L'amazone de la ceinture rouge

Noël Burch (nburch@wanadoo.fr)

Policier : Éve, une redoutable spécialiste et des arts martiaux, aide un ami handicapé…

 

Chapitre I: Les tombeuses de ces messieurs

Le taxi se faufile à travers la dédale de rues mornes d'une commune de la banlieue nord que j'ai très bien connu. Au fond d'un impasse lépreux, quelques jeunes noirs shootent dans un ballon. Des travailleuses rentrent chez elles après quelques courses rapides en vue du dîner des gosses... et d'un mari chômeur peut-être. Des hommes de toutes couleurs, que je devine célibataires et chômeurs aussi sans doute, convergent lentement vers les terrasses de bistrot où l'on peut rencontrer un copain, se faire payer un verre...

Tout au moins, c'est ce que j'imagine d'après les articles que j'ai lu depuis mon retour.

Ce qui est sûr, c'est que les rues paraissent bien plus sales qu'avant. Et que par-ci par-là, des commerces que j'ai connu florissants ont disparu, sans que rien ne les remplace.

Et dans les poubelles alignées, je me demande combien de seringues les éboueux devront ramasser demain matin.

C'est la France des années quatre-vingt-dix, telle que je la retrouve après dix-neuf ans d'absence. Elle a un drôle d'air, la France.

Quand je suis parti, ça se bagarrait encore dur dans les boîtes de cette région. Les copains avaient bon espoir... Avec le Programme Commun, le socialisme, c'était pour dans pas longtemps... Mais maintenant... Le Figaro appelle ça le "socialisme", à cause de l'étiquette du parti au pouvoir, "fidèle gérant du capitalisme", comme dit l'Huma, avec la belle persévérance que je lui connais.

La voiture ralentit devant une usine désaffectée comme tant d'autres.

"Voilà, ça doit être là... Je vois pas de numéro, mais ça doit être là." La voix alerte du jeune beur au volant me tire de mes réflexions désabusées...

Je lui régle la somme inscrite au compteur, plus quelques dixièmes. Il me remercie sans servilité.

"Vous voulez pas que je vous aide?" s'enquiert-il gentiment dans le rétroviseur quand il me voit ramasser mes béquilles en aluminium.

Avec tout l'orgueil dérisoire des handicapés récents, je rejette son offre - un peu sèchement, peut-être - et je m'extirpe tant bien que mal de la voiture. Vexé sans doute, il met les gaz sans un mot de plus. Je m'en veux un peu de ma susceptibilité.

La vaste façade grisâtre s'étend à perte de vue, vision oppressante. Aucun signe de vie. De mon pas lourd et saccadé, j'avance vers l'entrée. A chaque mouvement je réprime une grimaçe. J'ai beau prétendre le contraire, mon bassin me fait encore mal. Les toubibs disent qu'il me fera toujours mal, un peu ...

A côté de la porte, quelques plaques métalliques accrochées à la hâte. Parmi elles, celle qui m'intéresse:

La Mutinerie

3ème étage

 

"Manquait plus que ça," je marmonne. "Parce que naturellement, l'ascenseur, ici..."

Et en effet, l'ascenseur...

Je contourne la cage "Hors Service", je saisis la main-courante un peu branlante en vue d'une montée longue et pénible. Et je me demande si la démarche que je fais n'est pas tout simplement ridicule.

Eve... Est-ce qu'elle se souviendra seulement de moi?

Est-ce qu'elle sait que je n'y suis pour rien dans la mort de son père?

Mais surtout, est-ce qu'elle est de ceux qui n'ont pas baissé les bras? Depuis cinq jours que je suis revenu de là-bas, j'ai déjà rencontré trop de vieux copains qui ont raccroché pour de bon, s'ils n'ont pas carrément retourné leur veste.

Dix minutes plus tard, passablement essoufflé, le bassin en feu, j'atteins le troisième palier. Je me trouve dans un vaste atelier désespérément vide: les emplacements des machines disparues baient tristement dans le Gerflex lépreux, jonché de detritus.

Au loin, j'entends du bruit, comme des claquements de draps, mâts et syncopés. Je traîne mes jambes inertes de ce côté-là.

Je longe un court passage.

Le bruit augmente d'intensité et j'entends maintenant des éclats de voix féminines.

Soudain, au détour d'une porte dégondée, je débouche dans un nouveau grand espace vide. Celui-ci est très sommairement aménagé en salle de gymnastique - "par la Mairie," je précise in petto: vieux réflexe où le chauvinisme de parti se confond avec une satisfaction réelle.

Le dit aménagement consiste surtout en une dizaine de tapis en caoutchouc mousse disposés bord à bord au centre de l'atelier. Réparties sur ce grand ring sans cordes, une poignée de jeunes filles, habillées de façon extrêmement hétéroclite mais toutes pieds nus, sont très absorbées par ce qu'elles font. Les unes apprennent à chuter sans se faire mal, en frappant le sol du plat de la main - voilà le bruit que j'avais entendu. D'autres s'exercent par couples à diverses techniques de self-défense.

Le mentor de ces charmantes athlètes est une femme d'une quarantaine d'années (quarante-trois exactement, je calcule in petto), les cheveux roux retenus par un bandeau rayé, le corps souple et musclé, aux formes rebondies, revêtu d'une veste kimono et d'un petit pantalon blancs... qui me paraissent plus ajustés que ce qu'on voyait jadis pour les matches de judo à la télé. La mode a peut-être changé, me dis-je... Mais la coquetterie avait toujours été l'un des points faibles d'Eve Mannoni.

Dans mon souvenir, question points faibles, elle n'en avait guère d'autres.

A vingt-deux ans déjà, au moins autant qu'elle était belle, Eve était une forte femme dans toutes les acceptions du terme. Je me souviens que le jour même où j'ai appris que j'allais devoir quitter précipitamment la France, elle venait tout juste de décrocher ... ça devait être le troisième dan de cette ceinture noire qui encercle aujourd'hui ses hanches - un peu plus épanouies mais toujours aussi sveltes. Question self-défense, elle a eu le temps de se perfectionner depuis, me dis-je avec une amère satisfaction. Ce n'est pas que parce qu'elle est la fille de son père que je viens voir Eve Mannoni.

"Tu glisses ta main sous le bras du mec, gentiment, comme une caresse... tu montes derière la nuque, toujours gentil... tu lui ébouriffe les cheveux par derrière et tu continues jusqu'au front: et là, tu enfonce deux doigts sous l'arcade sourcilière et tu tires en arrière tout en posant ton pied sur le sien pour qu'il ne puisse pas reculer... C'est imparable... il est déséquilibré, complètement à ta merci, mais si tu veux l'achever, il faut faire vite: un poing de paon à la gorge, c'est très efficace, même en appuyant seulement ça met KO, mais attention, ça peut tuer aussi..."

Une blonde grassouillette et un peu molle, en pull et en jean, se prête à la démonstration de bonne grâce. Une très jeune noire, aux formes nubiles gainées d'un collant moiré mauve, suit attentivement les indications meurtrières de sa belle monitrice. Maintenant, au ralenti mais avec d'évidentes aptitudes, elle commence à s'assimiler ces bons conseils; la blonde est toujours aussi consentante.

Eve est sur le point de passer à un autre couple d'élèves... lorsque son regard tombe sur moi.

Elle dit un mot à une fluette amazone aux cheveux courts, Eurasienne autant que je puisse en juger à cette distance, la seule à part Eve en tenue plus ou moins réglementaire (mais qui porte sous son kimono un collant noir et des ballerines).

Eve se retourne alors et me toise de loin. Son haut-le-cœur ne dure qu'un instant; elle s'avance vers moi, lentement et de ce pas naturellement félin qui est un de mes plus vifs souvenirs. Mais même à un mètre, je n'arrive pas à déchiffrer l'expression de ces yeux vert-de-gris. Si doucement que je l'entends à peine, elle me demande: "C'est eux qui t'ont fait ça?"

Je n'ai pas envie de répondre à ce genre de question. Pas encore.

"Tu m'embrasses pas?" je lui demande.

Elle ne réagit pas, mais reste pensive. Puis elle va prendre une chaise pliante dans un coin, me la ramène et me la tend. Les béquilles calées sous les coudes, je prends la chaise et me mets en devoir de la déplier. La tache n'est pas facile, mais je suis reconnaissant envers la fille ainée de mon vieux camarade... Trop souvent, les gens s'imaginent que les handicapés comme moi (je commence seulement à pouvoir penser ces trois mots) s'attendent à ce qu'on les aide dans les petites choses de la vie.

Ils se trompent.

Nous, on tient au contraire à montrer qu'on n'est pas complètement... en dehors. Pour moi, ce que vient de faire Eve est un geste émouvant, plein d'égards... à moins, bien sûr, qu'elle n'ait voulu simplement marquer son mépris pour celui qu'elle croirait responsable de la mort de son père.

Mais ça, je ne peux pas encore le savoir... et pour l'instant je préfère m'en tenir à la version optimiste.

Son geste accompli, elle me tourne déjà le dos: "J'en ai pas pour longtemps," dit-elle, en rejoignant ses ouailles.

Assis sur la chaise pliante, mes béquilles posées par terre, je contemple l'impressionnante prestation d'Eve, inculquant à ses disciples coups, projections, pincements et clés, tous aussi faciles que dévastateurs, semble-t-il, tous susceptibles de redonner confiance à une jeune fille sur un parking de HLM, de la mettre à même de décourager un beau-père trop entreprenant... ou de corriger peut-être un petit ami volage. La "Mutinerie" porte bien son nom...

Est-ce mon imagination? Il me semble que le ton de la prof est plus dur que tout à l'heure.

Au bout de vingt minutes, ces demoiselles regagnent en gazouillant des vestiaires improvisés.

Eve revient vers moi et sans un mot, se penche, m'étreint avec fougue et me donne l'accolade quatre fois, à la manière francilienne, comme si la dureté urbaine exigeaient deux fois plus d'affectivité. Elle se redresse avec un pâle sourire de bienvenu et je vois des larmes perler sous les beaux yeux vert-de-gris.

Chapitre II: Femmes entre elles?

 

De nouveau, me voilà en train de me faire trimbaler en bagnole, mais je progresse: cette fois, je suis aux côtés de la conductrice. Eve, élégante même en sweatshirt et baskets, m'a gentiment invité à occuper, dans sa petite Fiat, "la place du mort".

La place du mort, oui. Et quel!... Saurais-je me montrer digne de lui?

Eve rompt enfin le silence et c'est comme si elle lisait dans mes pensées.

"Comment est-il mort?"

Je n'ai pas très envie de parler de ça non plus, mais je sais que tôt ou tard... Alors, tant qu'à faire...

Je respire profondément... et je commence.

"Tu sais pourquoi on nous a envoyée au Chili?"

"Bien sûr..."

"Bon... Alors, quand les ricains ont fait capoter l'Unité Populaire, ton père et moi... Ben, on a été pris les armes à la main."

"Pourquoi?"

Je la regarde. Drôle de question... Je me retiens de montrer la petite irritation que je ressens:

"Quand on est dans une situation comme ça, on fait comme tout le monde... On est en colère, on croit à ce qu'on fait... D'ailleurs, on a raison d'y croire... Sinon, à quoi bon?"

Elle ne dit rien. J'ai beau scruter ce parfait profil, je ne peux pas encore deviner où elle en est. Est-ce qu'elle vomit sur "le social", comme tant de gosses de cocos qui prennent le contre-pied de leurs parents? On peut les comprendre, d'ailleurs... Des sandwiches pour dîner trois fois par semaine, à cause des réunions de cellule, de section, de Comité de Ville, etc. ... Sans parler des innombrables manifs où on s'emmerde... J'avais connu tout ça, mais ça n'avait pas empêché...

"Et ensuite?" demande-t-elle de cette même voix blanche qui commence à m'inquiéter.

"Alors, quand ils ont su qui on était... Eh ben, on a été torturé comme les autres. On aurait été guitaristes, on nous aurait sans doute coupé les mains. Ils ont cru qu'on venait tout droit du Kremlin... Ca a duré longtemps... Quatre fois je suis passé par un simulacre d'exécution... Ton père aussi... Seulement, pour lui, il y avait une cinquième fois, et là... les balles n'étaient pas à blanc."

Un silence. Eve a pris un virage un peu plus vite qu'elle n'aurait dû.

"Et pourquoi...?"

"Lui et pas moi? Justement... Je ne sais pas. C'est un des trucs que je veux comprendre... Tu sais ce qu'il était pour moi, ton père?"

Elle incline du chef.

Au bout de quelques kilomètres: "Mais alors, et l'Ambassade? Pourquoi ils ont dit que vous étiez disparus, qu'on savait rien, qu'on ne pouvait rien..."

"Ca ma petite! Nous, tu sais, on était les cocos honnis! En plus, c'était les beaux jours du Programme Commun! La droite était au pouvoir. Alors, elle allait surtout pas donner au Parti une cause célèbre pour la télé! Des martyrs rouges, pense donc!... Et en plus, des martyrs dont ceux du Colonel Fabien pouvaient difficilement parler. Ils avaient gros à perdre à l'époque, ceux-là! Pas comme aujourd'hui... Parce que tu sais, on n'était pas partis là-bas spécialement pour aider Allende!"

"Je sais..."

"Ah, oui? Comment tu sais?"

Silence d'Eve.

Devant le portail du parking d'un grand ensemble du 20ème, elle glisse une carte dans la fente d'une borne. Les portes métalliques s'ouvrent et la Fiat s'engouffre dans la béance.

La France s'est drôlement automatisée en vingt ans, je me dis.

Depuis quelques minutes la voiture est garée dans la pénombre du sous-sol, mais Eve tarde à descendre.

"C'est juste pour me dire ça que t'es venu me voir?"

"Ca... mais surtout autre chose."

Elle me regarde, les yeux durs.

"Oui?"

"J'ai besoin d'aide. J'ai plus personne... et j'ai quelque chose à faire. Qui te concerne aussi, quand même."

"Alors, on monte..."

Et elle descend, tout en raflant sur le siège arrière mes copains en alu, qu'elle me tend presque gentiment.

***

 

Dans les 35m¨ d'Eve, avec un drôle d'éclairage indirect ("halogène", j'apprends), mon hôtesse prend une douche tandis que je m'envoie plusieurs rasades copieuses d'un whisky Monoprix un peu râpeux mais qui fait du bien. Pour tout dire, je suis gêné aux alentours.

Le séjour est confortable, mélange agréable de meubles anciens et modernes. Aux murs, des repros de Hokusai et de Berthe Morisot. Et de vieilles affiches de Picasso en faveur de la paix.

L'alcool aidant, je commence à me détendre.

Mais comment lui expliquer tout ça?

Comment la convaincre?

Eve reparaît, vêtue d'un ensemble kimono en soie sauvage grise, ceinte d'une écharpe noire. Comme un rappel de ce qu'elle sait faire. Je me demande au passage ce que ressentirait à ma place, devant cette silhouette aussi inquiétante qu'invitante, un candidat à la couche de la dame. Ce qu'en aucun cas je ne saurais être.

Elle se verse un jus de fruit. "Comment tu savais où me trouver?" Elle aussi semble plus détendue.

"J'ai revu Etienne... Alors, c'est comme ça que tu gagnes ta vie? Les cours de self-défense?"

"Penses-tu... Là, je suis bénévole FSGT. J'ai un boulot à la Mairie... Les arts martiaux, c'est juste un hobby. J'y tiens trop pour en faire mon métier."

"Et à la Mairie, tu fais quoi?"

"Service social... je m'occupe des RMI..."

Mon ignorance s'affiche sur mon visage.

"Bien sûr, tu sais pas ce que c'est... Revenu Minimum d'Insertion... C'est un truc que les socialos ont inventé... Avec trois millions de chômeurs et cinq cent mille sans-logis, un peu de charité d'état, c'était la moindre des choses pour leur "société libérale"... On donne trois mille balles par mois aux chômeurs en fin de droits... Aujourd'hui, ça fait du monde... Ce que je vois défiler dans mon bureau, tu peux pas imaginer..."

Je commence à respirer. Je ne me suis pas trompé de porte.

Une clef grince dans la serrure.

Eve se redresse comme un ressort et passe dans l'entrée. J'entends des murmures, mais je ne distingue pas les paroles. Eve revient, suivie d'une jeune femme de vingt-cinq ans environ, cheveux courts, jolie.

"C'est Lydie, une copine ."

Lydie me serre gauchement la main, marmonne une politesse.

"Elle passait juste..."

Lydie marmonne à nouveau, puis fait demi-tour. J'entends la porte se refermer doucement derrière elle.

Eve revient s'asseoir. Je la dévisage. "Encore un hobby?" Mais déjà, je regrette mes paroles.

"Fais gaffe, Nicolas... Tout estropié que tu es, je pourrais perdre mon cool..."

"Excuse-moi," je dis dans un souffle, "je n'avais pas le droit."

Je me sens parfaitement con.

Un ange passe.

Eve ne va pas parler la première.

Alors, c'est à moi.

"Ce qui m'est arrivé... c'est pas vieux... C'est quand ils ont su qu'ils allaient falloir me relâcher, quand Pinochet a été obligé de refiler le pouvoir aux démo-chrétiens... Ils osaient plus me supprimer, trop de gens savaient que j'étais là... Mais ils m'en voulaient beaucoup... J'ai fait une chute dans l'escalier, qu'ils ont dit... La réalité est un peu différente..."

J'ai pas du tout envie d'entrer dans les détails pathétiques.

Eve se relève et vient prendre ma main dans la sienne...

"Alors, qu'est-ce que tu veux de moi?"

Je ne sais plus quoi dire. Je dégage ma main. Je saisis la bouteille de whisky pour m'en verser encore, mais Eve me l'enlève d'un geste imparable et retourne s'asseoir, sans un mot.

Alors, je fais une tentative d'approche... cinéphilique.

"Eve, tu sais ce que c'est qu'un MacGuffin?"

"Un quoi?"

"Un MacGuffin... C'est le nom qu'Hitchcock donnait au truc qu'on cherche dans un film policier, le truc qui fait courir tout le monde... Un truc sans intérêt, juste pour qu'ils courent... C'est ça qui fait un film..."

"Mais on n'est pas dans un film..."

"Je ne sais pas, je ne sais plus... J'ai eu presque dix ans pour me fabriquer mon cinéma là-bas, tu comprends... Alors tant que j'aurais pas quelque chose de tangible, j'hésite..."

"T'as peur de courir après un... MacGuffin, c'est ça?"

"Oui...C'est peut-être un truc sans intérêt, un truc que je me suis fabriqué tout seul... Et comme je peux même plus courir... Mais en tout cas, il faut que je retrouve quelqu'un... Quelqu'un que j'ai vu là-bas... Et que j'avais déjà vu ici..."

"Où ça?"

"Place du Colonel Fabien..."

"C'est là que tu veux chercher?

"Je sais pas... Pas tout de suite, en tout cas. Mais... tu te rappelles de Fournier?

"Responsable du secteur Amérique Latine, non?"

"C'est ça... Il a pris sa retraite maintenant... Etienne m'a donné l'adresse... Tu veux bien y aller avec moi?"

Eve hésite un long moment, puis se lève sans un mot et passe dans la chambre. J'entends glisser la porte d'une penderie.

Chapitre III: Quand la femme s'en mêle

La nuit est tombée. En haut de la Rue de Belleville, Eve m'entraîne dans un de ces nouveaux snacks style américain pour manger un morceau, avant de nous présenter chez le camarade Fournier. J'aurais volontiers cassé la graine dans un établissement qui sert de l'alcool, mais Eve s'y est opposée. Alors je me contente d'une bière pisseuse dans un gobelet en plastique pour accompagner mon hamburger-frites. Eve se contente d'une salade.

Elle s'est changée de tenue: elle porte une sorte de justaucorps luisant de couleur fauve - avec un certain trouble je constate qu'il révèle les boutons de sein - et ce que je prends d'abord pour une jupe plissée de velours rouge tombant sur des bottes de daim lacées à mi-mollet, et dont les semelles en caoutchouc remontent derrière le talon. Des pataugas haute couture en quelque sorte, dont je subodore qu'elles viennent d'Italie. En quittant la voiture, elle n'a pas enlevé ses gants de conduite qui lui recouvrent les paumes mais qui découvrent des doigts fins et nerveux, aux ongles dangereusement effilés.

Lorsqu'à la fin de notre collation je verrais que la "jupe" est en fait une jupe culotte, susceptible d'accorder aux jambes une liberté de mouvement inattendue, je comprends que ma nouvelle alliée est habillée pour la bagarre.

Cela me fait un drôle d'effet d'avoir ce "petit bout de femme" comme... garde du corps.

Tout en mangeant, Eve m'a demande si j'ai revu Nathalie, ma femme... enfin, ex. Je lui répond "pas encore" et elle n'insiste pas. Mais je comprends qu'à la longue elle ne se se satisfera pas de cette réponse.

Il est plus de neuf heures quand nous nous présentons enfin devant l'entrée d'un de ces immeubles platement modernes qui bordent la Place des Fêtes depuis le massacre par les promoteurs de ce chouette quartier populaire... massacre, je m'en souviens maintenant, qui marqua - en 1968! - les débuts de l'embourgeoisement de tout l'est parisien, bien avancé aujourd'hui. Le Parti avait acquis autour de la place des "appartements de fonction" pour y loger ses permanents de haut rang. Notre homme, célibataire endurci à ce qu'on dit, habite seul au neuvième.

Eve m'aide à sortir de la voiture et me passe mes béquilles. A retardement, je m'étonne de ne pas m'en offusquer. Complice désormais de mes états d'âme, elle me sourit.

Au pied de l'immeuble, nous comptons ensemble les étages. Une chance: là-haut, toutes les fenêtres sont éclairées.

L'entrée est défendue par un interphone. J'hésite une fraction de seconde: quel parti prendre? Mais Eve, sans hésitation aucune, appuie du plat de la main sur une dizaine de boutons à la fois, puis aussitôt, avec la voix la plus sexy et la plus naturelle du monde, débite des sottises à une demi-douzaine d'occupants.

Aussitôt, une sonnerie rauque se fait entendre. J'ai le réflexe d'appuyer sur la porte, qui cède. Eve pénétre dans l'immeuble devant moi et sans se soucier de la minuterie, marche droite sur l'ascenseur qui luit doucement dans le noir, ouvre la porte en verre dépoli et s'y engouffre. Je lui emboîte le pas aussi vite que mes béquilles permettent.

Un ronron, et la cage s'élève.

On entend quelques portes qui s'ouvrent, quelques voix qui interrogent la pénombre. Mais bientôt, les voix se taisent, les portes se referment, les gens rentrent dans leur cocon.

Nous quittons l'ascenseur au 9ème étage. Eve me fait chut et tend l'oreille. Une dernière porte se referme. Elle attend encore quelques minutes et j'ai le temps de m'étonner des surprenants reflèxes de cette femme dans la situation où nous sommes. Des deux choses l'une: ou bien elle a beaucoup regardé la télévision, ou bien...

Eve appuie sur la minuterie, et nous cherchons des yeux la porte de Fournier. C'est moi qui la trouve, puisque je cachais la plaque avec mon dos. Je sonne.

Au bout d'une dizaine de secondes, la porte s'ouvre et une chaîne de sécurité barre un pan soyeux de veston d'intérieur surmonté d'un visage plus flétri et plus méchant qu'il y a vingt ans... mais que je reconnais.

"Oui, qu'est-ce que c'est?"

"Fournier... Je suis Nicolas Monnier... Tu te souviens de moi?"

"Non!"

Je n'ai pas encore compris que la porte va se refermer qu'à mes côtés le corps d'Eve pivote et se ramasse comme un ressort d'acier: son pied décrit un arc fulgurant et vient exploser contre la porte à hauteur de mes yeux avec une violence qui me coupe le souffle. J'entends un bruit de bois qui se fend: la porte se rabat, la chaîne de sécurité pendouille lamentablement. Fournier, remarquablement agile pour ses soixante-dix ans, se hâte de battre en retraite. Une porte se referme sur lui et le bruit d'une clé qu'on tourne se fait entendre au moment même où le corps compact d'Eve, lancé à cent à l'heure, s'y heurte et rebondit légèrement.

Notre "hôte" se croit peut-être à l'abri. Mais Eve, un sourire méchant sur les lèvres, virevolte joyeusement vers moi, le genou levé comme une danseuse étoile: sa jambe se détend derrière elle comme un piston, il y a un bruit comme un coup de feu et cette deuxième porte se rabat.

Au même moment, je parviens tant bien que mal à refermer celle du palier et à m'y adosser, mais je me dis que ce boucan a déjà dû alerter les voisins.

Fournier fouille dans le tiroir d'un bureau, mais trop tard: en un bond, ma compagne est sur lui. Sec comme une trique, le tranchant de la main frappe au poignet le bras armé qui se levait déjà... et un gros calibre tombe sur la moquette avec un bruit sourd.

Depuis la porte d'entrée où je me tiens encore, appuyée sur mes béquilles, ébahie par l'agressivité de cette femme, je ne vois pas bien la suite: Eve semble envelopper le pauvre vieux de tous ses membres, puis se retrouve tout à coup derrière l'homme, qui a les deux bras tordus dans le dos par une prise d'une complexité d'autant plus incompréhensible qu'elle est le fait d'une seule main: de l'autre, Eve lui tient la gorge.

Avec une facilité déconcertante - l'homme le dépasse d'une tête et d'au moins trente kilos - elle le fait avancer vers moi. Je m'étonne qu'il ne se soit pas mis à hurler: c'est ce que j'aurais fait à sa place - les murs de ces immeubles sont notoirement en papier mâché. Mais lorque j'ai le prisonnier d'Eve sous le nez, je vois que l'expertise de mon amie est encore plus grande que j'imaginais: son pouce appuyé au creux de la gorge a manifestement pour effet de rendre le malheureux retraité parfaitement muet.

Eve me regarde, comme pour me dire: "J'ai fait ma part, à toi de jouer maintenant".

"Ne lui fais pas mal," je me surprends à m'entendre dire. "Il est vieux."

Les yeux de Fournier jettent des éclairs: il voudrait parler. Je devine ce qu'il aurait à dire.

Eve a un sourire supérieur, celui de quelqu'un qui connaît son affaire.

"Qu'est-ce que j'en fais? Tu as des questions à lui poser avant que je ne le tue?"

Horrifié, je la regarde intensément. Dans le dos de sa victime, elle a un petit sourire destiné à me rassurer... mais qui ne me rassure qu'à moitié.

Les choses vont un peu vite pour un homme qui vient de passer près de vingt ans dans une cellule mesurant deux mètres sur trois.

Pour gagner du temps, je dis: "Attache-le, tu peux?"

Eve sourit à nouveau, presque comme si elle a compris mon embarras.

Voulant y mettre du mien, je me cale sur mes béquilles et je commence à défaire ma ceinture.

"Ce n'est pas la peine", dit-elle.

Elle balaie savamment la jambe de son captif et l'accompagne au sol. Sa prise s'est modifiée en cours de route: plaqué au sol, le vieillard a le bras gauche replié au point de rupture entre la cuisse et le mollet de ma judoka, agenouillée sur son dos.

Eve a les mains libres: elle attrape le pied gauche de son patient, et défaisant prestement le lacet de sa chaussure, en fait un nœud coulant d'un geste de cousette; puis s'emparant du pouce droit, elle y passe le lacet qu'elle resserre d'un geste sec. Quand elle se relève, sa victime est réduite à l'impuissance la plus totale, dans une position que je devine très inconfortable. La science d'Eve m'éblouit et m'effraie.

"Depuis le temps que je m'exerce à ces trucs de nin-jitsu, ça fait du bien, le passage à l'acte!" A peine essoufflée, mon garde du corps est d'excellente humeur.

Nin-jitsu?

Fournier met plusieurs minutes à retrouver un peu de voix. Enfin, il demande dans un souffle rauque:

"Qu'est-ce que vous me voulez?"

Je regarde Fournier couché sur le ventre, complètement à notre merci. Ce n'était pourtant pas une lavette. Une rumeur persistante faisait de lui l'un des camarades qui avaient préparé l'assassinat de Trotsky en '40. Il s'était ensuite distingué dans les maquis du Vercors, et dans les années soixante, il avait rejoint, pendant plusieurs mois, le Che en Bolivie. Ce n'était que par miracle qu'il avait échappé au sort de Régis Debray... ou pire.

Je me décide enfin à l'interroger.

"Tu te souviens de moi maintenant quand même?"

Lui: "Bien sûr..."

"Et de ma mission au Chili..."

"Oui..."

"Alors, dis-moi ceci: pourquoi on nous a lâché? Et c'est pas la peine de nier, je sais qu'on nous a lâché."

"Des ordres..."

"Venus d'où?"

"Du B.P...."

"Mais encore?"

"Sais pas..."

"Attention, ma copine est très méchante, tu sais..."

"Je sais..."

"Mais sais-tu qui elle est, ma copine?... Non, n'est-ce pas?... Eh bien, c'est la fille de Marcellin Mannoni...."

Là, je fais tilt! Le bonhomme roule sur le côté, malgré la douleur qui contorsionne sa figure, et lève les yeux vers elle... puis vers moi.

"C'est lui qui l'envoie? Alors, mon compte est bon?"

Eve, qui jusqu'à présent faisait celle qui n'est pas dans le coup, tombe soudain à genoux à côté de lui et se penche en avant.

"Pourquoi tu dis ça? Qui ça, lui?" demande-t-elle. Il ne répond pas assez vite à son gré car aussitôt elle lui pince méchamment la joue en un endroit que je devine savamment choisi, tout en lui dardant deux doigts croisés au creux de la gorge offerte: son hurlement meurt dans un gargouillis dérisoire.

"Mais tu l'empêches de parler!"

Eve relâche comme à contrecœur sa savante pression. Le vieux tousse longuement. Tout le poids de son corps repose maintenant sur la jambe et le bras repliés sous lui. Son inconfort doit être extrême.

Il parvient enfin à articuler: "Retenez-la, elle va me tuer..."

"C'est pas impossible, mon vieux... Elle est un peu..."

Et je tapote la tempe.

Je prends le parti de jouer les durs, mais je trouve que mon inquiétante alliée y va un peu fort quand même.

"Je vous jure que j'étais contre le lâchage... J'avais même commencé à monter une opération de sauvetage avec les cubains qui avaient encore leurs réseaux sur place... Mais on m'a dit d'avorter."

"Qui ça, `on'?"

"Ca venait du secrétariat... Enfin, c'est ce que j'ai sup..." Il s'interrompt, confus.

"Supposé?" demande Eve, dont les doigts à demi-gantés se raidissent soudain. "Tu veux que je recommence? Pourquoi supposé seulement?"

L'autre se hâte de s'expliquer: ma copine lui fait vraiment très peur.

"Oui... Parce qu'au fond... je n'ai jamais rien eu par écrit... Et quand j'en ai parlé quelque temps après avec René Paquet... il avait pas l'air au courant."

"Ha! Celui-là," je fais. "Il y avait plein de trucs qu'il devait pas savoir... C'était Camarade l'Ouverture... celui qui croyait au Père Noël, quoi. D'ailleurs il n'y a pas fait de vieux os, au Secretariat, que je sache... pas après la rupture du Programme Commun..."

Eve s'impatiente de ces ragots de vieux permanents.

"Bon, alors qui t'a dit de laisser tomber?"

"C'était Puisaye..."

Ce nom ne me dit rien.

Ni non plus à Eve, il me semble. Ses mains bougent, presqu'imperceptiblement...

Fournier s'alarme, tousse: son débit s'accélère. "Oui, un jeune, chargé de l'Orga dans une fédé du centre... la Haute-Vienne je crois... On le destinait à de grandes choses... Il venait d'entrer au C.C... C'est lui qui est venu me dire qu'il fallait laisser tomber..."

"Et t'as pas vérifié?"

"Non... Puisaye était déjà dans la sainte des saintes, il était protégé. Ca, je le savais... Alors, pour moi, il était envoyé de là-haut... peut-être même de plus loin..."

"Et donc tu as laissé tomber, comme on te l'a dit! Tu étais pourtant un grand ami de mon père..."

"Enfin, oui... Mais il y avait la discipline..."

Je vois qu'Eve se retient... Moi, Fournier ne m'intéresse plus.

"Et aujourd'hui?" je demande. "Qu'est-ce qu'il est devenu, ce Puisaye."

"Je sais pas... Ca a tourné court pour lui, il n'est plus au C.C. depuis... je sais pas... le 23ème ou le 24ème Congrès...

Pendant qu'il parle, Eve lui glisse la main sous l'aisselle, très doucement...

"Je connais un nerf là-dessous qui fait encore plus mal que celui que j'ai pincé tout à l'heure," dit-elle, et on sent qu'elle a très envie de lui faire mal, tant son mépris pour lui est grand.

"Je vous jure que je ne sais pas, moi!" Il est vraiment paniqué, le camarade Fournier. Il sait pas ce qu'elle lui réserve, cette furie. "Mais ça doit être facile à savoir, par la Fédé de la Haute-Vienne, est-ce que je sais, moi!"

Eve se retourne vers moi: "Alors?"

A ce moment-là, j'éprouve un sentiment de pouvoir presque gênant. J'imagine que c'est ce que devait ressentir le fauconnier du temps jadis contemplant en toute sureté les exploits de son prédateur qui crevait avec précision les yeux du cerf.

Oui, je me sens tout drôle.

"Écoute, Eve...Je crois qu'il dit vrai... On trouvera la piste de l'autre... Allez, détache-le..."

Elle s'exécute avec une bonne volonté qui me surprend un peu

et je regarde éberlué tandis qu'elle tranche presque négligemment, d'un seul coup d'ongle acéré, le lacet qui paralyse son prisonnier.

L'homme laisse échapper un sanglot de soulagement, mais l'ankylose empêche son vieux corps de se déplier.

Je me prépare déjà à partir, mais Eve tarde encore.

"Attends," dit-elle à l'homme qui gigote faiblement à ses pieds, "je te restaure un peu... un petit massage."

Elle a dit ça si gentiment que l'homme se laisse faire. Elle s'agenouille derrière lui, passe la main sur sa poitrine et l'autre dans son dos, fait quelques mouvements de massage en effet. Mais ses administrations vont s'achever bizarrement, me semble-t-il: après une brève auscultation du bout de ses doigts, elle exerce une pression subite du talon de la main sur une partie très précise de l'abdomen de l'homme couché tout en expirant très fort avec une sorte de "han!".

Elle se relève aussitôt, tout souriante. Elle me semble plus détendue qu'à aucun moment depuis nos retrouvailles de l'après-midi.

"Alors, ça va mieux?" demande-t-elle à Fournier.

L'homme marmonne quelques mots, grimace faiblement.

Je trouve son comportement un peu... éteint pour un homme qui vient d'être victime d'une éffraction passablement violente, certes, mais qui doit quand même être soulagé de voir qu'on ne va pas le tuer, qu'il va bientôt pouvoir appeler la police ... ou le "C.C." Avec Fournier, ce serait plutôt Colonel Fabien qu'il appellerait en premier.

Eve m'écarte de la porte fracturée, qu'elle ouvre précautionneusement. La dernière image que j'ai de Fournier me rassure: appuyé sur un fauteuil, il se relève... mais déjà Eve m'attire avec insistence sur le palier désert. Désormais, c'est la progression de mes béquilles sur le sol obscur et potentiellement semé d'embûches, qui va m'absorber tout entier.


 

Chapitre III: Un vieux de la vieille

 

La Fiat d'Eve roule depuis dix bonnes minutes, et je n'arrive pas à rompre le silence. Je me dis que ma compagne doit se dire que je déraille complètement avec mon enquête à la noix. Après tout, Fournier nous a dit ce qu'on savait déjà: que ça venait de l'appareil... Et puisqu'à l'époque, l'appareil, on était d'accord... il y a plus d'enquête...

"Alors, comment on va faire pour retrouver ce Puisaye?" demande Eve en toute tranquillité, comme si nous venions à peine d'interroger Fournier, et surtout comme si la poursuite de notre enquête allait de soi. Je lui en sais gré tout en me disant qu'à sa place je me poserais plus de questions.

"On appelle dans la Haute-Vienne... à la première heure, des fois que Fournier mettrait en branle le C.C."

Eve me dépose devant l'hôtel un peu désuet mais assez confortable où j'ai élu domicile non loin de la Porte de Clignancourt. Elle descend de voiture pour m'embrasser gentiment deux fois sur les deux joues.

"A demain".

La Fiat démarre en douceur et je me retourne vers la grande vitrine de l'hôtel qui exhibe une réception encombrée de plantes vertes. J'entrevois la silhouette d'un homme assis dans un des grands fauteuils d'osier.

Après le délai désormais d'usage - caler les béquilles sous les aisselles, atteindre le bouton d'ouverture, m'appuyer contre la porte jusqu'à ce qu'elle s'entrebâille, reprendre la "marche" - je pénétre dans les lieux et me traîne vers le comptoir derrière lequel il n'y a personne. Je frappe sur la clochette de la paume de ma main, mais la voix qui répond vient de derrière moi.

"Ah, te voilà enfin."

En me retournant un peu trop brusquement, je manque de perdre l'équilibre: Etienne s'extrait de son fauteuil et vient à ma rencontre. Je m'arrange pour lui serrer la main, tout en m'étonnant:

"Qu'est-ce que tu fous là, toi?"

"Ben, j'étais inquiet. Je t'ai trouvé une drôle de mine hier... T'as pas fait de bêtises, au moins?"

"Monsieur désire?" dit une voix derrière moi.

Je me retourne à nouveau avec difficulté et demande ma clef.

C'est Etienne qui s'en empare, comme pour me rendre service.

"On monte discuter un peu?" propose-t-il. J'incline du chef et on se dirige vers l'ascenseur.

Dans la chambre, il répére tout de suite la bouteille du Dr. Haig et en remplit généreusement les deux verres à dents tandis que je m'installe avec force grincements sur le grand paddock.

Je connais Etienne depuis longtemps, depuis le temps des ambiguïtés, quoi... lorsqu'on portait des valises pour le FLN un peu en marge du Parti, tout en cherchant à obtenir l'engagement des camarades aux côtés des nationalistes... On a beaucoup en commun même s'il a toujours eu un peu plus que moi la mentalité du permanent.

Assis à califourchon sur la seule chaise de la chambre, Etienne me regarde par-dessus son verre: "Qu'est-ce que tu cherches, Nicolas?"

"Je te l'ai dit l'autre jour, non? Je veux savoir ce qui s'est passé."

"C'est tout?"

J'ai dû hésiter une fraction de seconde avant de répondre "oui..."

"Moi, je crois que tu veux te venger..."

Je reste muet.

"Écoute-moi, Nicolas: ça, c'est pas digne d'un communiste, et d'un!"

Je pousse un soupir. Il changera jamais, Etienne.

"Et puis bon, s'il y a eu changement de tactique, il y a dû y avoir de bonnes raisons... Tu vas pas buter tout le BP de l'époque! Il y en a même qui sont morts depuis, comme Kanapa..."

"Tu crois que ç'a été une décision du BP, de donner Mannoni aux fachos?"

"Mais j'ai pas dit ça! Et puis qui te dit qu'il a été donné? Tu dis toi-même que vous avez été pris les armes à la main... Et puis il y avait pas mal de camarades du PCC qui savaient plus ou moins qui vous étiez... Tout le monde peut pas résister à la torture..."

"C'est juste... Seulement, un peu avant la mort de Mannoni, j'ai vu un homme dans les locaux de la police militaire que j'avais déjà vu au CC..."

"Je sais, je sais... Mais tu t'es peut-être trompé... Tu m'as dit toi-même que t'étais plutôt mal en point."

"Mais j'étais lucide, très lucide... Et tant que j'aurais pas retrouvé ce type, tant que je saurais pas pourquoi il était là et qui l'avait envoyé, je serais pas tranquille... Ce soir, j'ai rendu visite à Fournier..."

Etienne siffle entre ses dents.

"Eh ben, toi tu perds pas de temps... Et alors?"

"Alors, il m'a dit que les ordres étaient effectivement venus de stopper les démarches pour nous faire relâcher..."

"Venus d'où?"

"D'un certain Puisaye... Tu connais? Paraît qu'il est à la Fédé de la Haute-Vienne..."

"C'est un nom qui ne me dit pas grande chose, je l'ai entendu, c'est tout... Mais Fournier, il t'a dit tout ça comme ça, pour tes beaux yeux? Ca m'étonne..."

"J'étais avec la fille de Mannoni... Je t'avais dit que j'allais essayer de la contacter?"

"Ah, la tueuse! J'aurais peut-être pas dû te mettre sur sa piste... Elle est cinglée, cette gonzesse! Enfin, je vois pourquoi Fournier s'est mis à table, elle a dû lui faire une sacrée peur."

"Elle lui a même fait un peu mal... Mais pourquoi 'tueuse'?"

"Parce qu'il y a quelques années elle a froidement brisé le cou à un type qui en voulait à sa vertu dans un couloir du métro... Elle a même été inculpée... Sixième dan, tu parles! Le type n'avait aucune chance... Ca en a fait du bruit... Enfin, comme c'était un récidiviste notoire, il y a eu non-lieu... mais c'est une femme dangereuse... Tu vas continuer avec elle? Si toi, t'as pas des idées de meurtre, elle, je suis pas si sûr..."

"J'ai besoin de quelqu'un... Il y a un lien entre elle et moi... Et en cas de coup dur, je suis plus bon à rien... C'est quoi, le nin-jitsu?"

"Pourquoi tu crois qu'il y aurait un coup dur? Nicolas, tu te fais du cinéma dans ta caboche! Tout ça, c'était il y a vingt ans, merde!"

Il se lève et fait les cent pas pour se calmer.

"Le nin-jitsu? Je sais pas trop, une sorte de judo très méchant... J'ai lu quelque part que ça vient des espions du vieux Japon... Mais pourquoi tu crois qu'il y aurait un coup dur? Qui se soucie de tout ça aujourd'hui? On a d'autres problèmes, tu sais! Tu devrais t'y intéresser un peu, c'est quand même ton pays, la France. Eh ben, ton pays il fout le camp!... Enfin, c'est toujours ton parti, non?"

"Ca, je n'en sais rien... Pour la France, j'ai vu... Mais ce que je sais, c'est que tant que j'aurais pas réglé mon problème, je pourrais pas penser à ceux de... de mon pays, comme tu dis si bien."

Etienne prend un moment de réflexion. Puis, raisonnable:

"Bon, d'accord... Je peux comprendre ça... Alors, qu'est-ce que je peux faire pour toi?"

Là, je retrouvais mon Etienne... C'était un bon communiste, mais c'était aussi un bon ami.

"Tu as des accointances dans la Fédé de la Haute-Vienne?"

"Ben... j'sais pas... j'crois pas... ah, si peut-être, un camarade du MODEF avec qui j'ai sympathisé dans un Congrès, j'sais plus lequel... Il était secrétaire de ville à Limoges... Mais je ne sais pas s'il l'est toujours... Il y a des fédés entières qui sont plus ou mois en dissidence ouverte, tu sais... Enfin non, tu sais pas... Il y a plein de camarades qui contestent la direction... Tu te souviens de Marcel Rigout? Non? Enfin, la Haute-Vienne c'est un peu le fief des "reconstructeurs" comme ils s'appellent..."

"Ca, je l'ai lu dans le journal des gauchistes... De ce que j'ai pu comprendre jusqu'ici, ils ont pas tort..."

"July et compagnie, c'est plus des gauchistes, ce serait plutôt la bonne conscience du PS", dit Etienne, puis il hausse les épaules: "Bien sûr qu'ils ont pas tort, mais d'ici qu'on fasse sauter ceux qui sont en place, au Colonel Fabien et ailleurs... Tous ces mecs-là, tu sais, ils s'accrochent à leur place. Et ça se comprend! Qu'est-ce qu'ils sauraient faire d'autre si on les virait? Ca fait trente, quarante ans qu'ils n'exercent plus leur métier... "

"C'est pas une analyse un peu trop simple, ça? A lire l'Huma, j'ai l'impression qu'il y a une sorte de politique de l'autruche..."

"Ouais... Enfin, on aura le temps d'en reparler... Alors, ce que tu veux, c'est que je te retrouve ce Dupuis?"

"Puisaye... oui, enfin savoir où il est, s'il est toujours en place, tout ce que tu peux, quoi..."

Je me suis étendu sur le lit depuis quelques instants et Etienne comprend à quel point cette journée m'a fatigué. Il se lève, hésite...

"Je peux t'aider pour quelque chose... les godasses, peut-être?"

J'ai souri malgré moi. "Je te remercie, mais ça, j'y arrive... Bonne nuit, Etienne, t'es un bon copain... Fais-moi signe dès que t'auras quelque chose."

"Je m'y mets tout de suite... Bonne nuit Nicolas."

Il ouvre la porte, puis se retourne: "Si t'as besoin d'argent..."

"Merci encore, mais figure-toi que j'avais placé mes économies avant de partir... En vingt ans ça s'est pas mal fructifié..."

"Capitaliste, va!" dit-il avec un gros sourire. "Alors, à demain."

La porte se referme derrière lui et je me mets en devoir de me déshabiller. C'est vrai que c'aurait été plus vite si Etienne m'avait donné un coup de main, surtout avec les appareils que je porte aux jambes, mais j'ai encore des réflexes de fierté.

Avant de m'endormir, je pense à Nathalie: il va bien falloir que je lui fasse signe, mais ça m'angoisse plus qu'autre chose: j'ai horreur de la pitié, et celle de Nathalie serait particulièrement insupportable. Sur ce chapitre-là, Eve est quand même d'une autre trempe.

Chapitre IV: L'homme qui n'en savait pas assez

La Fiat de ma "tueuse" n'aura guère mis plus de trois heures d'autoroute pour gagner Limoges: "Ça va plus vite qu'il y a vingt ans", je constate à haute voix. Mais Eve continue de se taire: elle n'a guère desserré les dents pendant tout le voyage.

On est parti un peu sur un coup de poker. Le camarade du MODEF, qui n'est plus secrétaire de ville et dont Etienne semble penser qu'il est plutôt sur la "ligne Leroy", a promis de se procurer l'adresse de Puisaye avant notre arrivée, prévue pour le début de l'après-midi.

Le rendez-vous est à l'U.L. de la C.G.T. (je m'étonne de l'aisance avec laquelle je me remets aux sigles), là où notre homme s'est recasé: lui au moins a pu éviter la difficile reconversion des cadres du parti... limogés. Mais quand je fais cette plaisanterie pour dérider Eve, elle reste de marbre. J'étudie le visage de la "tueuse": la bouche est aussi sensuelle qu'il y a vingt ans, mais la mâchoire a une autre rigidité.

La vue de notre étrange couple trouble manifestement le camarade Andrieu. Moi, minable sur mes béquilles flanquée d'une véritable vision: Eve en blouson de cuir noir coupé haute couture et un collant mauve taillé dans le même tissu élastique et moiré que le justaucorps de la veille... Les bottes et les gants de conduite sont les mêmes qu'hier: mon amie les affectionne peut-être pour se livrer à ses exercices destructeurs sur les hommes. J'ai la satisfaction de penser que je suis seul à savoir que ces élégants accessoires de cuir ne sont pas des effets de la mode mais des armes.

Je me dis qu'il y a vingt ans, pareil accoutrement aurait été une provocation à couper le souffle. Mais depuis mon retour j'ai pu remarquer qu'aujourd'hui c'est tout bêtement "la mode" et que les mecs s'y sont à ce point habitués qu'ils lèvent à peine les yeux quand le genre de spectacle qui marche à mes côtés leur passe devant le nez.

Andrieu est d'abord un peu méfiant, malgré nos bonnes références.

"Etienne m'a demandé de vous mettre en rapport avec le camarade Puisaye, mais il ne m'a pas vraiment dit pourquoi vous vouliez le voir..."

J'ouvre la bouche pour lui répondre mais, comme je commence à en prendre l'habitude, Eve me devance, la voix tout à coup charmeuse et pleine de sex-appeal:

"Monsieur Puisaye a très bien connu mon père quand ils étaient au Comité Central ensemble... Je suis en train de rassembler des témoignages sur sa vie de militant en vue d'un ouvrage qui doit paraître aux Éditions Messidor... Monsieur était aussi un ami de mon père, il m'aide pour la rédaction... Je ne suis qu'une biographe amateur." Et elle ajoute un sourire à faire fondre le cœur du sinistre cavalier noir de César qui défigure aujourd'hui le carrefour de la Croix-Rouge à Paris.

Un sourire qui met le camarade Andrieu dans sa poche.

"Puisaye n'est plus permanent depuis quelque temps... Vous savez sans doute qu'il y a des problèmes ici dans la Haute-Vienne... Il est retourné à la base, comme moi d'ailleurs... Mais vous le trouverez au bowling qu'il gère, du côté de [...]. Voici l'adresse." Et il tend à Eve une feuille de papier. Je retiens difficilement mon hilarité: gérant d'un bowling! Voilà un job où doit pouvoir exceller même un ancien cadre du Parti! En même temps je me dis que je charrie, qu'il y a des types remarquables parmi eux. Mais a vrai dire, je ne soupçonne pas le camarade Andrieu d'être du nombre.

Nous prenons rapidement congé de notre informateur. La voiture, à nouveau: un plan Falk étalé sur mes genoux, nous filons vers l'adresse indiquée.

Il est à peine deux heures de l'après-midi quand nous pénétrons dans le bowling "Lucky Strike". Celui-ci vient tout juste d'ouvrir. Un joueur solitaire s'applique au bout d'une des allées: il me semble peu doué et jure à mi-voix après chaque lancer. A la caisse, un homme à la mine patibulaire s'apprête à nous vendre des tickets. Eve lui fait son numéro de charme.

"Nous ne sommes pas venus pour jouer mais pour voir Monsieur Puisaye... Vous pourriez le lui dire? Il ne nous connaît pas, mais nous venons de la part de Charles Andrieu..."

Avec un grognement incompréhensible, Mine Patibulaire quitte son tabouret et se dirige vers une porte latérale.

Eve fait mine de le suivre, mais l'autre l'arrête d'un geste et s'éloigne.

Mon oeil inspecte les lieux: le bar pas encore ouvert, les allées vides, le joueur solitaire, puis je remonte vers les poutres métalliques du hangar... Soudain je pousse Eve du coude:

"Lève les yeux un peu mais sans te faire remarquer: on nous regarde..." Elle s'exécute et elle la voit comme moi: une caméra vidéo de surveillance braquée droit sur nous.

Tandis que nous absorbons ce fait nouveau, la porte par laquelle notre homme est disparu s'ouvre à nouveau et il reparaît comme il était disparu: seul.

Il vient vers nous et dit: "Monsieur Puisaye ne peut pas vous recevoir aujourd'hui. Prenez rendez-vous par téléphone.

"Alors, prenons rendez-vous tout de suite," je lui propose du tac au tac.

"Par téléphone, j'ai dit," et il se retourne vers sa caisse en guise de congé.

"Notre affaire est assez urgente" je lui dis, dans l'espoir de l'amadouer par des moyens pacifiques... car je vois qu'Eve commence à s'énerver et j'ai un peu peur pour Mine Patibulaire.

Mais mon espoir sera déçu: "Vous m'avez entendu?" grogne l'autre.

Eve se fait câline, ce qui me donne froid dans le dos: "Oh, Monsieur, je vous en supplie, nous sommes venus de si loin..." Me faisant signe discrètement pour que je me mette derrière elle, sans doute pour que mes larges épaules et mon large imper la rendent moins visible pour la caméra de surveillance, elle s'approche de l'homme derrière son bas comptoir.

Je suis maintenant juste derrière elle, je sens très fort le mélange de sueur et d'un parfum un peu âcre que je commence à connaître... Devant tant de charme, l'homme s'amadoue mais s'apprête à réitérer son refus, quand soudain les deux bras d'Eve se détendent ensemble comme la langue du serpent de sa soeur biblique... Et cette fois je vois la prise de près: d'une main encore plus puissante que je ne le soupçonnais, Eve enserre le muscle à la base du cou dans l'étau de ses quatre doigts tout en lui enfonçant le pouce au creux de l'épiglotte; de l'autre main, elle lui saisit presque délicatement le lobe de l'oreille entre pouce et index. Sans un cri, presque sans transition visible, l'homme se retrouve le torse plaqué sur son propre comptoir, la tête tordue dangereusement vers le plafond car la paume gantée d'Eve est maintenant calée sous son nez, et deux doigts nus aux ongles effilés s'enfoncent dans ses orbites. Et tout cela apparemment sans effort, avec seulement une expiration brusque, une sorte de "haï" discret poussé par ma terrifiante amie au moment de porter sa prise: "Le cou brisé ou les yeux crevés, tu peux choisir" lui souffle-t-elle. Puis au bout d'une seconde: "Tu vois ce que je peux te faire si je veux?" sourit-elle. "Bon...je vais maintenant te relâcher et tu vas nous conduire gentiment chez ton patron, M. Puisaye. Mais je suis juste derrière toi, et au moindre faux mouvement ou si tu essaies de le prévenir, j'ai une façon d'arranger ta colonne vertébrale qui te mettra en fauteuil roulant pour le restant de tes jours." Elle accentue légèrement la torsion de la nuque..." Tu crois que je bluffe? Là, tu es à un millimètre de la mort! Je bluffe? Non?" Elle lit dans les yeux de l'homme une terreur authentique - qui peut se comprendre: la vitesse imparable de l'attaque, la force paralysante de la prise, doivent avoir quelque chose de magique, de surhumain pour qui les subit. Alors, elle le relève brusquement et le propulse plus doucement vers la porte.

Sa victime terrorisée fait comme on le lui a dit. "Pas si vite," ordonne doucement ma campagne qui songe à moi. Je vois qu'Eve a posé la main familièrement autour de la taille du gorille. J'ai l'impression que pour l'instant elle ne lui fait rien; mais je pense que cette douce pression doit suffire pour lui rappeler la terrible humiliation qu'il vient de subir.

Nous gagnons la porte et l'homme n'hésite qu'une fraction de seconde avant de composer le digi-code: un bruit discret et la porte s'ouvre. Dès que nous avons franchi le seuil, je vois Eve faire un vif pas en avant et percuter en un point soigneusement visé l'abdomen exposé de cet homme, prisonnier de sa peur; il exhale bruyamment et commence à s'affaisser; mais ma compagne n'en a pas fini avec lui: tirant par le col son patient évanoui, elle le fait tomber en arrière et culbuter par-dessus son genou tendu tout en enroulant sa jambe souple comme une liane autour de celle, massive, du gorille déchu; une savante acrobatie que j'observe sans rien y comprendre, se termine avec la tibia de l'homme placé en porte-à-faux entre cuisse et jarret gainés de mauve... Aussitôt Eve replie l'autre jambe et se laisse tomber de tout son poids: il y a un bruit écœurant de tendons dechirés et d'os qui craquent. Ma championne s'élève d'un bond: "Comme ça, il ne viendra pas nous embêter, celui-là."

Une fois de plus, la brutalité soudaine d'Eve me laisse tétanisé. Après tout, cet homme ne faisait que son travail. Le surnom qu'Etienne m'a appris me revient en mémoire: la Tueuse... Eh, oui!

Elle voit l'horreur qui se lit sur mon visage. Elle me chuchote à l'oreille: "T'en fais pas, il n'a rien senti! Il est anesthésié pour au moins deux heures avec la "main de jade" que je lui ai filé au diaphragme!"

Il y a une pointe de fierté, de joie presque gourmande dans la voix d'Eve qui me donne le frisson! "Et quand il se réveillera?" je lui demande dans un souffle.

Mais Eve s'éloigne déjà vers l'escalier en colimaçon qui s'élève au coin de cette sorte d'anti-chambre où nous sommes. Pour moi, cet escalier est comme un mur infranchissable. Eve le sait; avec une agilité de chatte, elle s'y engage: "Bouge pas, je te l'amène" souffle-t-elle avant de disparaître dans les hauteurs.

Silence. Un craquement de plancher puis la voix d'un homme:

"Qui êtes-vous? Comment êtes-vous montée jusqu'ici? Où est Raphaël? Sortez immédiatement ou j'appelle la..."

Il y a comme un bruit de lutte, très bref, un début de cri vite étouffé, puis la voix d'Eve: "Là, là, sois sage maintenant... On va descendre... doucement... cette prise est mortelle si je veux..."

J'entends les pas d'un monstre à quatre pattes dans l'escalier: c'est Puisaye qui paraît d'abord, un homme flasque et grand, d'une soixantaine d'années. Il doit peser dans les 90 kilos, mais aux mains expertes d'Eve qui lui emboîte le pas, il n'en mène pas large: une saisie aux cheveux lui écrase le menton contre la poitrine, la nuque paraissant à la limite de la rupture. En même temps son bras droit, cruellement relevé en arrière, est prisonnier d'un véritable étau de cuir, faite de l'aiselle et de l'avant-bras d'Eve, dont la main s'appuie sur l'épaule de l'homme.

Débouchant de l'escalier, Puisaye s'avance maintenant vers moi, mais la clé d'Eve l'empêche de voir autre chose que le plancher à ses pieds.

"Pose-lui tes questions... Il sait ce qui l'attend s'il ne répond pas..."

Mais ici c'est votre serviteur qui reste muet...

Il me semble qu'Eve est en train de transformer notre enquête en jeu de massacre. Par volonté de vengeance, par sadisme pur? En fait nous ne savons pas si cet homme en piteuse posture devant moi est coupable de quoi que ce soit...

"Ecoute, Eve, tu crois pas..."

"Non!" vient la réponse, sèche comme un coup de trique. "Si t'as rien à lui dire, je le liquide tout de suite..."

Une fois de plus, Eve sait calmer les doutes qui pénètrent mon esprit: son regard me dit qu'elle veut simplement faire peur à son prisonnier... et que c'est à moi d'en profiter.

Alors je m'adresse à la chevelure meurtrie:

"Ca s'est passé il y a vingt ans... Du temps du Gouvernement de l'Unité Populaire au Chili... Deux camarades ont été envoyés là-bas pour assurer la liaison avec le PCC. Tu te rappelles?"

Silence.

Au bout du bras noir qui serpente sous l'aisselle gauche et jusqu'au crâne de l'homme immobilisé, les doigts mi-gantés entortillés savamment dans les cheveux grisonnants, se crispent et tirent: un geignement étouffé échappe des mâchoires serrées.

"T'as interêt à répondre" souffle-t-elle.

Alors une voix de souffrance répond en effet: "Bon, je me souviens..."

Je poursuis mon rappel historique: "Et quand Allende est tombé, les deux camarades ont été arrêtés par les militaires... Au C.C., on aurait d'abord eu l'intention de nous... enfin de faire libérer les deux camarades... C'est vrai, ça?"

"Oui, oui... les Cubains."

"C'est ça, les Cubains... Et puis on a changé d'avis, n'est-ce pas?"

"Oui..."

"Et c'est toi qu'on a chargé de transmettre ça au secteur Amérique Latine... De leur dire qu'ils laissent tomber..."

"Oui... Mais j'étais que le messager..."

"Le messager de qui?"

"De mon chef à l'orga: Jeunepont."

"Mais il est mort!" siffle Eve, tout en appuyant sa clef de bras. Nouveaux geignements.

"J'y peux rien! Pour moi ça venait de lui."

Cette piste, Eve est contre, c'est évident. Parce que Jeunepont est mort? "Mais qu'est-ce que l'orga avait à faire là-dedans? Elle s'occupe des effectifs, des adhésions, tout ça!"

"Oui... mais Jeunepont était au B.P..."

"Il y était pas quand j'ét... enfin, il y était pas en 72..."

"Il y est monté fin '72..."

Eve trouve que je dévie: "Bon, mais pourquoi c'est pas lui qui a été le dire à l'Amérique Latine, pourquoi il fallait que ce soit toi?" elle lui demande durement.

"J'en sais rien... Toute cette histoire avait quelque chose de bizarre que j'avais jamais compris..."

Soudain, une idée me vient: "Est-ce que Jeunepont s'est rendu au Chili en 1975?"

"Comment je saurais ça? Je suis passé à la Fédé de la Seine- Saint-Denis en '74, j'avais des problèmes avec le Programme Commun... Jeunepont aussi, alors on a voulu l'entourer de camarades qui étaient dans la ligne... En tout cas, ils ont bien vu, les autres, ce que ça donnait la main tendue aux socialos!" lâche-t-il avec une amère satisfaction, et ce rappel de ses vieilles certitudes lui fait dangereusement oublier sa situation: "Mais enfin qui êtes-vous et pourquoi vous me posez ces questions?" Eve se charge de lui rappeler le rapport de forces en renforçant brutalement sa prise, devant et derrière. Cri strident mais étouffé du bonhomme.

"T'occupe!" siffle-t-elle. "C'est nous qui posons les questions!.. Qui d'autre était au courant de l'affaire chilienne?"

"J'sais pas moi..." sa réponse est à peine audible entre les mâchoires serrés.

"Attention, bonhomme..." avertit mon amie: son pouce droit se relève pour vriller sous l'oreille de sa victime en même temps que la double prise se resserre...

Le petit cri atteint une nouvelle intensité.

"Et je te ferais encore plus mal si la mémoire ne te revient pas! Qui d'autre était au courant?"

"'eut-être 'aul 'arent... Etait tou' l'temps 'ourré avec Jeunepont..."

Elle relâche un peu la pression: "Qui ça?"

Puisaye avale, puis articule: "Paul Parent..."

"Eh bé," je dis, goguenard, "là on est monté au secrétariat! Mais c'est impensable... Parent était l'ami intime de Mannoni!"

"C'est vrai," dit Eve tout bas à mon intention et j'ai cru déceler comme un hoquet entre les mots.

"Qui encore?" demande-t-elle à l'homme meurtri. Elle a relâché la pression tout à fait.

"Chais pas, moi... il y avait bien un mec qui était tout le temps avec lui, c'était pas une huile... Il était encore jeune... Mais Jeunepont l'écoutait vraiment, lui, alors que normalement, il écoutait personne!... Et pourtant, l'autre, moi j'aimais pas sa tête..."

Je pose la question évidente: "Comment il s'appelait, ce type?"

"J'ai aucune idée, jamais Jeunepont ne le présent...aagh!" Eve vient de sévir contre ce mensonge présumé. "'on! 'jure que c'est 'rai..." Eve me regarde: pour la première fois depuis que je la retrouve, il y a un doute et un questionnement dans ce regard. Je lui fais comprendre que je suis enclin à prêter foi au récit de Puisaye. Et je me dis même à part moi que dans ce cas je n'aurais pas dû laisser Eve lui démolir le portrait comme ça (sans parler de ce qu'elle a fait au caissier musclé - ça, j'essaie de ne pas trop y penser). Mais en même temps, je me demande aussi si j'aurais pu l'en empêcher...

Sur ces entrefaites, Eve relâche sa prise diabolique. L'homme s'appuie contre le mur, se tenant le bras, les yeux fermés, pantelant de soulagement, complètement hors jeu. Elle s'approche de lui, soudain pleine de sollicitude.

"Je peux faire quelque chose pour vous?"

Il fait non de la tête, veut la repousser, gémit de peur. Je sens une hésitation chez Eve, elle tend les mains vers lui, puis semble se raviser.

De l'intérieur de la remise où, pendant que j'étais resté stupéfait par sa froide brutalité, elle avait poussé le caissier-gorille, proviennent maintenant des gémissements qui me rappellent combien son employeur a de la chance! Ma compagne laisse Puisaye à son épaule meurtrie, me saisit par la manche et m'entraîne doucement vers la porte, au rythme de mes béquilles.

La prise est banale, la pression bénigne, mais chaque fois qu'Eve me guide ainsi, je ressens quelque chose de cette force savante et irrésistible à laquelle ont dû céder si prestement jusqu'ici tous ses adversaires.

(A suivre)