LES ESCLAVES DE LA MANTE RELIGIEUSE
by Noël Burch nburch@wanadoo.fr
Paris, 1920 : une belle aristo punit les malfrats au jiujitsu
Ce fut dans des circonstances particulièrement mouvementées que je fis un soir d'automne la connaissance de la comtesse Claudia di Mantis. Rien d'étonnant cela, puisque de son propre aveu la comtesse était "amatrice" - elle affectionnait les néologismes féministes - d'émotions fortes.
A cette époque, la comtesse devait aller sur ses soixante ans, mais mises à part ses mains - invariablement gantées à la ville, d'ailleurs: malgré ses idées avancées, je soupçonnais chez elle une certaine coquetterie - elle ne les paraissait guÈre. La peau du visage était tendue sur une ossature fortement charpentée, où je croyais distinguer quelques traits orientaux. De quel pays, de quelle région du monde était-elle originaire? Je ne le sus jamais. Elle devait son titre à un mariage déjà lointain, qu'elle n'évoquait que rarement et avec une nuance de dégoût.
Mais où surtout avait-elle acquis les formidables, les effrayants pouvoirs qui étaient siens, pouvoirs dont je ne doutai pas qu'ils dérivassent de quelque perverse science de l'anatomie humaine, mais qui n'en paraissaient pas moins, pour celui qui en observait les effets, pour celui surtout qui était assez infortuné pour les subir, presque surnaturels. Un jour la comtesse devait répondre à mes questions par une vague allusion à l'époque où elle aurait été religieuse au Thibet, mais la remarque me parut obscure.
Un soir donc, en proie à l'un de ces accès de noctambulisme qui ne me laissaient que peu de répit depuis mon veuvage, j'avais poussé plus loin que de coutume mes déambulations, jusqu'à une guinguette des bords de la Marne, fréquentée par un faune prolétaire, parfois pittoresque mais rarement dangereux.
La salle était exigüe, les danseurs peu nombreux en ce soir de semaine - l'établissement était alors parmi le petit nombre ouvert en dehors des week-ends - et la comtesse, lorsque je fis mon entrée, attirait déjà depuis un moment sans doute les regards furtifs des quelques hommes seuls de mon espÈce qui cachaient (mal) leur solitude et leur désir derrière une carafe de vin rouge.
Elle était habillée à la mode de l'époque (vous ai-je dit que ces événements se situent quelques années aprÈs la Grande Guerre?): un chapeau cloche moulait le crâne aristocratique, cachant tout à fait les cheveux d'ébène dont je sus par la suite qu'elle les portait très courts, en "garçonne". Cette année-là, les robes aussi se portaient courtes - au désespoir des hommes dans ma situation - et celle que portait la comtesse, noire au motif doré d'une audacieuse géométrie, avantageait à merveille ses jambes de jeune fille - "c'est ce que j'ai de mieux" me confia-t-elle un jour - gainées d'une soie blanche et chatoyante (cette soie de ma jeunesse que ne remplacera jamais l'horrible rayonne!), ces jambes qu'elle croisait et décroisait d'une certaine façon chaque fois que "la moutarde lui montait au nez" comme elle aimait à le dire à propose de certaines situations. Sa tenue, ce soir-là, se complétait de fines chaussures en velours noir brodé d'argent... et par des gants de chevreau, noir également, trÈs ajustés, se boutonnant au poignet, des gants qui lui montaient presque à l'aisselle.
La comtesse di Mantis portait à ses gants un soin tout particulier, et le lecteur comprendra bientôt que ce n'était pas là simple souci esthétique: les gants étaient pour la comtesse ce qu'est le fart pour les skieurs, le colophane pour les danseuses. Elle les achetait dans les meilleurs magasins du Faubourg Saint Honoré, où elle était capable de se faire montrer le stock entier avant d'opter pour le modèle qui lui paraissait le mieux ajusté, le plus fin, le plus souple et qui lui offrait surtout la meilleure prise.
A l'époque où je la fréquentais encore, j'eus plusieurs fois l'occasion de lui tenir compagnie lors de cette course d'une importance tout particulière, j'eus même l'honneur de participer au rite de l'essayage, de lui passer les souples gaines de cuir, les tirant doucement sur les mains et le long des bras, tremblant au-dedans de par la connaissance que j'avais acquis des formidables pouvoirs de ceux-ci.
Mais assis là, dans ce petit dancing, contemplant l'étrange et mûre beauté de cette inconnue, je ne vis dans ces mains, dans ces bras si haut gantés, que des mains et des bras de femme comme il y en a tant de par le monde, des mains faites pour caresser, des bras pour étreindre.
Tout commença avec l'irruption bruyante dans cette ambiance un peu assoupie d'une bande de jeunes hurluberlus descendus des beaux quartiers dans l'intention de s'encanailler. Ils s'installÈrent et commandèrent force alcools, exigeant à voix haute du garçon qu'il leur nomme les plus chers, les commandant aussitôt. AprÈs avoir observé leur manège avec quelque dégoût, je reportai mon regard sur la comtesse. Elle aussi contemplait ces jeunes malappris, mais si je crus déceler dans son regard une antipathie bien naturelle, j'y vis aussi autre chose, dont je cherchais en vain alors à percer le mystÈre mais qu'aujourd'hui je connais bien: c'est le feu qui brille dans l'îil du fauve qui observe sa proie.
A l'autre extrémité de la salle était assis un couple de jeunes gens; elle, d'une beauté assez commune mais épanouie, lui d'un physique plutôt chétif mais au regard vif et intelligent. Or, bientôt l'attention de ces bruyants énergumènes se porta vers la table où ce couple effacé devisait tranquillement. Il est au monde des êtres que leur instinct néfaste pousse invariablement à détruire le bonheur chaque fois qu'ils le trouvent sur leur chemin. L'un des jeunes goujats, le plus "dandy" des trois, se leva et alla inviter la jeune fille à danser. Poliment, celle-ci refusa. Mais l'autre insista... lourdement. Il était passablement éméché: avec ses compagnons, il avait dû faire plusieurs haltes avant d'atterrir ici. L'ami de la jeune fille le pria d'aller porter ses assiduités ailleurs. Le dandy le prit trÈs mal. Plus grand et plus fort que l'autre, il profita de "l'insulte" pour lui décocher une gifle qui faillit le faire tomber de son siège. Il voulut se lever, mais les trois amis du dandy accoururent et le firent rasseoir de force. A présent toute la bande s'assit à la table du couple, ayant raflé des chaises à la ronde, et le dandy de se serrer effrontément contre la jeune fille qui était à présent au bord des larmes.
Soudain, je vis surgir à leurs cotés une silhouette inattendue: l'inconnue dont je ne savais pas encore qu'elle était la comtesse di Mantis. Bien qu'elle fût déjà au centre de mes préoccupations ce soir-là, je ne la vis pas se lever, je ne la vis pas s'approcher, mais soudain elle fut là. Par la suite, j'allais observer qu'elle cultivait, en des moments pareils, l'art étonnant de se déplacer sans qu'on s'en aperçoive.
Je crois que ce fut à ce moment-là que j'entrevis la vérité. Dans sa façon de se tenir, posture à la fois négligée et disponible, les pieds trÈs légÈrement écartés, les bras imperceptiblement ployés, je décelai tout à coup comme une vague menace, inconnaissable mais absolument mortelle.
Au dandy, elle lança quelques mots que je n'entendis point - j'étais assez loin de cette table - mais s'ils voulurent sans doute le ramener à la raison, ils n'eurent que la vertu d'irriter l'énergumène au plus haut point.
"Mêlez-vous de ce qui vous regarde, Madame," crus-je comprendre.
C'est alors que la comtesse agit, et avec une vivacité et une efficacité qui me coupÈrent littéralement le souffle. L'instant d'avant, le garçon se tenait nonchalamment assis sur la chaise qu'il s'était approprié, une main conquérante posée sur la cuisse de la jeune fille en larmes... L'instant d'aprÈs, il était à genoux devant la comtesse, hurlant de douleur, lui demandant grâce de façon pitoyable. Et pourtant, celle-ci n'avait fait que poser sa main gantée sur la sienne, comme pour rendre ses propos plus persuasifs et à présent, toujours aussi détendue, les genoux à peine fléchis, elle ne faisait que lui tenir un seul doigt entre le pouce et l'index de sa main gainée de cuir. Certes, elle le tenait replié vers la paume, ce doigt, mais c'était presque avec douceur, semblait-il, et sans que la moindre violence transparaisse dans son corps. C'était un spectacle stupéfiant. Comment se pouvait-il, me demandai-je, que ce jeune homme à la carrure respectable, ait été si vite réduit à l'état de loque gémissante par cette femme svelte qui ne pouvait peser plus de cinquante kilogrammes.
Puis je vis le visage de la comtesse: il arborait un sourire légèrement supérieur, subtilement cruel. La souffrance du jeune malotru semblait presque lui procurer de la jouissance.
Passé leur stupéfaction première, et devant le supplice prolongé de leur camarade, ses amis voulurent naturellement le secourir. Celui qui était le plus prÈs d'elle tendit la main pour bousculer la femme. Mal lui en prit, car soudain il fut tout ébahi de trouver qu'à la suite d'un étrange moulinet accompli par le bras de la comtesse, son poignet fut devenu le prisonnier d'une délicate aisselle. Puis à son tour il se mit à brailler lorsque son coude se trouva bloqué en porte-à-faux par les doigts nerveux de la comtesse qui se refermÈrent juste au-dessus de l'articulation du bras. Au même instant où ce deuxiÈme agresseur se trouva donc contraint de se dresser sur la pointe des pieds afin d'éviter la désarticulation du coude et aussi, je le comprends mieux aujourd'hui, pour échapper à la pression diabolique exercée par ces doigts d'acier dans leur gaine de cuir sur quelque point vital du systÈme nerveux, au même instant donc où la comtesse fit une deuxième victime, elle imprima une torsion cruelle au doigt du dandy glapissant à ses pieds et levant d'un geste presque délicat le bras qu'elle contrôlait ainsi, elle lui décocha sous l'aisselle un coup de pied en pointe qui me parut, à cette distance, certes assez sec, mais où il ne me sembla pas qu'une femme put mettre beaucoup de force. Cependant, un hurlement atroce attesta aussitôt des connaissances effroyables en anatomie que possédait cette femme, et sa "pichenette" produisit des effets spectaculaires: le corps du garçon se replia sur lui-même comme sous l'effet d'une puissante décharge électrique. Magnanime, sa tortionnaire lâcha enfin le doigt du prisonnier, mais elle ne courut plus aucun risque de riposte: sa victime était hors de combat, et allait rester encore de longues minutes à gémir sur le sol, une main enfouie sous son aisselle meurtrie, suçant de maniÈre pitoyable un doigt qui me parut cassé.
Tout ceci s'était déroulé avec une rapidité extrême, et pourtant quand elle opérait - on ne peut vraiment pas dire d'elle qu'elle "se battait", tant il est vrai que face à ses mouvements, aucune attaque ou riposte n'avait seulement la chance de se développer - jamais la comtesse ne donnait une impression de précipitation, seulement celle d'une science méthodique et gracieuse. C'est pourquoi les désastres qui advenaient systématiquement à ceux qui avaient le malheur suprême d'être ses adversaires paraissaient toujours incompréhensibles aux spectateurs - la comtesse aimait qu'il y ait des spectateurs, elle les recherchait toujours - tant ses gestes semblaient dépourvus de violence. C'est aussi pourquoi être rossé par la comtesse est sans doute l'expérience physique la plus humiliante que puisse connaître un homme doté à un degré raisonnable d'amour propre - et je parle d'expérience, car il m'a été donné - une seule fois, que Dieu soit loué - de goûter à l'indicible douleur et surtout à ce sentiment d'impuissance totale que procure chez celui qui a le malheur de la subir, la science de la comtesse di Mantis.
Mais j'anticipe.
Toute à la contemplation des affres de la douleur qui s'inscrivaient sur le visage contorsionné de sa seconde victime, le coude et le poignet toujours aussi incompréhensiblement captifs - était-il possible me demandai-je, qu'un bras aussi frêle put immobiliser ainsi celui, tellement plus massif, d'un homme de cette taille? - elle ne parut pas voir s'approcher d'elle par derriÈre un troisiÈme larron, certes avec circonspection - il avait pu observer le sort de ses deux camarades - mais avec l'intention manifeste de lui faire le coup du PÈre François, au moyen d'une serviette torsadée qu'il tenait des deux mains.
Ce fut alors que je vis se manifester pour la première fois cet extraordinaire "sixiÈme sens" que possédait la comtesse, et qui ne devait jamais manquer de me paraÎtre comme proprement miraculeux chaque fois que j'en vis la démonstration. Car soudain il y eut - dans le silence descendu sur la salle depuis que la comtesse se produisait dans ses œuvres - une sorte de sifflement, comme d'une baudruche qui se dégonfle, et le troisième cuistre se plia en deux, la serviette glissant au sol, la comtesse, sans même se retourner, lui ayant décoché, au revers, au bas de la cage thoracique, un coup sec du tranchant de la main ouverte. Elle frappait souvent de cette manière insolite, allai-je pouvoir remarquer par la suite, et toujours avec des résultats trÈs disproportionnés à l'apparente force du coup. Profitant de ce que l'adversaire était ainsi accroupi contre sa hanche, la bouche grande ouverte à la recherche de l'oxygène dont ce coup si inattendu venait subitement de le priver, la comtesse lui saisit la nuque de sa main libre... et sa victime parut soudain paralysée: pendant les longues minutes qu'elle le tenait ainsi, comprimant sans doute quelque nerf vital sous les savants doigts fuselés, il ne bougea pas le moindre muscle!
A présent, estimant sans doute que cette femme effrayante ne saurait maÎtriser, malgré ses connaissances mystérieuses, plus de deux adversaires à la fois, le quatrième larron s'élança avec ce qui allait bientôt s'avérer un désastreux excÈs de confiance. Car il compta sans les pieds de la comtesse, ces menus pieds chaussés de souliers à double passant, fins et élégants, mais dont je vis alors les ravages qu'ils pouvaient infliger. J'en vis les ravages, dis-je, mais pas plus que le pauvre récipient, je ne vis partir le coup. J'entendis simplement un bruit mat. Le visage de l'assaillant devint livide comme s'il s'était soudain vidé se son sang. Un gargouillis qui s'était voulu hurlement échappa de sa gorge, puis il s'effondra comme une masse et resta évanoui pendant un bon quart d'heure. Qu'avait-elle bien pu lui faire? Elle n'avait pas même paru le toucher. Un sentiment de profonde inquiétude s'empara de tout mon être: et si j'assistais ici à une manifestation de pouvoirs occultes?
C'est la comtesse elle-même qui allait m'éclaircir à ce propos lorsque, quelque temps après, j'eus l'occasion d'évoquer avec elle cette soirée au bord de la Marne.
"Il existe" me dit-elle doucement, "un nerf au bas du tibia qui commande à l'irrigation sanguine du cerveau. De la pointe de ma chaussure je sais l'atteindre à tout coup, ce qui provoque infailliblement la syncope. Voulez-vous une démonstration?" et elle fit mine de quitter son fauteuil. Comme toujours, je préférai la croire sur parole et comme toujours, j'eus le sentiment qu'elle en éprouva de la déception.
A présent, la comtesse parut se lasser de ce jeu cruel et décida d'en finir avec celui dont elle meurtrissait le coude: elle lâcha prise tout à coup, mais aussitôt son bras ganté se détendit par deux fois tel un cobra noir, et du bout des doigts raidis percuta le jeune homme en un certain point de l'abdomen, puis à la gorge. Il fut secoué par une quinte de toux épouvantable et s'en alla vomir dans un coin, recroquevillé sur sa douleur et son humiliation.
Sans plus faire aucun cas de lui, la comtesse tourna enfin toute son attention vers celui qu'elle tenait toujours accroupi à ses cotés, toujours paralysé par la prise diabolique qu'elle lui infligeait au bas du crâne. Mais au lieu de l'achever au moyen d'un de ses coups dévastateurs dont elle semblait posséder un répertoire inépuisable, elle le fit relever et rapprocha sa figure de la sienne. On eut pu croire qu'elle voulait l'embrasser. Son regard vrilla un long instant le sien, elle lui dit quelques mots. Puis enfin, elle le relâcha. Il était tout à fait calme à présent. La comtesse regagna sa table et appela le garçon abasourdi. Il s'approcha avec précaution.
Je dois avouer que je m'étais mépris entiÈrement sur le sens du comportement de la comtesse envers sa derniÈre victime, tout comme d'ailleurs l'ensemble des témoins de cette scÈne, j'en suis sûr. Ce ne fut que plus tard que j'eus la révélation de ce qui allait alors m'apparaÎtre chez la comtesse comme sans doute l'arme la plus terrifiante de tout son arsenal. Sur le coup, j'avais vite fait de conclure que ce bref échange de regards avait simplement fourni l'occasion de quelques conseils de bonne conduite pour l'avenir, mais en fait cette étonnante femme avait plongé sa victime dans une transe hypnotique!
Dans quel recoin de la planÈte où l'ont mené de nombreux voyages dont attestent les artefacts exotiques qui meublent son hôtel particulier, la comtesse di Mantis a-t-elle appris le secret d'une hypnose que sincÈrement je croyais impossible: la transe presque instantanée, contre laquelle il n'existe aucune parade, même la volonté de résistance la plus féroce? Oui, cette hypnose-là existe bel et bien: une fois que la comtesse a dardé son regard au fond de vos yeux, vous êtes irrésistiblement submergé.
Mais déjà ce soir-là, j'en avais vu et compris assez pour savoir que j'avais affaire à une femme absolument unique. M'étant aperçu qu'elle s'apprêta déjà à quitter les lieux de son exploit, je me dis qu'il me fallut faire vite. Car j'avais résolu de faire la connaissance de cette femme. Non point encore dans l'esprit que vous allez imaginer, cher lecteur, car si effectivement je devais éprouver par la suite envers la comtesse des sentiments on ne peut plus tendres, il ne m'était pas venu à l'esprit alors que je pusse un jour tenir dans mes bras un corps si formidablement entraÎné, une femme si rompue à une science de lutte dont je n'avais pas la première idée: j'avais, en un mot comme en cent, bien trop peur de cette femme pour songer à en faire ma maÎtresse. Et pourtant, elle me fascinait aussi, cette femme délicate, si loin de l'idée qu'on peut se faire de la virago. Bref, c'était un caractère. Et il me fallut à tout prix la connaÎtre.
Je la rattrapai sur le seuil de l'établissement et je me présentai, tout simplement, avec je crois une dignité à laquelle elle fut sensible. Car avec tout autant de simplicité, la comtesse me pria de prendre le thé chez elle le jeudi suivant.
Cette invitation, à laquelle je n'aurais osé croire lorsque j'entrepris ma démarche hardie, était un privilège bien plus grand que je ne pouvais alors le savoir. Car la comtesse ne portait que peu d'intérêt aux hommes. Elle m'affirmera à plusieurs reprises être lesbienne, mais je ne le crus jamais tout à fait. Inutile de dire, je n'en laissais cependant rien apparaÎtre: même dans les circonstances les plus mondaines, ceux qui savaient qui elle était se gardaient bien de contrarier la comtesse. Certes, elle recevait de nombreuses amies - et aussi quelques amis quand même - dans son hôtel de Neuilly. Mais jamais entre l'une d'elles et la comtesse, je ne vis la moindre indice d'une affection physique. Aujourd'hui encore je continue de penser qu'avec les femmes non plus elle n'avait que de rares rapports intimes et que ses vrais plaisirs étaient d'un ordre plus secret, plus solitaire.
*
* *
Ce fut la vieille gouvernante orientale, recueillie sans doute au cours d'un de ses voyages par la comtesse, qui vint m'ouvrir lorsque pour la premiÈre fois je sonnai à la porte laquée noire, au... combien déjà? de la rue Perronet.
"Madame au sous-sol" me fit-elle sÈchement de sa voix éraillée, presque méchante, et m'indiquant une porte étroite m'invita d'un geste à descendre.
Dans le petit escalier en colimaçon, une odeur caractéristique m'assaillit les narines, mélange indéfinissable de sueur et d'encens. Je débouchai soudain dans une petite salle de gymnastique, dont les quatre murs étaient garnis de grands miroirs au tain parfait. La salle était fortement éclairée. Passé un instant d'éblouissement, je vis que la comtesse se tenait au milieu de la Pièce... sur la tête.
Elle portait une tenue de gymnastique qui moulait ses formes un peu osseuses - un justaucorps en laine bleu pâle qui allait de la gorge aux chevilles, avec pour seul ornement un foulard blanc noué à la aille, assorti à de souples chaussons de danse, également blancs. Ce fut là que je vis pour la premiÈre fois les cheveux coupés en garçonne et put moi-même me rassurer en fin de compte avec l'idée que j'avais affaire à quelque inaccessible lesbienne.
"Asseyez-vous, cher Monsieur, vous êtes en avance de quelques minutes et pour moi c'est l'heure du yoga."
Je n'avais qu'une trÈs lointaine notion de ce qu'était le yoga - si ce n'est que cela nous est venu des Indes; était-ce là le secret des formidables pouvoirs de cette femme? Je marmonnai quelques excuses embarrassées (le fait est que ma montre s'était déréglée à mon insu... et que j'ai horreur d'être en avance) et pris place sur un divan qui se trouvait là.
Dans l'ignorance où j'étais quant au protocole afférant à une séance de yoga, je me tus. Mais au bout de quelques instants, ce fut la comtesse qui me mit à l'aise:
"Vous pouvez parler," me dit-elle, toujours les jambes droites, nerveuses, tendues vers le plafond.
Même la tête en bas, la conversation mondaine de la comtesse était d'une qualité exceptionnelle. Qu'il s'agisse de littérature contemporaine - elle semblait lire couramment plusieurs langues et m'entretint de Joyce, de Pirandello et de Virginia Woolf alors que je n'en avais encore jamais entendu parler - ou de sport - elle attachait beaucoup d'importance à l'introduction de disciplines féminines aux derniers jeux olympiques - il n'y eut guère de matière où elle n'était tout à fait à son aise. Elle était également trÈs au fait de la politique et semblait nourrir des idées fort avancées, s'inquiétant de l'ascension de Mussolini, des conséquences des folies monétaires allemandes, et montra envers la jeune expérience bolchevique une complaisance qui m'étonna. Pour le Cartel des Gauches, par contre, elle n'avait que sarcasmes.
Notre entretien se déroula en deux temps. La séance de yoga terminée, elle passa un peignoir de soie blanche et nous remontâmes au salon, où la gouvernante nous servit un thé raffiné. Au passage, la comtesse s'était saisie d'une feuille de papier epais, à l'aspect exotique, et pendant toute la suite de notre entretien, l'ayant froissée en boule, elle n'arrêta pas de la triturer entre ses doigts finement musclés. Il me vint subitement à l'esprit qu'elle entretenait ainsi la force étonnante que j'avais vu se déployer quelques jours plus tôt, mais ce jour-là, je n'ai pas osé aborder ce sujet qui pourtant me tenait à cœur.
En prenant congé, la comtesse eut la bonté de me tendre une invitation: elle organisait une soirée pour le début du mois suivant et elle serait heureuse, me disait-elle, si je voulais bien être de ses invités. Je me sentis profondément ému d'avoir su plaire à une personne aussi exceptionnelle que la comtesse di Mantis.
Chapitre II
Lorsque pour la deuxième fois je sonnai à la porte vitrée de la rue Perronet, j'avais pris soin d'arriver avec une bonne demi-heure de retard. La gouvernante - habillée à la chinoise: pantalon et jaquette de soie brodée - et dont je me rendis compte que malgré son âge, elle était encore fort belle... et fort souple du corps - m'introduisit dans un salon immense, où se trouvaient déjà une dizaine d'invités en tenue de soirée.
Je cherchai des yeux la comtesse et je la vis, resplendissante dans un long fourreau en lamé d'argent et un haut turban de la même étoffe. Elle devisait en compagnie de deux jeunes femmes fort joliment tournées, mais dès qu'elle m'eut aperçu, elle me fit signe de m'approcher. Le baisemain que je lui fit dut paraÎtre quelque peu cérémonieux - ou bien trop chaleureux? - aux yeux de ses deux compagnes, car celles-ci ne purent s'empêcher de pouffer de rire - fort gracieusement, du reste. J'appris bientôt que c'étaient des Américaines... ce qui expliquait peut-être leur réaction intempestive devant un spectacle qui devait leur sembler trÈs "vieux monde."
La comtesse me prit en main, me traita un peu en invité d'honneur - ce qui réveilla en moi des sentiments délicieux, je l'avoue bien volontiers - me faisant faire le tour du salon comme si j'avais été un vieil ami enfin retrouvé aprÈs de longues années d'absence. Cette attitude me combla secrètement, d'autant plus que je sentis qu'elle était motivée par le fait d'avoir été témoin de son exploit aux bords de la Marne... puisqu'en fait rien d'autre ne nous liait à ce moment-là. Mais en même temps, j'eus le sentiment intime qu'il ne s'agissait là que d'un jeu, que la comtesse avait en fait autre chose en tête et qui ne me concernait en rien.
Et en effet, au bout de quelques instants, elle m'abandonna auprÈs du buffet entre les mains d'une des Américaines - qui portait le délicieux prénom de Zoé - et disparut par une porte au fond du salon bras dessus bras dessous avec la compatriote de celle-ci.
Tout en échangeant des banalités avec la jeune femme, j'inspectai du coin de l'œil les autres invités. les femmes, constatai-je, étaient en nette majorité. Nous n'étions que cinq hommes en tout et pour tout - car il semblait bien que j'étais le dernier invité qu'on attendait. Mais ce qui m'intriguait chez mes "semblables", bien plus que leur petit nombre, c'était leur comportement. Ils ne parlaient à personne, ni entre eux, ni aux femmes, et celles-ci semblaient se tenir délibérément à l'écart des mâles. D'ailleurs, à les examiner de plus prÈs, il me semblait que ceux-ci n'étaient guère à leur place dans ce salon: alors que toutes ces dames et ces demoiselles étaient manifestement du meilleur monde, comme on dit, ces hommes, malgré leur habit impeccable, avaient le faciÈs plébéien.
Ce n'est pas que je sois snob, je crois même pratiquer, tout à fait spontanément et sans affectation aucune, une salutaire indifférence à l'égard des barriÈres de classe. Je me sens aussi à l'aise dans un salon du seiziÈme arrondissement que dans un bar de Pigalle - c'est pourquoi la comtesse a bien voulu, par la suite, m'accorder l'insigne privilÈge de... Mais je me laisse aller encore à des anticipations. Toujours est-il que je n'aurais en aucun cas voulu rencontrer l'un de ces hommes là nuit au coin d'un bois.
J'en étais là de mes réflexions quand la comtesse revint. Mon cœur, je l'avoue, s'accéléra quelque peu, car j'espérai qu'elle allait de nouveau m'accorder ses attentions. Mais non: elle se dirigea vers le fauteuil où était assis l'un des susdits invités et lui posa la main sur l'épaule. Il semble se raidir tout d'un coup. Elle lui dit quelques mots. Il se leva et elle l'accompagna vers la sortie du fond. Je m'aperçus que mon interlocutrice, tout en grignotant un délicieux pâté en croûte, suivit des yeux ce manÈge tout comme moi et avec, sentis-je, une semblable angoisse. Je trouvai ces comportements un peu étranges, mais en dehors de Zoé, qui parut d'ailleurs plus vexée qu'étonnée, j'avais l'impression d'être seul dans mon cas, et je résolus de ne plus me soucier de ce qui décidément ne me regardait pas. AprÈs tous, je connaissais à peine la comtesse.
La soirée se prolongea.
Je liai conversation avec une dame de mon âge qui était, ma foi, d'aspect fort agréable, et dont la conversation était autrement spirituelle que celle de Zoé. Mais au bout d'une demi-heure, la comtesse n'étant toujours pas revenue, je me sentais de plus en plus distrait. Car, il faut dire les choses telles qu'elles sont: j'étais là pour elle.
Certes, je ne m'étais pas encore résolu à faire le cour à cette redoutable personne, mais enfin je n'en étais pas loin. Car la comtesse, depuis cette mémorable soirée sur les bords de la Marne, me fascinait tout à fait, je n'arrivai pas à me la sortir de l’esprit.
Sans y prendre garde, j'avais avalé force coupes de Champagne et outre que la tête me tournait un peu, je ressentais le besoin de me rendre aux cabinets. Je m'excusai auprès de ma nouvelle interlocutrice et me dirigeant vers la porte du fond, celle-là même par laquelle s'était éclipsée la comtesse et ses deux hôtes apparemment si privilégiés, je me retrouvai dans un couloir faiblement éclairé.
Pour quelle raison m’étais-je abstenu de demander à la gouvernante qui tenait le buffet le chemin des W.C., évitant ainsi d'errer à l'aveuglette dans des couloirs ma foi trÈs étendus? Mais n'avais-je pas justement le désir secret de trouver un prétexte pour y errer, dans ces couloirs? N'avais-je pas l'espoir de tomber sur la comtesse, d'avoir quelques minutes en tête-à-tête avec elle? Ou bien, était-ce la simple, l'inavouable curiosité de savoir ce qu'elle pouvait bien faire "dans les coulisses", alors qu'une dizaine d'invités se trouvaient dans son salon, avec deux seulement d'entre eux? Mais j'évitais soigneusement de me poser toutes ces questions et me consacrais bien innocemment à ma quête, parfaitement légitime aprÈs tout, du "petit coin".
J'ouvris au hasard quelques portes prometteuses, mais sans trouver ce qu'en principe je cherchais. Enfin, dans le noir derriÈre une derniÈre porte, un léger parfum de désinfectant m'apprit que j'avais trouvé. J'actionnai un interrupteur et fis ce pour quoi j'étais venu.
Puis je tendis la main pour actionner la chasse d'eau, mais mon geste resta suspendu, car je venais d'entendre, faible mais distincte, la voix de la comtesse: "... la paralysie du bras" furent les mots que je croyais entendre.
Mon sang ne fit qu'un tour.
Refusant d'écouter en moi la voix qui disait "Maxime, vieux sot! Amoureux à ton âge!" j'appuyai sur la chasse d'eau au bruit feutré et je sortis des cabinets.
Prêtant à nouveau l'oreille, j'entendis à présent une voix charmante, à l'accent américain.
"Comme ça?"
"Plus à fond," dit la comtesse.
Puis il y eut comme un soupir, et une voix masculine, rauque et étrangement monocorde, articula ces mots insolites: "Touché, Madame."
Il y avait, tout à coté des cabinets que je venais de quitter, une porte étroite, à moitié entrebaîllée. Je la poussai avec précaution et découvris un escalier en colimaçon, tout semblable à celui que j'avais emprunté lors de ma premiÈre visite en ces lieux. Incapable de résister à l'élan puissant de ma curiosité, je m'y élançai.
A mesure que je descendais, le murmure de la scène étrange qui se déroulait quelque part en bas se rapprochait de mes oreilles.
"Maintenant ici, à la base du cou... Non, de l'extrémité
du pouce."
La comtesse donnait-elle une leçon à cette heure? Communiquait-elle son savoir effrayant à cette jeune
Américaine?
Je débouchai de l'escalier dans une petite piÈce qui baignait dans la pénombre mais qu'éclairait à contre-jour une sorte de baie vitrée qui en occupait toute l'extrémité. Quelle ne fut pas ma surprise de constater que derriÈre cette baie se trouvait la petite salle de gymnastique où j'avais découvert la comtesse lors de ma premiÈre visite. En face de moi se trouva le divan où je m'étais assis en attendant que la maîtresse des céans eut terminé ses exercices de yoga. Et pourtant, je n'avais vu aucune baie en face de moi, seulement une grande glace, telle qu'il s'en trouve dans les studios de danse.
Tout d'un coup, la vérité m'apparut: je me trouvai derriÈre un miroir truqué, tel qu'on en rencontre dans certaines maisons closes à l'intention des voyeurs désireux d'observer discrÈtement des ébats amoureux.
Résolu désormais à tirer profit de l'impunité de ma position, je portai toute mon attention sur la scÈne qui se déroulait devant mes yeux.
La comtesse se tenait debout devant le divan et derrière l'homme et l'Américaine, qui se faisaient face. La jeune femme portait une sorte de pyjama d'intérieur en soie blanche, ajusté à la taille et s'évasant vers le bas sur des chaussons de gymnastique, également blancs. Ses cheveux mi-longs étaient retenus par un bandeau.
Quant à l'homme, il était entièrement nu.
"Attaque" dit la comtesse d'une voix sèche.
L'homme tendit les deux mains et serra fortement le cou de la jeune Américaine. Celle-ci fit une grimace de douleur, tout en posant la main droite sur l'épaule de son vis-à-vis, à la base du cou. De son pouce elle sembla tâter un instant, puis l'enfonça profondément. Un léger spasme secoua le corps de l'homme qui poussa un sourd gémissement, tandis que ses deux bras retombÈrent, flasques, impuissants, et qu'il dit, de cette même voix caverneuse: "Touché, Madame. "
La comtesse sourit. "Très bien, Janet, vous avez d'excellentes aptitudes. Encore une technique et nous en aurons terminé pour ce soir."
Elle tendit la main et toucha l'homme sous le nombril: "Ici, le gras du ventre... Vous pincez entre le pouce et l'articulation de l'index." Elle prit la main de la jeune femme et lui indiqua la position des doigts.
Celle-ci pinça l'endroit désigné. "Plus bas," corrigea la comtesse.
Cette fois-ci, j'entendis à nouveau cet étrange soupir et l'homme se pencha en avant par réflèxe.
"Touché..." commença-t-il par dire, mais Janet eut un petit rire cruel et presque instinctivement lui décocha un formidable coup de genou en plein visage.
L'homme tomba à genoux, et je vis que son nez saignait abondamment.
La comtesse claqua la langue. "Retenez-vous, mon amie, celui-ci peut encore servir."
Elle sortit de sa manche argentée un mouchoir et se mit à essuyer le sang qui coulait sur le menton de l'homme.
"Allez vous rafraÎchir, Janet. Je vous retrouverais là-haut." La jeune fille fit une moue déçue - j'ai senti qu'elle aurait voulu s'exercer encore sur ce corps sans défense - et s'éloigna vers la porte des douches.
La comtesse prodigua encore quelques soins à l'homme - d'une pression savante à la racine du nez, elle arrêta l'hémorragie. Puis elle lui dit: "LÈve-toi, viens..." Et elle le mena jusqu'au divan, sur lequel elle le fit s'étendre. Puis, elle se pencha sur lui et d'une voix douce mais impérieuse lui dit: "A présent, tu vas dormir, je le veux. Et les yeux de l'homme, couché sur le dos, se fermèrent aussitôt. Et à sa respiration, je compris qu'il dormait tout à fait.
C'est alors seulement que je compris aussi l'étrange comportement de cet homme si passif devant les tourmentes que lui avait infligé la jeune disciple de la comtesse: il était plongé dans une transe hypnotique! J'avais surpris "l'autre pouvoir" de la comtesse!
Soudain, je pris peur. Il ne fallait pas qu'on s'aperçoive de mon absence. Ce que j'avais vu là n'était pas pour tous les yeux, il ne fallait absolument pas que la comtesse, la terrible comtesse sache que je m'étais aventuré jusqu'ici.
Car, réfléchissais-je en gravissant aussi silencieusement que je le pus les marches du petit escalier, si j'avais vu juste, tous ces hommes là-haut étaient pareillement hypnotisés. Parmi les invités masculins, j'étais bien le seul à avoir toute ma tête!
Émouvant privilège, certes, mais inquiétant aussi. Que voulait-elle donc de moi, la comtesse Clara di Mantis?
J'allais bientôt avoir un début de réponse à cette question angoissée. Car, quelques minutes aprÈs que j'eusse regagné le buffet et pris un whisky pour me donner une contenance - et calmer mes nerfs quelque peu ébranlés par l'étrange, le troublant spectacle dont j'avais été le témoin indiscret - la comtesse fit sa réapparition au salon. Personne ne sembla avoir seulement remarqué son absence. "Elles sont toutes dans le coup," me dis-je à part moi.
Et voilà que la maîtresse de maison se dirigea droit vers moi. Une panique indescriptible s'empara de mon esprit: est-ce qu'elle savait? Peut-être avait-elle une façon de voir à travers le miroir dans l'autre sens? Ou bien, peut-être la vieille gouvernante m'avait-elle espionné à mon tour?
Mais non. La comtesse était venu me tendre une nouvelle invitation: l'accompagner lors d'une "mission" - ce fut le mot qu'elle employa mais dont le sens exact m'échappa sur le moment - qu'elle devait accomplir à la fin de la semaine suivante.
Naturellement, j'acquiesça de suite, en essayant de cacher le mélange de soulagement et d'excitation juvénile qui envahit mon âme.
La comtesse se détourna alors et ne m'adressa plus la parole de toute la soirée.
Je demeurai mystifié, mais une étrange chaleur me pénétra tout entier.
Et ce n'était pas le whisky.
Chapitre III
La comtesse m'avait fixé rendez-vous sur le trottoir devant l'immeuble que j'habitais à cette époque dans la partie haute du Boulevard Malesherbes. Jamais, d'ailleurs, la comtesse n'en a franchi le seuil. Comme j'allai le comprendre par la suite, elle ne quittai guère l'hôtel de la rue Perronet que pour ses "missions" hebdomadaires, et une fois lancée sur l'une de celles-ci, son élan était tel qu'il lui était insupportable de s'arrêter en route plus que quelques secondes, poussée qu'elle était "par ses démons" comme elle se plaisait à le dire.
Donc, à l'heure dite - la comtesse n'était jamais en retard - l'énorme Bugatti qu'elle pilotait avec une aisance et une audace qui me faisait parfois frémir sur mon siÈge, vint se ranger contre le trottoir où j'attendais depuis une minute à peine, une Muratti à la bouche.
"Jetez cela, s'il vous plaÎt, Maxime," me dit-elle lorsque j'ouvris la portiÈre. Je m'exécutai derechef, jurant à part moi de renoncer sur le champ à cette sale habitude, tant la comtesse avait déjà sur moi de l'emprise, une emprise dont j'étais encore loin, d'ailleurs, de mesurer toute la puissance.
Pourtant, lorsque j'étais installé à ses cotés sur la moelleuse banquette, et qu'elle engageait déjà la machinerie puissante, la comtesse sembla presque vouloir s'excuser de sa brusquerie.
"C'est que ce cuir absorbe très facilement les odeurs," dit-elle.
Mais j'avais remarqué, lors de cette premiÈre soirée, rue Perronet, que j'étais seul à fumer, de temps en temps, une cigarette. Était-ce donc que la comtesse tenait encore à amortir à mon égard l'impact de sa volonté de fer? J'en étais ému... et perplexe.
Remis en confiance par ces quelques réflexions, je donnai libre cours à ma curiosité: "Où allons-nous donc?"
"Rendre visite à une vieille connaissance," fut la laconique réponse.
Ce fut la première fois que la comtesse m'était paru aussi tendue. Elle ne desserra plus les dents jusqu'à ce que nous fumes à destination.
Du coin de l'œil, je l'examinai. Elle était habillée plus sobrement que lors de nos précédentes rencontres: manteau noir au col strict, gants d'équitation moulant ses doigts nerveux et tenus au poignet par une mince laniÈre retenue par une boucle argentée. Ses pieds étaient chaussées de bottines montantes en chevreau noir, fines et chics mais un tantinet démodées, me disais-je.
Nous étions parvenus à la place Blanche. Avec maestria, la comtesse gara l'énorme voiture au bas de la rue Lepic - dans un espace qui m'avait paru bien exigü, d'ailleurs, mais c'était méconnaÎtre l'extraordinaire adresse de ma compagne au volant. Nous mÎmes pied à terre et gravÎmes en silence la rue en pente.
Notre destination était un bar infâme où jamais au grand jamais je n'eus songé de mon propre chef à seulement mettre les pieds. La comtesse poussa la porte vitrée d'une propreté douteuse et pénétra dans l'établissement comme si elle y était chez elle. Et en effet, je vis aussitôt qu'elle n'y était pas inconnue, qu'elle n'y était pas très aimée... mais qu'elle était trÈs respectée. Rien qu'à voir la consternation feutrée qui se lisait sur ces visages qui se tournaient vers nous, je sus qu'ici on savait qui était la comtesse et de quoi elle était capable. Je vous avouerai qu'en cet instant je ressentis comme une pointe d'orgueil d'être le chevalier servant d'une telle femme en ce lieu où ses pouvoirs étaient reconnus.
DÈs que nous fûmes attablés, un garçon trop obséquieux pour mon goût s'empressa. Les regards qui s'étaient fixés sur nous dès la porte franchie s'étaient tous détournés à présent. On faisait semblant de ne plus nous voir. Mon Naïf orgueil céda vite la place à un certain malaise. Si la comtesse s'en aperçut, elle n'en laissa rien apparaÎtre.
Au contraire, elle se mit tout à coup à m'abreuver de propos si banals que j'en fus quelque peu estomaqué. Puis je me dis que peut-être elle cherchait à se donner le change à elle-même, que la mission qu'elle s'était confiée ce soir-là était d'un grand sérieux, qu'elle comportait même peut-être quelques risques, et que mon élégante compagne évitait sciemment d'y trop penser.
L'estaminet où nous nous trouvions était typiquement un "bar à putains." Ces dames s'y étalaient en grand nombre, et l'on distinguait aussi, de-ci de-là, quelques-uns de "ces messieurs". Mais il était manifeste que l'individu qui intéressait la comtesse ce soir-là ne se trouvait pas encore parmi eux.
Ce ne fut qu'une heure plus tard, après que nous eussions ingurgité plusieurs cocktails d'une composition qui m'était inconnue mais qui ma foi se laissaient boire bien facilement - mon malaise s'était vite dissipé dans les vapeurs de l'alcool - que l'homme entra.
Je compris tout de suite que c'était lui à la façon dont la comtesse se dressa soudain sur son siège, se croisant, puis se décroisant les jambes, et à la façon dont son regard se concentra. C'était un homme à la carrure impressionnante, d'une quarantaine d'années, et dont les manières vulgairement "grand seigneur" me déplurent tout de suite, même dans ce lieu où les mœurs étaient généralement frustes, pour le moins. Il traversait la salle, comme si tous et toutes lui étaient redevables de leur existence même. Il était d'ailleurs évident que tous et toutes le craignaient et, donc, selon les codes de leur milieu, le "respectaient."
Alors qu'il s'avança vers le bar, son regard rencontra celui de la comtesse. L'espace d'un instant, leurs yeux se défièrent. Je crus que le colosse allait parler, mais en fin de compte il se tut et se dirigea vers le zinc. Mais j'avais été frappé par la lueur que j'avais vu dans les yeux du maquereau, bizarre mélange de haine et de crainte.
Un homme au visage de rat quitta précipitamment son tabouret et le nouveau venu y posa son arriÈre-train sans même un regard pour celui qui s'était ainsi effacé. Le barman lui servit aussitôt un double whisky sans que le colosse ne lui dise mot.
Le maquereau but une gorgée, puis tourna lentement son regard vers la salle et se mit à inspecter l'assistance. Je ne le quittai pas des yeux, car le fait est qu'il en imposa. Du coin de l'œil, je vis que la comtesse non plus ne manqua aucun de ses mouvements.
Au bout de quelques longues secondes, le regard de l'homme tomba sur une péripatéticienne oxygénée, à la beauté quelque peu émaciée, qui cherchait à se faire toute petite derriÈre ses camarades de travail. L'homme sauta prestement de son tabouret et se précipita. La petite blonde leva instinctivement le bras, comme pour prévenir des coups auxquels elle ne devait être que trop habituée.
"Mais qu'est-ce que tu f... là?" demanda le mâle sotto voce, manifestement trÈs en colÈre.
"C'étaient des saligauds, Marcel!! Je me suis tirée! Ils me demandaient des trucs trop dégueulasses!" La voix était geignarde, pitoyable, mais d'une sincérité déchirante.
Le dénommé Marcel, cependant, n'était pas homme à se laisser amadouer. Donnant aussitôt libre cours à une violence qui devait être chez lui une seconde nature, il se saisit des cheveux de la jeune femme et, l'obligeant à se lever, lui décocha une gifle d'une violence telle qu'elle en perdit l'équilibre et s'affala aux pieds du monstre. Imbu de son "bon droit", l'affreux maquereau décocha dans les cotes de la prostituée un coup de pied qui la fit hurler de douleur.
L'assistance ne s'émut guÈre d'une scÈne qui me parut, quant à moi, d'une violence insupportable. Pourquoi aucun des hommes présents ne s'avisa-t-il pas d'intervenir? Avait-on si peur de cet individu? Assistions-nous là à un spectacle si banal en ce lieu qu'il n'était plus à même d'émouvoir quiconque? Ou bien alors, ces messieurs prenaient-ils un coupable plaisir devant cet étalage de violence? Un deuxiÈme coup de pied atteignit le corps qui gisait sans défense au sol, et un nouvel hurlement me déchira les oreilles. Hors de moi, je fis mine de me lever... mais je sentis comme une ombre glisser devant moi: la comtesse était déjà à pied d'œuvre. Je me rassis: elle était infiniment mieux à même que moi de mettre bon ordre dans une situation devenue absolument odieuse.
Avec la prestesse dont je la savais coutumière, la comtesse se trouva dans le dos de l'ignoble individu. Et soudain, la posture de celui-ci se modifia du tout au tout: les bras s'écartÈrent du corps, telle une marionnette disloquée dont les fils seraient tenus par un enfant maladroit. En même temps, il poussa un cri strident, presque féminin. C'est que d'une part, la main droite si finement gantée de la comtesse venait de se plaquer sur les yeux de l'homme, le privant momentanément de la vue, tirant sa tête brusquement en arrière, tandis que deux doigts de sa main gauche s'enfoncÈrent dans un endroit savamment choisi au centre de la colonne vertébrale.
"Chatouilleux, mon bonhomme?" persifla-t-elle à l'oreille du colosse qu'elle ridiculisa ainsi. Puis elle lui décocha de la pointe de sa bottine un coup de pied presque délicat au creux de l'articulation de la jambe gauche, ce qui eut pour effet de faire ployer subitement son genou. Le monstre bascula en arriÈre, perdit l'équilibre et dut s'accrocher à une table pour ne pas tomber. Mais la comtesse, et cela m'étonna, ne poursuivit point son avantage mais lâcha sa prise diabolique et recula d'un pas. Quelques filles étouffÈrent le rire nerveux qui leur monta aux lÈvres.
Marcel se retourna vivement pour faire face à sa tourmenteuse, tout en déversant un torrent d'injures. La comtesse le toisa, le corps légèrement ployé vers l'avant, les mains tendues le long du corps. Le visage de l'homme se voulut inquiétant - et je dois dire que pour ma part il m'inquiétait: "Toi, la vioque, je t'avais prévenue! Fallait pas t'aviser d'essayer tes petits tours avec moi! J'suis pas comme les autres lavettes qui traÎnent leurs savates ici, t'entends?" Il glissa la main à l'intérieur de son veston et en retira un rasoir droit qu'il déploya d'un geste familier.
"Là, tu m'as pris en traÎtre, mais crois pas que tu vas pouvoir recommencer... Je vais te marquer, salope, tu viendra plus nous emm... ici!"
Je ne saurais cacher que j'eus alors trÈs peur pour la comtesse, et que de nouveau je fis mine de me lever: mes instincts masculins - ne sommes-nous pas les protecteurs naturels du beau sexe? - m'intimant l'ordre d'intervenir sur le champ, quelles que dussent en être les conséquences. Mais la comtesse, sans même se retourner vers moi, dut sentir mon geste inconsidéré, et d'un mouvement de la main presque imperceptible, me fit rasseoir une deuxième fois.
Le maquereau s'avança lentement vers cette femme svelte et élégante, tenant le rasoir ouvert d'une façon qui me sembla attester d'une science effrayante des combats de rue. La comtesse l'attendit de pied ferme, les jambes légÈrement écartés, les bras ballants, un petit sourire supérieur sur les lèvres. Lorsqu'il fut à un mÈtre de son adversaire l'homme se fendit soudain: le rasoir fila vers le beau visage de la comtesse à une vitesse terrifiante. Je ne pus retenir un cri d'horreur.
Mais si vif, si puissant fut le mouvement de l'homme, son arme ne rencontra que le vide. D'un geste presque délicat, la main brusquement levée de la comtesse l'avait fait savamment dévier par-dessus son épaule. En même temps, cette main ouverte se referma sur le gros poignet; virevoltant comme une danseuse étoile, la comtesse se pencha vivement vers la table où j'étais assis. Cette fois, je me suis levé précipitamment et me suis écarté d'un bond, car à ma grande stupéfaction - mais qui n'était rien à coté de celle qui se lisait sur le visage de son "patient" - le maquereau s'envola dans les airs, passant par-dessus les minces épaules de la femme comme s'il ne pesait pas plus lourd qu'une plume, pour atterrer lourdement sur le guéridon où j'avais été assis l'instant d'avant. La table se brisa sous le choc et le colosse se retrouva à terre, gémissant de rage et de douleur, maudissant son adversaire et lui promettant toujours les pires représailles, malgré la situation peu brillante qui était désormais la sienne.
Il tenait encore en main le redoutable rasoir, mais la comtesse, qui maintenait toujours la prise de poignet qui lui avait permis de faire accomplir à son ennemi la spectaculaire culbute que nous venions de voir, sans départir de son calme olympien, appuya fortement l'articulation de l'autre pouce en un certain endroit du dos de la main prisonnière: les doigts de celle-ci s'ouvrirent spasmodiquement, comme par magie, laissant échapper l'arme effroyable qui tomba sur le sol, désormais inoffensif. Puis, imprimant des deux mains une savante torsion au poignet captif, la comtesse obligea, je ne compris pas vraiment, le colosse hurlant à se rouler sur le ventre, apparemment pour éviter la rupture des tendons sous l'effet de levier de la prise diabolique. Puis, avec une souplesse d'acrobate, la comtesse exécuta une manœuvre qui m'émerveilla tout à fait: enveloppant le bras captif de sa jambe gainée de soie blanche et chatoyante, elle s'accroupit brusquement tout contre les cotes de l'homme prostré, de sorte que ce bras se trouva désormais douloureusement replié dans le dos de l'homme vaincu, maintenu puissamment entre la cuisse et le mollet gracieux. Le dénommé Marcel semblait désormais complÈtement paralysé par la douleur que lui infligeait le faible poids, savamment appliquée, de cette femme si experte. Et a présent la comtesse avait les deux mains libres.
"Jamais plus tu ne donneras de coups de pied à personne," dit-elle dans un souffle qui pourtant résonna dans toute la salle, car il régnait à présent un silence absolu, chacun semblant retenir son haleine.
Elle se pencha d'un mouvement souple sur la jambe droite de sa victime: relevant brutalement la cheville, elle la coinça sous son aisselle, puis les deux mains gantées de cuir brun, telles les griffes d'un oiseau de proie, fondirent sur l'articulation de la jambe pour se livrer à quelques manipulations d'une grande précision: l'une se referma d'une certaine façon sur la rotule, tandis que les doigts de l'autre semblèrent fouiller parmi les tendons au creux du genou. Puis soudain elle imprima une brusque torsion à la jambe captive et l'homme poussa un hurlement inhumain. Elle le relâcha aussitôt, se releva et resta quelques secondes à le contempler qui se tortilla sur le sol. Je compris tout à coup que plus jamais cet homme ne marcherait, que ce que venait de lui faire la comtesse l'avait estropié à vie - et ce fut bien ce que me confirmera la comtesse elle-même quelques heures plus tard, avec un sang-froid effrayant.
Nous réglâmes nos consommations et nous nous en allâmes dans un silence glacial, qu'interrompit seulement les gémissements du maquereau puni, qui se tordit encore sur le sol, sans que personne pour l'instant ne songeât à lui porter secours.
*
* *
Ce soir-là, j'eus l'impression d'avoir vu les limites extrêmes de la cruauté de la comtesse, ainsi que de sa science.
Je me trompai du tout au tout. Car au cours des mois qui suivirent, j'ai compris que dans la lutte implacable qu'elle menait, en solitaire certes, mais avec une redoutable efficacité, contre tous ceux qu'elle considérait comme ses ennemis mortels - les maquereaux, les violeurs, les maris brutaux et tous les autres hommes qui maltraitent les femmes, elle pratiquait la peine du talion.
Ce que j'avais vu n'était que le degré de violence qu'elle estimait pouvoir se permettre en public. Mais moi qui allais devenir son spectateur privilégié pendant ces mois étranges, je vis des choses bien plus effroyables.
Un soir, rue de Lappe, elle invita un homme à danser. A un moment donné, elle se pencha pour lui parler à l'oreille. Soudain, il sembla vouloir s'écarter d'elle mais je la vis passer la main sur ses épaules et sa résistance cessa aussitôt. Puis elle l'entraÎna vers la sortie, le tenant toujours par la nuque. Pour le témoin distrait dans la pénombre du dancing, c'était un couple d'amoureux enlacés qui cherchait un coin à l'abri des regards indiscrets. Mais pour ma part, j'étais persuadé que cet homme ne suivit pas la comtesse de son plein gré. Intrigué de connaÎtre la suite des évÈnements, je leur emboÎtais le pas. Et dans une allée déserte, je vis l'effrayante femme plaquer au sol l'individu d'un mouvement savant de ses jambes élégantes, puis le déculotter à moitié d'un geste rapide. S'asseyant ensuite sur ses jambes repliées selon une technique imparable, elle l'immobilisa sur le ventre, tira du sac qu'elle portait en bandouliÈre un long instrument de bois et lui fit délicatement subir... le supplice du pal!
On entendit encore ses hurlements depuis la Bugatti, qui s'éloignait rapidement de la scÈne de ce qui me parut alors le suprême outrage que put subir un homme.
"C'est un violeur notoire mais impuni," laissa tomber la comtesse. "Il n'en mourra pas, mais il en a pour quelques mois de convalescence. Et il a eu un petit accident de la prostate qui lui rendra désormais l'acte sexuel très douloureux. Je doute fort qu'il poursuive sa vocation."
Mais là où je commençai à me poser des questions très sérieuses concernant mon amitié pour la comtesse - et pourtant c'était déjà, hélas, bien plus que de l'amitié - ce fut ce soir d'hiver où je la vis tuer de ses mains.
Elle avait rangé la Bugatti le long d'un trottoir du quartier de la Muette. Mais nous ne descendÎmes point et la comtesse, chose absolument étonnante de sa part, me demanda une cigarette! Je sentis que les circonstances étaient exceptionnelles et je ne me trompai point.
Nous attendÎmes ainsi plus d'une demi-heure et la comtesse eut le temps de me demander une deuxiÈme Muratti, mais qu'elle écrasa aussitôt allumée, car un taxi venait de s'arrêter presque à nos cotés. Un homme en descendit et régla sa course. Il avait l'air d'un bourgeois prospÈre, ce qui dans le quartier où nous nous trouvions n'avait rien pour surprendre. Le taxi repartit et l'homme s'avança vers une porte cochère. La comtesse s'extirpa prestement de la voiture et l'interpella. Il se retourna, intrigué. A la lumière du bec de gaz, il vit une femme habillée d'une façon qui dut lui paraÎtre fort provocante. La jupe était aussi courte que la mode très libérale du jour le permettait, les bas de soie blanche brillaient au-dessus des bottines basses qui collaient à la cheville. Crut-il à l'approche d'une prostituée? Ce n'est pas impossible. Toujours est-il qu'il revint vers la femme qui l'attendait, les mains sur les hanches. Mais dès qu'il se trouva à sa portée la comtesse, sans le moindre avertissement, sa jambe de soie se leva et se plia soudainement sous elle, puis se détendit pour un coup de pied latéral, en pointe, qui atteignit l'homme à l'intérieur de la cuisse. Il poussa un cri atroce et s'affala sur le trottoir, rendu totalement impuissant par ce coup unique, le plus violent que jamais je ne vis porter la comtesse. Elle resta debout devant l'homme qui gémissait en se tenant la jambe - la comtesse m'indiqua plus tard qu'elle savais lui avoir cassé le fémur - et elle lui parla très doucement. Je n'entendis pas les paroles qu'elle adressait à cet homme à terre, mais je pressentais déjà qu'elle prononçait son arrêt de mort.
Et en effet, après un coup d'œil aux alentours, elle passa derrière lui, se pencha, glissa une main gantée sous son menton pour s'emparer du revers de son veston en même temps qu'elle appuya la paume de l'autre main au sommet du crâne: un mouvement brusque, un cri étouffé et la tête de l'homme prit un angle bizarre. La comtesse déposa le torse inerte sur le trottoir, revint en courant à la voiture, se glissa derrière le volant et démarra en trombe.
Quelques minutes plus tard, lorsque nous traversâmes le Bois de Boulogne, la comtesse me demanda une autre cigarette et m'expliqua posément que l'homme qu'elle venait de punir avait payé un assassin pour le débarrasser de son épouse qui s'opposait au divorce. (A SUIVRE S’Y IL Y A UNE DEMANDE)