotule doit être soutenu par ses deux camarades indemnes. La victime de Martine se tient piteusement le coude en gémissant, tandis que le cinquième tousse encore affreusement en tenant sa gorge meurtrie. Ils s'éloignent lentement de la scène de leur humiliation vers une voiture garée un peu plus loin.

Martine se tourne vers la spécialiste du kung fu et lui embrasse sur la joue: mais la lesbienne lui prend la tête à deux mains et l'embrasse longuement sur la bouche. Martine se dégage enfin, manifestement émue, et court vers Léon qui se relève péniblement, secouant les toiles d'araignée.

"Je t'ai dit de ne pas te mêler de ça! Tu n'as rien?"

"Non, non, juste un coup à la nuque, mais pas grave... Et toi?"

"Rien du tout, grâce à..."

La femme en cuir s'est approchée et salue l'homme d'un sourire froid.

"Je m'appelle Petra... Je suis allemande... je suis en vacances avec mon amie... Je peux vous parler?" dit-elle à Martine.

Elle prend la judokate à part et lui chuchote à l'oreille. Martine paraît surprise, regarde vers Léon, sourit, puis fait oui de la tête. Petra retourne rapidement vers l'entrée de la boîte de nuit et Léon voit alors que sa jolie amie l'attendait sagement devant la porte. La kungfuiste se met à lui parler à voix basse.

Martine met Léon rapidement au courant: "Elle veut me voir lutter avec toi... Tu veux bien?"

"Avec moi? Mais elle sait que je ne sais rien faire?"

"C'est ça qui l'excite, je crois, c'est une grande vicieuse, mais elle est très attirante, tu trouves pas?"

Léon ne peut qu'acquiescer, mais en même temps cette femme lui fait terriblement peur, car il se rappelle les ravages qu'il vient de la voir accomplir, apparemment sans effort particulier.

"Tu sais, Léon, j'ai eu tort de te proposer cette virée... Je voulais te faire plaisir, et là-dedans il est vrai que j'ai pris mon pied à ridiculiser ces mecs, parce que tu regardais et aussi parce que je savais qu'on allait nous arrêter. Mais tout à l'heure, j'ai pas pris mon pied du tout! J'espère tu as pris le tien, au moins!"

"Pas du tout, j'avais bien trop peur pour toi... A la fin, oui, un peu quand même... Mais, il faut être juste: tu dis qu'il ne fallait pas le faire, mais t'as quand même rencontré cette Petra..."

"J'avais pas besoin de me battre pour ça..."

"C'est vrai."

Petra semble avoir enfin convaincu sa compagne, qui rentre dans la boîte en faisant la moue, semble-t-il..

Un taxi vient à passer au moment même où l'Allemande les rejoint. Léon le hèle.

"Où on va?" demande-t-il aux deux femmes.

"Tu m'as pas dit que tu louais un appartement dans ton palace?"

"Oui, enfin il y a deux pièces..."

"Alors, allons-y..."

Léon se met devant, à côté du chauffeur. Il essaie de faire de la conversation à l'intention des deux femmes.

"Finalement, avec vous deux, ces pauvres types sont tombés dans un véritablement guet-apens!" dit-il en riant.

Il n'y a pas de réponse et il prend rapidement conscience que sur le siège arrière les deux femmes s'embrassent passionnément... ce qui a le don de beaucoup gêner le chauffeur maghrébin.

*

* *

 

Martine a jusqu'ici été réticent à l'idée de faire à Léon le plaisir d'un corps à corps. Comme il n'est réellement pas son type - bien qu'elle le trouve de plus en plus sympathique, et qu'elle est émue d'avoir trouvé en lui une sorte d'âme soeur - elle n'a pas vraiment envie de son corps.

Mais ce soir, la présence de Petra va rendre la chose possible. Martine va pouvoir accorder à Léon le plaisir de la lutte, mais ensuite exorciser sur le corps splendide de l'allemande l'excitation que cela lui procurera. C'est un arrangement qui lui convient tout à fait et elle pense que Léon ne sera pas trop déçu, car lui semble s'être déjà résigné à ne pas posséder la judokate de ses rêves, de se contenter d'autres satisfactions qu'elle peut lui apporter. Eh bien, il va être servi, se dit-elle.

On choisit de s'installer au salon.

Tandis que Petra se verse à boire, Léon et Martine déblaient une sorte de ring en repoussant les fauteuils et le divan.

"Maintenant, déshabille-toi... mais tu gardes le slip, s'il te plaît."

Elle va fouiller dans le garde-robe de Léon et revient avec un court peignoir en éponge.

"Tu vas mettre ça, il faut que je puisse m'agripper pour mes prises," et elle lui fait un sourire prometteur.

Tandis qu'il se déshabille, elle enlève ses gants et commence à délacer ses bottines."

Léon se racle la gorge: "Ecoute... tu peux pas rester comme tu es? Tu es si belle... Et puisque je garde mon slip..."

Martine rougit légèrement tandis que du fond du fauteuil où elle s'est installée, jambes bottées croisées comme un mec, verre de scotch à la main et cigarette au bec, Petra renchérit:

"Il a raison, tu es splendide comme ça, tu te mettras nue après..."

"Bon, mais je ne veux pas abîmer le haut..." Elle l'enlève et paraît en soutien gorge noir, d'un modèle résistant et bien enveloppant (elle porte le même sous son judogi à l'entraînement). Puis sans un mot, elle ramasse ses gants et les remet.

"Ca te va comme ça?" demande-t-elle à Léon avec un sourire légèrement ironique.

*

* *

Léon et Martine se font face au milieu du "ring".

Tout en sachant qu'il ne peut gagner contre la judokate, Léon est déterminé à faire la meilleure figure possible. La présence en spectatrice unique de l'inquiétante lesbienne stimule le besoin qu'il ressent de montrer qu'il n'est pas une lavette.

Il n'a certes pas eu de très nombreuses occasions de lutter depuis des lointains cours de gym au lycée, mais il a tant lu de livres et tant vu de films touchant aux sports de combats, tant vu de compétitions publiques de judo aussi, qu'il se sent de vagues notions.

Il croit que la chose à faire ici est de prendre l'initiative. Alors il plonge en avant pour ceinturer les belles hanches de Martine, ces hanches que depuis des jours et des jours il rêve de pouvoir enfin toucher. Il serre et tire et parvient à sa grande satisfaction à faire tomber son adversaire sur la moquette; il tombe du même coup sur elle, le visage plaqué contre la peau chaude de son ventre musclé.

Mais sa satisfaction sera de courte durée... Comment a-t-elle fait pour lui échapper si facilement? Une roulade, un mouvement des jambes en ciseau et il ne la tient plus... Et puis soudain c'est elle qui la tient... D'un mouvement sûr auquel il ne s'attend absolument pas, elle l'a fait rouler sur le dos et s'est prestement assis sur son ventre, ses jambes agrippées aux siennes, glissant savamment les pieds sous ses hanches. N'ayant plus d'appui au sol, il constate qu'il ne peut opposer qu'une résistance dérisoire à ce qui va suivre: le ceinturant sous les aisselles, elle peut, d'un glissement irrésistible du torse, lui faire lever les bras à la verticale, les emprisonnant de part et d'autre de sa tête dans une position douloureuse et paralysante: il sens la pression du pubis contre son ventre, des seins contre sa poitrine, des petits pieds gainés de cuir qui lui soulèvent les hanches.

Il ne peut plus bouger un muscle, et c'est une sensation délicieuse.

"Tu abandonnes?," demanda gentiment la judokate.

"Oui," dit Léon, qui sent son sexe lui remplir le slip de façon presque douloureuse.

Petra bat des mains...

Martine lâche prise... Léon se relève, haletant.. Puis se jette soudain à nouveau sur la femme avant qu'elle ne soit prête: espère-t-il réellement la surprendre ou n'est-ce qu'une provocation visant à faire monter les enchères, en quelque sorte?

"Ah, ah, ça se fait pas ça, tu sais, je vais te punir..."

Elle se laisse aller en arrière mais d'un mouvement savant des jambes repliées, le repousse aisément avant qu'il ne puisse même la saisir, le fait rouler sur le ventre, lui tord le bras derrière la nuque et porte à fond une puissante clef qu'il ne comprend même pas. Il ressent une vive douleur, sait qu'il a déjà perdu la manche et s'attend à ce qu'elle l'immobilise à nouveau.

Mais cette fois, au lieu de le plaquer au sol, Martine se remet debout et le contraint à en faire autant. Elle le contrôle complètement, toute velléité de résistance semble vaine... Mais sentant soudain que la prise se relâche, Léon bat l'air derrière lui dans l'espoir de saisir son adversaire: avant même qu'il n'ait seulement compris le sens de sa manoeuvre, elle se trouve devant lui, s'empare des revers de son peignoir de ses mains à demi-gantées, pivote vivement en lui heurtant le bas-ventre de ses fesses et le fait passer par-dessus sa hanche.

C'est pour la première fois de sa vie que Léon connaît alors la sensation extraordinaire pour lui de voler par-dessus le corps d'une belle jeune femme. Certes le contact avec le sol l'ébranle quelque peu, bien que la judokate ait amorti sa chute en le retenant par le col de son peignoir, mais le frisson délicieux qui parcourt tout son être semble pratiquement annuler la douleur.

Elle est sur lui en un éclair, son bassin lui écrasant le sexe enflé, ses jambes entourant à nouveau ses hanches comme des lianes, ses pieds s'insinuant pour le soulever du sol; il sent la galbe de ses seins et l'odeur de ses cheveux. Il pose ses mains sur ses épaules et tente de toutes ses forces de la repousser mais elle ignore ses bras et lui porte un étranglement imparable: elle s'empare du col du peignoir par devant et par derrière et celui-ci devient un étau; son mince avant-bras lui passe aisément sous le menton qu'il tente d'abaisser (il a lu quelque part cette parade contre un étranglement) et lui écrase le larynx. Il est réduit à l'impuissance, se sent étouffer, délicieusement défaillir, mais il n'a pas vraiment mal, toute sensation semble soudain très loin, très loin, sauf un mélange délicieux de transpiration et de parfum qui lui remplit les narines... Il éprouve comme une chute vertigineuse, panique, mais en même temps il se sent très bien...

"Alors, idiot! Tu n'abandonnes pas? Tu sais qu'il faut frapper le sol du plat de la main, non? Avec tous les matches que t'as vu?"

Elle relâche sa prise et se met debout.

"J'ai failli te mettre K.O."

Pour toute réponse Léon lui sourit. Il reprend rapidement ses esprits et se met debout, lui aussi.

"Encore une?" il dit.

Mais c'est alors que Petra, posant son verre et sa cigarette, se lève et vient se placer au centre du "ring"...

"Oui, mais avec moi! Tout ça, c'est des bêtises, excuse-moi Martine, mais ton judo, ça vaut rien! Tu as bien vu tout à l'heure, dans la rue!"

"Petra," commence Martine, "Je crois peut-être..."

Mais Petra, en posture d'attaque, levant haut les genoux, les bras repliés et les mains pointées devant, s'avance déjà vers Léon, qui n'en peut mai.

"Petra!" dit Martine.

Léon recule, se couvrant maladroitement le torse et le sexe de ses mains dans un effort pour se protéger: il a réellement peur, il ne s'était pas attendu à ce qui lui arrive. La femme en cuir pousse son cri déconcertant et darde la pointe de la main vers ses yeux, tout en lui clouant son pied avancé au sol sous sa botte. Instinctivement, Léon lève le bras pour se protéger du feint et reçoit aussitôt les doigts raidis de l'autre main juste sous le sternum, ce qui lui coupe radicalement le souffle et le déséquilibre en arrière, à cause du pied emprisonné; mais Petra l'empêche de tomber en le retenant par le peignoir, le temps de lui porter au pubis un coup du talon de la main ouverte.

Le malheureux Léon s'écroule sur le dos, la bouche ouverte, s'efforçant en vain de remplir ses poumons, les genoux repliées sur le ventre, complètement paralysé par la douleur atroce qui lui scie bassin... La terrible allemande se tient au-dessus de lui, les lèvres tordues dans un méchant rictus.

"Tu vois, Martine, mon Hung Gar est beaucoup plus efficace et beaucoup plus rapide que tes gentilles petites prises de judo!"

Elle met un genou au sol à côté de sa victime: son poing en forme de marteau descend se poser délicatement sur son front, juste entre les yeux, puis elle l'arme comme pour porter le coup de grâce: Léon croit venue sa dernière heure. Mais Martine passe rapidement derrière l'effrayante amazone, lui relève le bras et d'une clef à la nuque la force à se mettre debout.

"Qu'est-ce que tu fais? Arrête! Tu vas trop loin!!! Il ne s'agit pas de ça!."

Et elle l'entraîne vers la chambre...

Petra rit et se laisse faire: "Je plaisantais, je n'allais quand même pas le tuer!"

Léon roule sur le côté et se recroqueville tant qu'il peut, les mains sur le bas-ventre: il n'arrive toujours pas à respirer. Dans la chambre à côté, il entend les sons d'une brève lutte qui bientôt se transforme en autre chose... Il entend Martine qui parle à voix basse, caressante...

Puis la porte s'ouvre à nouveau et elle revient vers Léon.

"Ca va, toi? Elle dit que t'en as pour quelques heures, mais et qu'il ne t'en restera pas de traces. Elle s'excuse, mais elle n'en pouvait plus d'attendre..."

Il lui sourit amèrement. Il a retrouvé un début de souffle: "Elle... aurait pu... venir s'excuser... en personne..."

Martine hausse les épaules.

"Ca n'a pas l'air d'être son genre..."

Elle aide Léon à se coucher sur le divan. Il a encore des difficultés de respiration et la douleur au pubis irradie dans tout son abdomen. Il a envie de vomir: cette "mante religieuse" l'a vraiment arrangé. Martine soulève un pan du peignoir et voit que le pénis est flasque sous le slip.

"Eh bien, voilà ce qui s'appelle aller jusqu'au bout de son fantasme! Elle t'aura guéri pour de bon, celle-là!"

"Mais... je veux pas... être guéri... je te l'ai... déjà dit," articule Léon avec une difficulté.

"Je sais, je sais et je suis comme toi, allez" et elle lui frotte amicalement le nez.

Puis elle le regarde attentivement: "Tu sais, je me sens écartelée... C'est dégueulasse ce qu'elle t'a fait là, c'est pas mes idées ça, tu le sais... Elle est un peu dingue..., Mais d'un autre côté, j'ai très envie d'elle..."

"Je... te comprends," fait Léon, "ah oui, je te comprends! Elle aurait envie de moi, eh bien malgré ... ce qu'elle m'a fait... j'hésiterais pas... Si j'étais en mesure... Alors... vas-y..."

Elle le regarde longuement dans les yeux, puis lui pose un gentil bisou sur le front: "Je reviendrai tout à l'heure pour voir comment tu vas..."

Elle rentre dans la chambre et referme la porte derrière elle.

 

Cela va durer plusieurs heures.

Autant que Léon puisse en juger à travers la porte, c'est la grande passion.

Comme l'Allemande l'a prédit, cette douleur dont il a d'abord craint qu'elle ne témoigne d'une blessure interne grave - il était peut-être en train de mourir, s'était-il dit - commence à s'estomper en effet. Et en même temps, les événements de la soirée défilent dans sa mémoire sous un jour de plus en plus favorable et font à nouveau gonfler son slip...

...L'aube commence à poindre au travers des stores vénitiens, quand il entend la porte de la chambre donnant sur le couloir se refermer doucement. Léon craint que les femmes ne se soient éclipsées ensemble et que jamais plus il ne reverra Martine.

Le son de la douche le rassure.

Au bout de quelques minutes, Martine reparaît. Toujours couché sur le divan (il a même dormi une petite heure) Léon voit, dans la pénombre du salon. qu'elle a passé un kimono en soie lui appartenant mais dont elle n'a pas trouvé la ceinture. Elle le laisse entrevoir un instant sa nudité. avant de refermer le vêtement de sa main.

"Je te plais aussi comme ça?" lui demande-t-elle d'une voix neutre, avant de revenir sur les événements de la nuit:

"C'est une amante formidable, elle sait vraiment s'y prendre, mais elle est complètement folle, elle me fiche la trouille. Son plus grand pied dans la vie, c'est tabasser les mecs, mais alors vraiment! Elle m'a avoué que si elle t'a fait ça, c'était surtout pour se mettre en train! Tu te rends compte? Heureusement pour toi que je suis pas karatékate! Elle est dangereuse, cette nana. Elle prétend avoir tué, rien que pour le plaisir, un matelot qui l'a attaqué sur le port de Hambourg avec ce coup de poing au front qu'elle a fait semblant de te porter tout à l'heure!.. Personne n'a jamais su que c'était elle... Ça m'étonnerait pas qu'elle dise vrai... Elle fait du Kung Fu depuis qu'elle a quinze ans, et t'as vu ce qu'elle sait faire... Elle est fortiche, mais c'est quelqu'un à éviter... Finalement ça a dû t'exciter quand même, tout ça? Tu t'es branlé?"

Une fois de plus elle lui tâte le slip, constate son érection, penche pour renifler le tissu et la peau.

"Ben non, on dirait que tu t'es retenu! Tu dois être dans un drôle d'état... Tu mérites récompense...

Allez, sors ta queue..."

Il obtempère.

Elle se penche sur lui, se croise les poignets, et lui saisissant le col, retournent les poings, très doucement d'abord. Le kimono baille sur les beaux seins.

"Vas, fais-toi plaisir..."

Et Léon d'obtempérer encore.

Au fur et à mesure que son excitation grandit, Martine lui comprime irrésistiblement et avec de plus en plus de force les artères carotides.

Un gémissement rauque sort de sa gorge et il sourit à sa partenaire: "Jusqu'au bout cette fois, s'il te plaît..."

Martine lui rend son sourire: "D'accord, si ça te fait plaisir..."

Et au moment où le spasme monte en lui, Léon Schrub connaît pour la première fois de sa vie ce qu'il a toujours imaginé comme étant pour lui le suprême délice: la syncope indolore au moment de l'orgasme, imposée par la science d'une belle judokate.

Mais au moment de s'évanouir, l'intellectuel qu'il demeure jusqu'au bout ne peut s'empêcher de songer à Georges Bataille et aux propos savants qu'il tint sur cette expression populaire qui désigne l'orgasme comme une "petite mort."

*

* *

 

Quelques jours plus tard, Léon accompagne Martine à la gare de Saint Raphaël. Pour elle, les vacances sont finies, l'hôpital l'attend. Pour lui, il est temps de se remettre au roman en cours... dont il annonce à sa nouvelle camarade qu'il va subir quelques modifications à la suite de l'expérience de ces derniers jours. Leurs adieux sont chaleureux, ils s'embrassent plusieurs fois et longuement.

Il n'est toujours pas son type et tous deux savent qu'ils ne feront sans doute jamais l'amour.

"Mais je t'adore quand même Léon, tu es mon âme soeur. Tu promets de m'écrire?"

Léon promet qu'il écrira pour sûr et ils jurent de se retrouver dans pas trop longtemps pour de nouveaux jeux.

Car tous deux sont des joueurs invétérés.

Elle lui fait une discrète clef au bras en guise d'au revoir et il monte dans son train.

Depuis sa place, elle jette un dernier regard sur le romancier au moment où le train démarre: en dix jours, se dit-elle, il semble avoir rajeuni de dix ans.